Krakola
Krakola croque dans un Granola. Des miettes tombent sur sa robe verte vomi.
— Tu sais, p’t’être que ça se passera bien, avec Sulvia.
Elle relève la tête. DonDon louche pour la faire rire. Elle ne rit pas.
— Peut-être qu’elle te dira, “Mais moi aussi je te veux, Krakola !”, qu’elle t'appellera ma petite cracotte, que vous croquerez des Granola ensemble.
Le bas de sa robe s’élève légèrement face au vent. Elle glisse ses mains dessus, sent sous ses doigts la médiocrité du tissu rêche. Un ciel sans étoiles est au-dessus de leur tête, un triste plafond. À quelques mètres d’eux, la maison de Sulvia, avec sa fête et ses amis. Des bribes de musique leur parviennent aux oreilles, la lumière des projecteurs leur crève les yeux. Krakola baisse son regard et s'assoit sur une balançoire, accrochée à la branche flétrie d’un cerisier pourri par les champignons parasites.
Elle se balance mal, comme un oisillon apprenant à voler. Elle devine le regard de DonDon, qu’elle ne connaît que depuis une demi-heure. Elle était sortie prendre l’air, ses entrailles voulaient sortir par sa bouche, et il était là, juste à côté de la porte, comme un invité refusé, dans son costard boueux. Elle lui a proposé un Granola et ils ont commencé à parler. Elle sait qu'il s’appelle DonDon et qu’il a son âge.
Krakola s’envole, prend une fausse assurance, des ailes d’argile, et s’approche trop près du soleil.
— Kra’, tu devrais te laisser aller. C’est qu’une demande.
Son estomac bondit, cherche à remonter dans sa gorge. Elle plaque ses mains contre son ventre, s’arrête dans son envol. Elle s’arrache les ailes.
— Tais-toi.
DonDon se glisse derrière elle.
— Qui, moi ou ton ventre ?
— Les deux.
Il rit. Krakola a envie de vomir ses tripes sur DonDon pour qu'il se taise. Elle s’empiffrera de Granola jusqu’à ce qu’elle en vomisse sur ses godasses. Elle sera la reine du vomi, dans sa petite robe verte répugnante.
DonDon la pousse, lui redonne de l’élan. Vole, lui dit-il peut-être. Elle relève les yeux au ciel, voit la toile noire, pense qu’elle peut la décorer. Mais DonDon la pousse trop fort et elle s’écrase contre le sol humide. La boue recouvre son visage, sa robe. Elle reste allongée, observe le cadavre d’un escargot que sa chute a écrasé.
— Tu vas bien ?
Elle sera la reine du vomi, comme elle sera la reine de la boue et des escargots morts.
— Peut-être que tu vas pas bien en fait.
Elle rit. Un peu de terre rentre dans sa bouche. Elle s’étouffe et crache. Elle voit les chaussures cirées de DonDon marcher sur l’escargot.
— Tu vas te relever ?
— Non, murmure-t-elle contre la terre.
— Tu veux que je te relève ?
— Non.
DonDon s’allonge à ses côtés, joue contre terre.
— Comme ça on est à égalité.
— Peut-être.
Son ventre gargouille ; elle n’a pas mangé depuis hier matin. Elle se demande ce que Sulvia a mangé. A-t-elle mangé ? Il faut qu’elle mange.
— Il faut qu’elle mange, répète-t-elle.
La pluie vient. Ils ne bougent pas. Une question brûle les lèvres de Krakola.
— Tu crois qu'ils nous retrouveront ?
— P’t’être.
— Ils disent que Sulvia est trop bien pour moi.
— P’t’être.
— C’est égoïste, car même en sachant ça, je veux lui demander. Je veux être égoïste mais mon ventre m’en empêche, il me punit pour chaque pensée trop personnelle, comme si j’étais un produit dont le but était de faire plaisir à tout le monde.
— Tu n’es pas un produit de consommation.
— J’ai parfois l'impression de l’être.
Son estomac se bloque dans sa gorge. Ses yeux lui piquent. Elle se met face contre terre.
— Je veux tout oublier et refaire ma vie.
DonDon met un temps à répondre. Krakola croit d’abord qu'il n’a pas entendu.
— Tu peux le faire avec Sulvia.
— Acceptera-t-elle ?
— Peut-être.
Elle se retourne, maintenant dos à la terre, elle sent la pluie lui nettoyer le visage. Un ver de terre délogé se promène sur son front.
— Je m’enfuirai.
Elle ajoute :
— Peut-être.
Les larmes coulent douloureusement. Elles se mélangent à la pluie.
— Si tu t’enfuis, je te couvrirai. Je dirais que tu es morte, disparue pour de bon, pour qu’ils arrêtent de te chercher.
— Pourquoi tu fais tout ça pour moi ? On ne se connaît même pas.
— Pas besoin de se connaître pour s’aider.
— J’ai besoin de savoir. Qui es-tu, en réalité ?
— Je suis DonDon.
C’est la pire et la meilleure réponse possible.
— Je suis Krakola.
— Bonsoir Krakola. Vas-tu lui dire ?
— Peut-être.
Elle ferme les yeux, se laisse bercer par la pluie. La musique de Sulvia devient lointaine, comme d’un autre monde. Les lumières ne brûlent plus les yeux.
— Je recommencerai ma vie, souffle-t-elle à la pluie.
— Tu recommenceras ta vie.
— Avec ou sans Sulvia.
— Avec ou sans elle.
— Car peut-être que…
Je suis libre.
Son estomac se tord. Une remontée acide lui agrippe la gorge. Elle se relève, l’estomac battant comme un cœur.
DonDon n’est plus là.
Elle a encore tout gâché.
— DonDon ?!
Peut-être est-il rentré chez Sulvia. Alors elle rentre, honteuse dans sa boue, reine de rien du tout.
— Vous auriez pas vu DonDon ?
Sa voix se noie sous la musique. Alors elle crie jusqu’à saigner ses cordes vocales :
— VOUS AURIEZ PAS VU DONDON ?
Les projecteurs l’agressent, mais elle tient bon. Le ver de terre s'enfuit. Elle s'apprête à crier une nouvelle fois quand :
— Y’a personne qui s’appelle DonDon ici.
Dans sa belle robe rose, Sulvia, avec ses cheveux blonds, ses yeux chocolat-Granola, ses taches de rousseurs. De toute sa grandeur, elle s’approche d’elle, claque sa langue contre son palais.
— T’es toute boueuse, assène-t-elle. Tu t’es roulée dans la terre ou quoi ?
— Pardon.
Sa voix est minuscule, tous les regards sont sur elle. Son ventre se resserre, sa gorge s’assèche. Elle s’humecte les lèvres, en vain.
— Écoute, si t’as rien pour te changer-
Elle vomit sur Sulvia.
Sulvia hurle. Tout le monde hurle. Krakola est la reine du vomi, recouverte de boue et d'escargots écrasés. Elle est pliée en deux, crache tout ce qu’elle a à cracher, et même plus. Sa respiration est hachée, on l’a pressée comme un citron, elle n’a plus rien en elle.
Alors, comme tout est fini, elle se retourne et marche, sous les cris de la foule. On dit que peut-être, elle devrait disparaître. Ses talons hauts claquent contre le sol marbré, puis s’enfoncent dans la terre meuble. Elle les enlève, les garde un instant dans ses mains, puis les jette. Elle marche droit devant elle. Sa respiration s’accélère. Elle court. Le vent lui fouette le visage. Ses cheveux désordonnés tombent devant ses yeux. Elle piétine les fourmis et les autres petites bêtes. Elle est une reine tueuse.
Arrivée au bout du jardin, séparée par une petite barrière, la route noire, avec ses cratères. Elle passe par-dessus, ses pieds glacés et terreux rencontrent le bitume.
— Merci DonDon.
Elle court. Elle court sur les cadavres de bêtes renversées, à travers les nids de poule. Elle court à côté des accidents de la route, sur les bris de verre. Elle court jusqu’à ne plus sentir ses jambes, jusqu’à ce qu’elle perde son souffle, jusqu'à ce que son ventre se taise. Elle court jusqu'à peut-être trouver ce qu'elle cherche.
Krakola ne s’arrêtera jamais de courir.
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