Comme un battement d'ailes

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Chaque bouchée de ce pain au chocolat était une merveille gustative qui me replongeait dans mon enfance. Je n’avais pas fait un pas hors de la boulangerie que j’avais déjà entamé ce trésor culinaire. Lorsque la dernière miette fut savoureusement engloutie, je sus que cette journée allait être la plus exceptionnelle de toute ma vie. Mais je n’avais pas idée à quel point !

En face, de l’autre côté de la rue principale, s’étendait le verdoyant parc municipal où joggers, flâneurs et enfants s’en donnaient à cœur joie. Mon regard s’attarda là un instant, se perdant dans le mouvement sempiternel des arbres centenaires ballotés par le vent, puis témoignant des allées et venues des citadins qui se préoccupaient chacun de leur quotidien et de leurs soucis. Mes rêveries cessèrent dès lors qu’un passant s’arrêta devant la grille du parc. C’était un trentenaire tout ce qu’il y avait de plus ordinaire aux yeux du monde, un grand brun athlétique tout de noir vêtu. Simple mais à la mode. Pourquoi avait-il alors attiré mon attention ?

Je clouais mon regard sur lui comme j’aurais agrippé mon pain au chocolat pour éviter qu’on me le dérobe. Malgré toute la discrétion dont il semblait faire preuve, il attisait ma curiosité. Je supposais qu’il attendait quelqu’un ou qu’il cherchait quelque chose. Il resta là un long moment, fouinant sans en avoir l’air de droite et de gauche, examinant la rue, les gens et les voitures stationnées le long du trottoir. Je fus pour le moins intriguée par son singulier comportement.

Après un temps de réflexion, il finit par se diriger en direction d’un jeune skateur imprudent qui roulait à vive allure, un soda à la main et un casque sur les oreilles. L’inconnu chemina à vive allure sur la même trajectoire. Mon cœur bondit en imaginant déjà ce qu’il allait advenir. Sous mes yeux, l’adolescent parvint à peine à virer de bord sur ses roulettes, n’ayant vu l’homme qu’au dernier moment. Le skateur garda habilement le contrôle de son engin mais le choc de leur rencontre renversa son soda au milieu du trottoir. S’en suivit une cascade d’injures si fracassante que je les entendis depuis mon point de mire. Curieusement, les mots semblèrent glisser sur l’homme en noir qui ne répliqua pas. Discret, il passa son chemin sans même un regard. À quoi cela rimait-il ? Pourquoi avoir voulu sciemment percuter le skateur ?

Je m’intéressai de nouveau à ce troublant personnage et le vis se positionner dans un renfoncement au bout de la rue de telle sorte qu’il pouvait espionner la suite des évènements. Mon regard repartit instinctivement en direction du parc où une vieille dame arriva à son tour avec son caniche blanc. Elle marchait d’un bon pas jusqu’à ce que son chien en décide autrement, ayant senti l’alléchante odeur du soda sur le trottoir et y risquant son museau. La femme âgée tenta de tirer sur la laisse à plusieurs reprises, sans succès.

C’est là, à cet instant précis, que je vis trois choses se produire simultanément. La première, un ballon bleu propulsé depuis le parc jusque sur la route principale. La seconde, un gamin de huit ou dix ans courant pour le rattraper. La troisième, une voiture de sport déboulant sur l’asphalte comme sur un circuit F1 depuis l’autre bout de la route. Tout alla très vite, tout semblait calculé, tout semblait prémédité, tout s’imbriquait. Pourtant, le garçon, dans sa précipitation, percuta la vieille dame et tomba sur les fesses. Bien poliment, je l’entendis s’excuser de sa maladresse alors que la voiture arrivait à leur hauteur. Les pneus crissèrent dans le virage serré et le véhicule grimpa d’un bon mètre sur le trottoir avant de redresser son cap. Le bolide ne passa pas inaperçu, tout le monde se retourna sous la peur et la surprise. Personne n’était blessé. L’accident fatal avait été évité de justesse.

Quelque chose se mit en place dans ma tête, la mécanique des évènements, le cheminement tordu du destin. Si le garçon n’avait pas heurté la grand-mère parce que son chien ne s’était pas arrêté près de la flaque de soda que le skateur avait fait tomber en étant bousculé par l’inconnu, il aurait très certainement été percuté de plein fouet par la voiture et serait mort sur le coup. Estomaquée par cette découverte, je me tournai vers l’homme vêtu de noir qui reprenait sa route comme si de rien n’était. Comment avait-il fait ? Comment avait-il su ? J’étais en pleine théorie du chaos. Un battement d’ailes de papillon…

Mue par une soudaine et extraordinaire curiosité pour cet individu, je m’élançai à sa poursuite. Je courus, slalomant entre les passants, puis traversai la route et remontai la ruelle. Il était à quelques mètres devant moi, cheminant nonchalamment. Même si je n’avais aucune idée de ce dont j’allais lui parler, je le hélais :

— S’il vous plait, attendez !

Il se retourna, intrigué. Son visage exprimait à la fois de la bienveillance et de l’étonnement. De plus près, je pus apprécier la finesse incroyable de ses traits et le caractère irréellement bleu de ses yeux qui contrastaient avec le noir de ses cheveux et de ses vêtements. Son élégance et son aura avaient quelque chose de gracieux contrairement à son regard, profond et dur.

— Bonjour, Chloé.

Je m’immobilisai. Ma voix se perdit au fond de ma gorge. Comment connaissait-il mon nom ? Je tentai d’articuler une question mais il me prit de court :

— Je t’ai vu m’observer depuis l’autre côté de la rue. Tu te demandes sans doute si tu n’as pas rêvé.

— Qui êtes-vous ? parvins-je finalement à articuler. Vous avez sauvé ce petit garçon, je l’ai vu.

— Vraiment ? Tu me prêtes bien des dons extraordinaires. Je n’ai fait que bousculer un passant.

Il avait sciemment omis de répondre à ma question. Je posai les mains sur mes hanches, plus engagée que jamais.

— Contrairement à la plupart des gens, je vois ce qui m’entoure. Vous avez empêché l’accident.

Il croisa les bras et m’observa des pieds à la tête. Son calme était olympien.

— Et tu peux affirmer tout ceci sans gêne malgré les restes de chocolat au coin des lèvres qu’apparemment tu n’as pas remarqué ? s’amusa-t-il.

— Que… Quoi ? bredouillai-je soudain.

Il indiqua le tour de ses propres lèvres d’un geste circulaire de l’index et je me décalai vers la vitrine de la boutique la plus proche pour m’inspecter le visage. Effectivement, il me restait une petite trace de mon péché mignon. Je m’essuyai convenablement avec un mouchoir en papier. Soudain, un brouhaha de klaxons et une pluie d’insultes remontèrent le long de la ruelle, me faisant tressauter. L’instinct qui sommeille en chacun de nous, celui qui nous pousse à survivre et à être à l’affut du moindre danger, celui-là même m’obligea à me retourner quelques secondes pour voir deux chauffards au milieu de la route principale. Un spectacle bien loin de mes préoccupations premières. Mais c’était trop tard. Les quelques secondes d’inattention servirent à mon interlocuteur pour s’évanouir dans la nature. Il avait tout bonnement disparu.

Ma journée aurait pu être monotone comme toutes les autres, mais c’était sans compter qu’elle n’avait pas commencé dans la banalité. Déjà, en dégustant ce merveilleux pain au chocolat matinal mais surtout et avant tout avec l’incident du parc et ma rencontre plus qu’insolite. Impossible d’oublier. J’étais devenue un témoin direct de ce qui semblait nous dépasser tous. Je ne cessai de revoir la scène défiler devant moi, de me torturer les méninges sur le pourquoi du comment. Bien sûr, comme il l’avait expliqué, il n’avait pas agi directement. Il aurait pu d’ailleurs. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Parce qu’il aurait été au-devant de la scène ? Parce que le garçon l’aurait vu, aurait compris. Cela serait passé pour un acte héroïque et non pas pour une simple combinaison de causes et d’effets, comme tous les enchainements naturels de la vie quotidienne. Jouait-il au maître derrière le rideau ? À celui qui tire les ficelles et que personne ne voit ? C’était farfelu, c’était tiré par les cheveux, mais mes conclusions menaient toujours à ce même point : il avait su ce qui allait se passer et avait sauvé la vie de l’enfant. Qui était-il ? Et comment connaissait-il mon nom ?

Je parvins difficilement à me concentrer sur mes activités de la journée : tailler et nettoyer le petit jardinet installé sur le balcon de mon studio, continuer mon carnet de scrapbooking, me plonger dans un bon livre, appeler une amie de longue date. Impossible. Impossible de profiter pleinement de mon jour de congé. Les heures défilaient et l’évènement tournoyait encore et toujours dans un recoin de ma mémoire pour resurgir inopinément. Le soir arriva et je ne tins plus. Je sortis. Je revins au point de départ, là où tout avait commencé, là où la flaque de soda gisait encore sur le trottoir, brillant à la lumière du réverbère à présent allumé. L’inconnu avait octroyé à ce petit garçon le droit de continuer à vivre. Cette nuit, il ferait de jolis rêves auprès de ses parents.

Quelqu’un avait dû le prévenir qu’un chauffard allait prendre la route d’assaut. Mais cela n’expliquait pas comment il avait su que le garçon allait perdre le contrôle de son ballon à l’instant même où la voiture passait aux abords du parc. Je tentai de déchiffrer le mystère, de trouver des réponses, de mettre en place les éléments du puzzle et voir ce qui m’avait échappé. Mais je ne trouvais rien. Il y avait tant d’inconnues à cette équation que c’était peine perdue. J’avais la ferme conviction que l’homme en noir était le seul à connaître la vérité. Mais il avait disparu. Je soupirai. C’était une perte de temps. Je devais oublier cette histoire avant qu’elle ne me rende complètement marteau. Parfois, il n’y a juste pas de réponse.

Je remontai la rue et décidai de faire une petite balade pour me rafraîchir les idées. À quoi bon vouloir chercher plus loin ? Demain, le train-train de mon boulot d’architecte reprendrait ses droits comme si cette journée n’avait pas compté, n’avait pas même existé, alors je pouvais bien encore m’accorder un instant de répit. Je marchai. La nuit finit par tomber et il ne resta pratiquement plus personne dans les rues. La circulation aussi s’était arrêtée, la ville s’endormait. Il devait être tard. Il me fallait rentrer moi aussi. Mais alors que j’allais rebrousser chemin, je vis une silhouette assise sur le muret de l’enceinte arrière du parc. La silhouette était cachée dans les ombres, on la remarquait à peine. Mince, élancée, et vêtue de noir. C’était lui, à n’en pas douter. Immobile, le regard levé vers les fenêtres éclairées du deuxième étage de l’immeuble juste en face. Je m’arrêtai sans bruit à quelques mètres. Il semblait absorbé par ce qu’il regardait. Je suivis son regard. Il n’y avait rien, rien que de la lumière provenant des plafonniers et quelques ombres attestant de la présence de résidents.

Il sortit de sa poche ce que je crus d’abord être une pièce de monnaie et qui en réalité était beaucoup plus grande et recouverte d’or. Une petite montre à gousset. L’objet brillait tel un trésor, captant les lumières éparses de la ville. Il le roula un instant entre ses longs doigts fins, comme pour en apprécier le relief et la forme, comme pour s’imprégner de ce qui allait se jouer devant lui, être certain de bien calculer son coup. Il sauta ensuite de son perchoir pour traverser la rue déserte sur quelques mètres et déposer la montre à terre. Elle émit un léger tintement métallique. Je ne savais plus si je devais me concentrer sur l’homme, sur les fenêtres éclairées, ou sur la montre abandonnée.

Quelques secondes à peine après que l’inconnu soit retourné à sa cachette, un quinquagénaire ventripotent tourna à l’angle d’une rue perpendiculaire pour s’engager sur le trottoir d’en face. Mon regard s’extasia. Qu’allait-il de nouveau se produire ? Il était la cible, c’était évident. J’entendis alors des éclats de voix s’élever depuis le second étage de l’immeuble, puis un bruit sourd retint toute mon attention. Tout se passa très vite. Une ombre massive surgit de l’une des portes-fenêtres donnant sur le balcon. Un objet volumineux traversa la fenêtre, explosant la vitre. Son poids démit les vieilles armatures rouillées du balcon qui se déchaussèrent de la façade. Le piano venait d’emporter avec lui le garde-corps en fer forgé. Tous deux s’écrasèrent en grand fracas sur le trottoir, éraflant une voiture stationnée là.

Mon cœur bondit d’incompréhension et de peur. Je me tournai derechef vers l’homme qui était en train de remonter la rue. Il s’était arrêté devant l’objet mystérieux, s’était baissé pour le ramasser et le contempler. En cas contraire, il aurait été écrasé sous un amas de bois et de fer. Il serait mort sur le coup. L’effondrement l’alerta lui aussi. Il fut témoin de la catastrophe d’un œil effaré, se rendant compte qu’il aurait pu se retrouver en dessous. Sans demander son reste, mû par l’effroi, il s’en fut bien vite, le petit trésor en poche.

L’homme en noir retrouva d’un saut le plancher des vaches. Sa fine silhouette se noyait presque dans la nuit.

— Il est tard Chloé, tu devrais déjà être rentrée, dit-il en m’ayant certainement repéré depuis mon arrivée.

J’éludai sa remarque et demandai :

— J’espère que vous ne teniez pas trop à votre montre à gousset.

— C’était la sienne. Il l’avait égaré dans le métro quelques jours plus tôt.

Le voisinage et les propriétaires du piano sortirent dans la rue mais le reste de l’histoire m’importait peu. Je m’élançai à la suite du sauveur qui avait déjà repris la route à grands pas.

— Tu es têtue Chloé, s’amusa-t-il.

— Comment est-ce que vous connaissez mon nom ? Et vous allez m’expliquer comment vous faites, oui ou non ?

Son tendre sourire s’élargit.

— Je suis certain qu’au fond de toi, tu as déjà la réponse.

Sa voix était toujours posée, tranquille, comme si rien ne pouvait le mettre en colère.

— Absolument pas.

Tout en marchant, il m’adressa un regard doux et bienveillant comme il en avait le secret. Nous rebroussâmes chemin et je compris que nous nous dirigions vers chez moi. En plus de savoir mon nom, il connaissait mon adresse. Devais-je commencer à m’en inquiéter ? Au fond de moi, quelque chose me dictait que ce n’était pas lui le grand méchant loup dont il fallait se méfier en ce monde. Mes pas finirent par stopper devant les escaliers menant à mon immeuble.

— Croyez bien que c’est un effort monumental pour moi de ne pas vous harceler de questions, dis-je en montant les marches du perron tout en fouillant dans mon sac à la recherche de mes clés.

— Bonne nuit, Chloé.

— Non, attendez, je…

Je fis volte-face. Une fois de plus, il avait disparu dans la noirceur de la nuit. C’était comme s’il n’avait jamais existé, que je me parlais à moi-même depuis le début. Alors que je soupirai de frustration et que j’allais rentrer chez moi, je remarquai à mes pieds une plume d’un blanc immaculé. Je m’accroupis pour la récupérer et l’observer de plus près. C’était une rémige d’une cinquantaine de centimètres. Elle était magnifique, illuminée de l’intérieur. Bien trop grande pour appartenir à un oiseau urbain… ou même à un volatile connu. Je continuai à la contempler, hypnotisée par sa pureté, tout en regagnant le cocon chaleureux de mon petit chez moi. Avec la fatigue, des idées bien plus absurdes se bousculèrent dans ma tête. Était-il un devin ? Un sorcier ? Un ange ? Finalement, je fus happée par le sommeil et n’en subsista de cette journée que la douceur des traits de ce céleste inconnu et de sa singulière individualité.

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