Pobre diablo

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  Je jette un énième coup d’oeil à l’horloge murale. Neuf minutes. Plus que neuf minutes avant la délivrance. El jefe, Alberto, nous motive pour accélérer la cadence. Quand je dis “motive”, c’est ironique bien entendu. On ne va jamais assez vite à son goût et il nous traite comme des bons à rien. Je bosse dans une usine. Du lundi au vendredi, de cinq heures du matin à treize heures. Huit heures durant, des boîtes défilent devant moi et mon boulot consiste à coller sur chacune de ces boîtes une étiquette. Pas n’importe comment, cela va sans dire. L’étiquette, de vingt-un centimètres par quinze, doit être parfaitement positionnée en haut, à droite. Il y a des jours où je regrette d’avoir rien foutu à l’école et la plupart du temps, j’ai l’impression que je vais devenir complètement cinglé.

  Treize heures. La chaîne s’arrête. L’équipe du matin laisse place à celle de l’après-midi. Après un rapide passage par les vestiaires, je dis au revoir aux collègues et file vers ma bagnole. Je démarre en trombe, laissant derrière moi l’enfer des boîtes. C’est vendredi, j’ai besoin de me vider la tête. Personne ne m’attend chez moi et je n’ai pas la moindre envie de me retrouver entre quatre murs.

  Je roule pendant plusieurs heures. Les quartiers défilent, colorés et bruyants. Au bout du chemin, enfin, la récompense. L’océan pacifique s’étale devant mes yeux. Je me gare, impatient de sortir de mon étau de ferraille. Le soleil réchauffe instantanément mon corps. Je ferme les yeux, offrant mon visage aux caresses du vent.

  Je repère un petit resto à quelques mètres de la plage, el Pobre Diablo. L’endroit, peu fréquenté à cette heure-ci, ne paye pas de mine. La peinture est défraîchie et le mobilier a certainement connu des jours meilleurs. Mais les odeurs qui s’échappent de la cuisine me donnent l’eau à la bouche. Je réalise soudain que mon estomac crie famine. Je m’installe à l’arrière, sur la terrasse qui donne directement sur la plage, et je commande une jalea. Le service est rapide et le plat copieux. Putain, c’est trop bon. Je n’avais rien mangé d’aussi délicieux depuis des lustres.

  Je termine tranquillement ma deuxième bière lorsqu’un type s’installe à quelques tables de la mienne. Son visage me semble vaguement familier, mais j’ai beau fouiller ma mémoire, rien ne vient. Son regard croise le mien et l’expression sur son visage change brusquement. Quelque chose m’échappe, un sentiment de malaise m’envahit peu à peu. Mon cœur s’emballe. La peur gagne tout mon corps quand je le vois se lever pour se diriger vers ma table. Je voudrais fuir mais je reste cloué sur place. Sans se presser, il prend place devant moi.

  - Je savais que je finirais par te retrouver.

  Je me réveille avec le bruit des vagues et le cri des oiseaux. Difficile d’ouvrir les yeux avec ce soleil qui cogne. Je réalise que je suis allongé sur le sable, près des rochers. Une douleur sournoise me vrille la tête alors que je tente péniblement de me relever. La plage semble déserte. Qu’est-ce que je fous là ? C’est le trou noir. Brutalement, quelques bribes de souvenirs reviennent. Le resto, le mec. J’ai l’impression d’avoir une gueule de bois carabinée. Tout ça pour deux malheureuses bières ?

  - Eh, ça va gamin ?

Je sursaute. La question a été posée par un homme dont le visage est mangé par une barbe hirsute.

  - Disons que ça ira mieux plus tard.

Il continue son chemin sans me prêter plus d’attention.

  - Attendez ! Vous pouvez me dire quelle heure il est ?

Il regarde sa montre et m’annonce qu’il est treize heures.

  - On est samedi ?

  - Non, mon gars, dimanche.

Il me lance un dernier regard avant de s’éloigner. Dimanche ? Impossible. J’essaie de démêler les images qui se précipitent dans ma tête, mais tout est flou. Je me relève à la hâte et je tâte mes poches. Mon fric est toujours là, contrairement à mes clés qui ont disparu.

  Je remonte en direction du resto dans l’espoir d’obtenir des réponses. Pas de bol, les volets sont baissés. Ce boui-boui est manifestement fermé le dimanche. Je constate que ma bagnole est toujours sur le parking, exactement là où je l’ai garée il y a deux jours. En m’approchant, je remarque que la vitre côté conducteur est baissée et que la clé est sur le contact. Même bourré, je n’aurais jamais laissé la vitre baissée et la clé sur le contact. S’il y a une chose à laquelle je tiens, c’est ma bagnole. Je fais le tour du véhicule. Le pare-chocs est sacrément abîmé. Je passe ma main sur la partie enfoncée sans trouver d’explication. La gorge serrée, j’ouvre le coffre, m’attendant presque à y trouver un cadavre. Nada. Je m’installe derrière le volant et je démarre. Je jette un coup d’œil à la jauge d’essence. Merde, le réservoir est presque à sec. Dans la mesure où j’ai fait le plein jeudi soir, c'est incompréhensible. Pendant ces deux derniers jours, il s’est passé quelque chose. Il s’est forcément passé quelque chose. Mon cœur bat à toute vitesse. J’ai du mal à contrôler ma respiration. L'angoisse s’insinue dans mes veines et contamine tout mon corps.

  Je reprends la direction de la ville. La circulation est relativement fluide. Je m’arrête à la première station essence qui se présente sur mon chemin. Tandis que le pompiste fait son boulot, j’aperçois soudain mon reflet dans le rétroviseur. J’ai vraiment une gueule à faire peur. Avec des cernes pareils, on croirait que je n’ai pas dormi depuis une semaine.

  Lorsque je rentre chez moi, je suis soulagé de retrouver un semblant de normalité. Néanmoins, l’angoisse reprend rapidement le dessus. Je ressens une soif terrible. Ma bouche est aussi sèche que du papier. Je saisis une petite bouteille d’eau que je vide en quelques secondes. Je me sens littéralement épuisé, mais je ne pourrai pas dormir si je ne me débarrasse pas de la saleté qui me colle à la peau. Je me glisse dans la salle de bain et je jette mes fringues à même le sol. Le mince filet d’eau est à peine tiède. Je remarque soudain la rougeur de l’eau qui coule à mes pieds. En me précipitant hors de la douche, je trébuche et je manque de me fracasser le crâne contre le lavabo. Debout devant le miroir, le mot ASESINO apparaît sur mon torse. Non, non… La panique s’empare de moi, j’ai l’impression d’étouffer. De ma main droite, j’essaie de faire disparaître les sept lettres qui ont manifestement été écrites avec un gros feutre rouge. J’ai beau frotter, rien ne s’efface.

  Le bruit de mon portable interrompt mes efforts. J’ai reçu trois messages. Je ne reconnais pas le numéro. Le premier message comporte une seule phrase. Je savais que je finirais par te retrouver. Le deuxième message contient la photo d’un article de presse remontant à presque deux ans.

UNE JEUNE FEMME MORTELLEMENT FAUCHÉE, LE CHAUFFARD EN FUITE

Le drame s'est déroulé à Los Olivos, peu après 20h00 dans la soirée de jeudi. Une jeune femme de 19 ans a violemment été percutée par une voiture alors qu’elle traversait la rue à pied. Projetée à plusieurs mètres, la victime, grièvement blessée, est décédée sur place. Selon les déclarations du frère de la jeune femme, présent sur les lieux au moment de l’accident, le conducteur du véhicule, un homme d’une vingtaine d’années, s’est enfui quelques minutes après la collision. Une enquête a été ouverte.

  Troisième message. Cette fois, c’est une vidéo. Malgré la peur qui me tord les boyaux, je ne peux m’empêcher d’appuyer sur play. Je vois apparaître mon visage sur l’écran. C’est la vidéo de ma confession. Je suis coupable. C’est moi qui ai tué cette fille. Et j’ai fui, pour sauver ma peau. Je comprends que ces aveux m’ont été extorqués par le frère de la victime. Le type du resto. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont il a orchestré tout ça. Ce qui est sûr c'est que je suis foutu.


  Je me réveille en sursaut. Mon corps dégouline de sueur et mon rythme cardiaque frôle des sommets. Un cauchemar. C’était juste un cauchemar. Je tente de calmer ma respiration. Je me lève pour aller à la cuisine pour boire un peu d’eau. Encore traumatisé par le mauvais rêve, je relève mon tee-shirt. Aucune inscription au feutre rouge. D’une main tremblante, j’attrape mon portable. Pas de message. Je sens mon corps se détendre. Il ne m’a pas retrouvé.

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El jefe : le chef

Nada : rien

Asesino : assassin

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