Ankou et Korrigans en Presqu'île 

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Avez-vous déjà entendu parler de Oberour Ar Marv (le Faiseur de Mort) ? Ou encore de Karrigell An Ankou (le Char de l'Ankou) ? Laissez-moi vous plonger dans les légendes de la Presqu'île de Crozon.


 Comme toutes les années je passe la semaine de la Toussaint dans la vieille maison familiale, en Presqu'île de Crozon, un petit penty aux murs de schiste, isolé dans le hameau de Kermeur. D’habitude, j’aime entendre le vent et l’océan qui hurlent, mais pas cet après-midi. Les volets battent contre la façade comme des coups de poing rageurs, bien trop forts pour être réconfortants.

  J’ai besoin de marcher, de m’éclaircir les idées. C'est ma routine : j'enfile mes bottes, je prends le sentier à travers la lande, je remonte jusqu'à Pen Hir. Une marche comme d'habitude.

Mais aujourd'hui, Camaret a choisi de ne pas être ordinaire.

  En quelques minutes, le vent entraîne un brouillard dense, violent, qui engloutit complètement le paysage. Une brume épaisse, lourde, qui sent l'embrun et la terre mouillée. Mon téléphone affiche "Aucun service" comme d'habitude mais pour une fois cela me dérange, et je réalise que je ne suis plus sur ma randonnée habituelle, mais dans un piège gris et silencieux.

  Je ralentis le pas, mes bottes s'enfoncent dans le sentier. La seule chose qui parvient à percer le silence ouaté, c'est le bruit régulier de mes pas et le vent qui s'est maintenant tu, comme s’il retenait son souffle.

  Je m'arrête devant un amas de roches couvertes de mousse et de lichen. Un dolmen décapité par le temps, un vestige où les Druides antiques auraient autrefois mené leurs rites. C’est le genre d’endroit où ma grand-mère, native du coin, dit que le voile entre les mondes est mince.

  Alors que je contourne la pierre sacrée pour tenter de retrouver un balisage, un son s'élève du cœur de la brume. Ce n'est pas le vent, ni les vagues. C'est un bruit de bois et de ferraille, irrégulier, lancinant.

« Wig ha wag... wig ha wag... »

  Mon sang se fige. Ce n’est pas le bruit d’une charrette agricole. C’est la plainte sinistre, le son le plus effroyable de toute la Basse-Bretagne : la Charrette de l'Ankou (Karrigell an Ankou).

L’Ankou, le serviteur de la Mort, vient ramasser une âme. Ici. Maintenant.

  Je sais que le croiser signifie que ma dernière heure ou celle d'un proche est à la porte. Je me plaque contre le dolmen, espérant que la pierre, censée contenir des protections celtiques, me masquerait.

  Le wig ha wag s'intensifie, semble venir droit sur moi, puis s'arrête net, juste de l'autre côté du rocher. Un silence terrifiant suit, plus lourd que le brouillard.

  Une voix minuscule, comme un grelot cassé, rompt la tension. Elle vient du pied du dolmen, d’une crevasse obscure.

« Ça alors ! Regardez-moi cette jolie mortelle figée de peur devant une vulgaire panne d’essieu ! »

  Une petite créature se hisse hors de l'ombre. C’est un Korrigann, sa peau tannée de vert-de-gris, les yeux brillants d’une malice ancienne. Il porte un chapeau fait d'une feuille de houx tressée.

« Tu as cru que c'était le grand Ankou qui venait pour toi ? » Il glousse, secouant la tête. « Non, non. Il est à pied. Son commis a mal réglé l’essieu près du Chaos de Ty-Vir. Il est de mauvaise humeur car il a peur de salir son linceul dans la boue. Il est là, à pester, mais il ne bouge plus. »

  Le Korrigann, qui se présente comme Erwan, le gardien de ce passage, saute sur ma botte et me regarde avec sérieux.

« Bon, Morgane de Kermeur. Le chemin est impraticable pour toi. Mais tu t'es arrêtée près de mon dolmen, et cela mérite un droit de passage. Tu dois répondre à une énigme. Réponds bien, et je te montre le chemin pour éviter l'Ankou en colère. Réponds mal, et tu devras danser avec moi jusqu’au lever du soleil. »

  Mon cœur bat moins vite. L'idée de danser avec un lutin me paraît étrangement moins terrifiante que de rencontrer la Mort.

« Vas-y, » dis-je d’une voix rauque.

  Erwan se redresse, sa petite couronne de houx tressaille.

« Qu'est-ce qui est invisible, mais que le vent ne peut bouger ? Ce qui est toujours proche, mais qu’on ne peut toucher. Ce que le Druide respecte, et que l’Ankou doit récolter. »

  Je me concentre, ignorant le faible wig ha wag qui reprend au loin. La réponse doit relier l'antique et le destin. La force vitale...

« L’âme ? »

Le Korrigann soupire, tapant du pied de dépit. « La vie était la meilleure réponse ! Mais l’âme... c'est vrai, elle est invisible et l'Ankou la récolte. Hum. J’imagine que tu as gagné, par la triche sémantique ! »

  Il me désigne une fente sombre dans le dolmen, d'où émane une très faible lueur verte.

« Ne suis pas le sentier habituel. Glisse-toi là. C’est un vieux passage des nôtres, il te mènera directement à la route côtière, loin de la charrette en panne. Et surtout : ne fais pas demi-tour, sinon tu ne pourras plus jamais t'arrêter de danser ! Maintenant, va ! »

  Je jette un dernier regard au Korrigann. Puis, sans plus d'hésitation, je me glisse dans l'ouverture. Derrière moi, le dolmen et le brouillard se referment, ne laissant que le faible écho du wig ha wag et le souvenir étrange d'un petit être malicieux. Je reprends ma marche, mais je sais que ma routine dans la presqu'île de Crozon ne sera plus jamais comme d'habitude.

  Je débouche sur la route côtière, le cœur battant, le brouillard s'étant dissipé aussi vite qu'il était apparu. Je me précipite jusqu'à la maison.

  À la lumière du salon, je me déshabille et jette mes vêtements sur une chaise. C’est seulement en retirant ma botte que je remarque quelque chose de coincé dans le lacet. Une petite feuille de houx, tressée grossièrement, mais intacte. C'est le chapeau du Korrigann.

  Je le ramasse, une vague de froid me parcourant l'échine. Le lutin n’a donc pas tout à fait menti : il a bien prélevé son droit de passage. Je repose la petite couronne de houx sur le manteau de la cheminée.

  Dehors, le vent reprend son hurlement habituel, mais il me semble que, dans le bruit des vagues qui s’écrasent sur les falaises, je peux désormais entendre, bien plus loin que l'écho de la tempête, un faible et lancinant wig ha wag... Un son qui ne me quittera plus.

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