Le Penseur
J’angoisse.
Dois-je ou ne dois-je pas, telle est la question. Depuis le matin, je crois. Ou bien était-ce hier soir ? Je ne sais plus, j’ai un doute. Je suis là, en tout cas, sans rien avoir dormi, planté dans mon canapé sans âge au soleil couchant, avec ma biscotte toujours pas beurrée dans une main et mon café froid dans l’autre. Mon chat me regarde perplexe et se met à miauler sa race de ses morts de faim (encore, me direz-vous). Ah oui, tiens, j’ai oublié de le nourrir ce cabot. Mais depuis quand au fait ? Je ne le sais plus. Pâtée ou croquette, c’était ça la question. Je crois... Pour la biscotte, c’était beurre ou margarine 0% ? Pour le café, avec ou sans rhum ? Je ne sais plus, je crois que je suis au bord du nervûsse breakdonne façon Tony Soprano, car j’ai la lippe qui se met à trémuler façon Fernandel, le cœur qui tachycarde supraventriculairement paroxystiquement façon Emil Zátopek finissant un énième marathon à fond de balle, les z’œils qui s’humidifient façon Lydia par Man Ray, alors je vois flou tout tremblant mon chat qui fulmine la queue droite et le regard mauvais, c'est un peu facile, il est toujours de mauvais poil le bestiau. Et moi de me poser une énième question à laquelle je ne saurais pas répondre de toute façon (oui, je sais les répétitions, mais le doute, l’angoisse, l’angoisse du doute), ce qui m’achève complètement : mouchoir en papier ou bien en tissu ?
Dans mon désespoir, perdu dans mes hésitations abyssales, à deux doigts de prendre rendez-vous avec le bon docteur Knock, je crois entendre sonner. Ou ne serait-ce pas plutôt carillonner ? AaaaâAÂh ! Soupiré-je dans un cri. Nouvelle crise de pleurs façon Baby Herman en ouvrant la porte, en calcif ou en slibard, je ne sais plus, pas plus s'il était à l'endroit ou à l'envers, et en chaussettes, dépareillées, je n’ai pas su choisir. Il y a des jours comme ça où rien ne va.
‘Jour, c’est l’livreur, on a un colis pour vous, signez en bas, merci m’sieur ! qu’il me fait l’olibrius à casquette de traviole avant de décarrer. M’a-t-il dit seulement bonjour l’animal ?
Rien compris.
Et je me retrouve à être le récipiendaire du Penseur de Rodin, là, comme ça. Si. Genre, j’en avais grandement besoin, je trouve, surtout maintenant, moi qui confuse si sec, prêt à mettre la vieille sous le banc. Alors je sue sang et eau pour l’amener dans mon salon sans trop esquinter le parquet et ce sera complétement raté, devant la télé, face à moi, le pesant. Et nous nous contemplons ainsi en miroir. Pendant des heures. Interminables. Mon chat en oublie de râler et nous regarde à tour de rôle se demandant bien ce qui peut être drôle là-dedans à part rien du tout. Mon chat n’est pas toujours très bon public faut dire, grand bien lui fasse. Mais moi, au pensif, je lui pose en silence plein, plein, plein de questions de celles qui tourbillonnent dans ma tête depuis des lustres et lui, impassible et inerte, me laisse me répandre dans mes vagues d’incertitudes. Et petit à petit le calme se fait en moi. Petit à petit, tout s’apaise, je parviens lentement à arrêter de renifler ma morve liquide et translucide et me mouche enfin avec l’avant-bras. Je regarde entre mes genoux clairs et cagneux mes chaussettes, une blanche (bon, disons grise), l’autre carrément indéfinissable avec un trou au gros orteil et qui m’arrive à mi-mollet, et je trouve ça cocasse et je rigole un coup du bout d’un coin de lèvre. Je regarde lentement autour de moi, le soleil se lève et une forme de soulagement m’envahit. Je mords dans ma biscotte pas beurrée, bois une grande rasade tiède de rhum sans café, et souris de bien-être et d’un profond je-m’en-foutisme aigu des familles comme on n'en fait plus dans les campagnes. Une autre rasade au goulot de rhum, guillerettement. Allez, deux. Je m’approche de la statue iconique et atonique, avise le bon de livraison et appelle le numéro mentionné dessus pour dire que le mec qui a coulé son bronze chez-moi peut venir rembarquer sa bouse qui pèse son poids, ça encombre, et en plus je n'ai rien demandé, donc ouste !
Ah oui, au tour du chat maintenant. Ce seront des croquettes et si ça ne lui plaît pas, il ira comme d’habitude bouffer chez la voisine, non mais oh !
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