Chapitre 1 : La chute de la couronne
« Votre Majesté, les portes de la ville ont cédé. Beaucoup de soldats sont blessés, capturés ou tués, les troupes sont affaiblies et elles ne tiendront pas le siège du rempart intérieur. Il nous faut vous protéger. Nous avons envoyé un message à votre frère. »
Bruder Heartmord leva la main pour demander le calme. Devant lui, la carte de son territoire était recouverte de pions rouges et noirs, ces derniers étaient plus nombreux et entouraient maintenant la forme représentant la ville. La salle demeura plongée dans un silence de plomb pour le laisser se concentrer, tant que j’entendais mon cœur battre dans ma poitrine. Chacun, même moi, retenait son souffle de peur.
Soudain, il bougea une figurine. Ce geste résonna dans toute la pièce, à la fois par son bruit mais aussi par sa signification. Elle représentait une épée, lame vers le haut, sortant d’une couronne. Le roi se mêlerait au combat, jusqu’à la mort pour ses sujets. « J’irai voir l’envahisseur. S’il prend ma ville, je dois lui montrer que je ne me laisserai pas faire. » Sa voix était profonde et se répercutait sur les murs en pierre.
« Mon roi ! C’est absurde, l’ennemi n’a pas mis trois jours pour piller tous nos champs et nos campagnes. Il vaut mieux protéger nos défenses ainsi que votre tête. Nous avons assez de provisions pour tenir le siège dans la forteresse. Sans vous, nous ne pourrions pas contre-attaquer après l’invasion.
— Ne contestez pas mes ordres, Gunnar ! Sous-entendez-vous que je serais incapable de défendre le fort ? Pensez plutôt à protéger votre reine. S’il lui arrivait quelque chose, les renforts de son frère ne viendraient jamais. Si je suis lâche, mon peuple ne me suivra plus. Il est de mon devoir de combattre et de satisfaire l’honneur de mes ancêtres. J’ai protégé mes terres… »
Je m’écartai des portes entrebâillées, la situation était aussi critique que le laissaient sous-entendre les cris dehors. Elles laissaient passer les cris de guerre de Bruder et de ses hommes de main. Du coin de l’œil, j’eus tout juste le temps de voir le regard perdu de Gunnar, un membre du conseil, chargé de l’agriculture à l’extérieur de la ville. Il avait été rapatrié comme beaucoup d’autres hommes après l’avancée de nos ennemis. En face de lui, Bruder donnait encore des ordres : la réunion n’était pas finie.
Je serrais dans mes doigts crispés l’étoffe de ma robe en laine. Ma poitrine se soulevait, douloureuse, quand les bleus sur mon corps se pressaient contre mon corset. Ma respiration était rapide et mon cœur battait fort contre mes côtes. Alors que je m’apprêtais à partir, les battants de chêne par lesquels j’espionnais le conseil s’ouvrirent. Wighlem, le serviteur personnel de Bruder, les avait ouvertes avec suffisance. Alors qu’il s’avançait vers moi, je le regardai, méfiante. Notre relation avait toujours été celle de rivaux.
« Ma reine. » dit-il avec condescendance. Il ne m’appelait plus comme ça depuis que Bruder lui en avait fait la remarque.
Il fit une profonde révérence, portant sur moi un regard qui ne montrait aucun respect. « Vous avez pour ordre de vous rendre dans les appartements du roi. Il vous rejoindra avant de partir. Vos enfants seront pris en charge par les gardes. » Puis il partit sans me laisser l’interroger sur la suite des évènements politiques. Baissant la tête, me soumettant aux ordres de mon époux, j’obéis. Je savais qu’il m’avait vue dans l’entrebâillement de la porte. Quand il avait parlé de protéger la reine, son regard noir avait glissé sur moi. J’étais presque persuadée qu’il profiterait de la situation pour me nuire une nouvelle fois.
Je traversai les longs couloirs froids jusqu’aux appartements du roi. J’inspirai avec difficulté, l’angoisse me prenant au ventre. Je posai ma main sur la poignée aussi glacée que l’air qui m’entourait. Je savais qu’il était inutile de ne pas faire de bruit, mais par habitude, je ne voulais pas importuner le maître des lieux. Le mécanisme s’enclencha, laissant entendre un bruit étouffé, et la porte en chêne glissa sur le sol sans un bruit. La pièce était chauffée, on entendait le feu crépiter dans l’âtre. J’avançai, un pied puis l’autre, timide, craignant le lieu. Le contraste entre le couloir et la chambre me fit suffoquer et, avec cette chaleur, coulaient sur moi tous les souvenirs que me rappelait cette pièce.
Je me rongeai le bout des doigts pour me donner contenance et rentrai, marchant droit vers le centre de la pièce à égale distance du feu, du lit et de la fenêtre, pour qu’aucun de ces éléments ne soit plus proche de moi. Pour éviter de regarder ces images d’horreur, je concentrai mon regard sur la paille à mes pieds. Le sol de pierre en était recouvert pour garder la chaleur, et, aux vues de sa couleur et de son aspect, elle avait été remplacée il y a peu. Mes yeux se perdirent dans la contemplation des brins.
J’étais plongée dans un silence peu rassurant, de courte durée et pesant de cauchemars. La tempête allait surgir, faire claquer les portes, ramenant l’angoisse avec elle. Je sortis de ma torpeur quand le vent du couloir fouetta mon dos.
« Abrutis ! Ce ne sont que des abrutis ! Faiblards ! Tout juste bons à rejoindre le sein de leur mère », cria-t-il au serviteur qui le suivait partout comme un chien. La porte claqua en accord avec la voix qui grondait. « Des lâches indignes du clan Heartmord. Wighlem, demain je veux les voir prêts à m’accompagner, même s’ils tremblent de peur. Ceux qui fuiront seront poursuivis par les chiens. Ça remontera le moral des troupes. Laisse-nous. » Le serviteur ne dit rien, sachant cela inutile, et referma la porte sans un bruit. Il me laissa ainsi, seule, avec la bête. Il savait ce qui s’abattrait sur moi. Un sourire satisfait étirait ses lèvres avant que le battant en bois ne le cache à ma vue.
Je pris une inspiration discrète. J’espérais pouvoir anticiper le moment où son poing taperait. Rares étaient les fois où il avait de la considération pour moi. Face à la mort, que deviendrait-il ? Le mari qu’il m’avait promis d’être ? Sa main s’abattit sur ma joue. Je m’effondrai sur le sol, ma pommette brûlante, la respiration coupée, la peur au ventre, tournée vers le lit.
Les coups et les abus s’enchaînèrent pendant de longues minutes de douleur. Mon corps comme mon esprit étaient meurtris au plus profond, gavés des souvenirs qu’il me restait de sa violence. Après treize ans d’union, notre relation m’avait détruite à petit feu. Allongée sur le lit, je ne bougeai pas, je ne pouvais pas. Je n’étais même plus consciente de ce qu’il m’arrivait à force.
Mon mari se rhabillait sur le bord du matelas sans un regard. Il ne s’intéressait pas à moi, il aurait préféré me voir morte autant que je voulais qu’il meure. Il se leva avec des mouvements secs et vifs, il prit son épée, son plastron, son étoffe de guerre et sortit de la chambre. Derrière lui, j’entendis le loquet de fermeture. Me relevant brusquement, je gémis de douleur. J’essayai d’atteindre la porte avec toute la force qui me restait. La poignée était froide, autant que le poignard qui s’enfonçait dans ma poitrine et qui insufflait en moi son venin d’angoisse. Mes jambes, affaiblies par l’heure de violences que je venais de vivre, se dérobèrent. Mes genoux se fracassèrent sur le sol rempli de paille. La douleur qui se répandit dans mon corps se rajoutait à celle de mes bleus et de mes coupures.
De toutes les choses qu’il puisse me faire, m’enfermer dans ces appartements était la pire, car sans cesse je me rappelais ce qui m’était arrivé. J’en devenais folle, attendant que la porte se rouvre et me sorte de là, de mes cauchemars.
Je ne savais pas combien de temps j’avais passé à m’arracher les cheveux, gémissant, tremblant, criant. Je perdais de nouveau l’esprit en entendant les hurlements dehors. Assise sur le sol, je me balançais d’avant en arrière, cherchant un moyen de me soustraire à mes souvenirs.
Soudain, je sentis sur mon épaule la chaleur d’une main. J’eu d’abord un hoquet de surprise, me retournant et m’éloignant de peur. Reconnaissant l’un des soldats proches de mon père, je sortis de ma détresse. Devant moi se tenait Aonghus. Il me jeta le couvre-lit en peau de mouton pour me couvrir et m’aida à me relever. Je tanguai en me levant. Il me prit par le coude, me dirigeant vers la porte dérobée qui s’ouvrait de l’extérieur et qui menait aux cuisines.
Celle-ci s’ouvrait avec une clé ancienne que Bruder avait jetée derrière le battant avant de le refermer, condamnant l’ouverture à ceux qui étaient à l’intérieur de la pièce. J’avais tenté de la retrouver sans succès.
« Ma dame. » Il semblait pressé et en alerte. « Une charrette a été préparée pour vous permettre de quitter la ville. Vos enfants ne sont pas encore prévenus, ils se trouvent beaucoup plus loin dans la forteresse, mais je m’empresse de le faire. »
J’eus un déclic à l’évocation de mes enfants et je redevenais enfin moi-même. Ils n’avaient pas encore été évacués ? Ce devait encore être un coup de Bruder. Il savait à quel point ils étaient tout pour moi. Ils avaient le pouvoir de me ramener à la réalité.
J’ai pris l’habitude de devoir cacher mes brûlures et paraître entièrement diplomate. Serrant la manche du soldat entre mon poing, je me redressai. « Non, je ne bougerai pas d’ici tant que mes enfants ne seront pas en sécurité. Voir sortir une charrette de la forteresse est suspect. C’est trop dangereux. Je n’ai pas la force de vous suivre à pied, mais mes enfants sont jeunes et peuvent être plus facilement cachés. Allez les voir et faites-les sortir par l’arrière, par la porte qui donne directement sur le bois. Auloysius y joue régulièrement. Vous savez jouer avec les enfants ? Ils ne doivent pas savoir ce qui leur arrive. Protégez-les. »
Je repris mon souffle et marchai vers mes vêtements éparpillés au sol. « Faites aussi appeler une femme de chambre pour qu’elle m’habille. Je resterai pour maintenir une certaine diplomatie avec l’ennemi. Puisque je ne peux faire que cela. À en croire vos paroles, l’envahisseur n’a pas encore pénétré la forteresse.
— En effet, mais je doute que vous puissiez tenir une quelconque diplomatie avec ces bêtes.
— S’ils n’en ont pas, je dois au moins le faire pour mon peuple. J’ai de la valeur en tant que femme du chef. Ne protestez pas. Je sais que cela me conduit à ma mort, et cela n’a pas d’importance à mes yeux. Amenez mes enfants sains et saufs à mon frère, c’est tout ce que je vous demande. Si un message vous parvient, c’est que j’ai ramené la paix. »
Je le poussai vers le panneau de bois, caché derrière la tenture, en le suppliant de suivre mes ordres, moi, la dernière autorité de ce lieu. « Dites-leur que je les aime. » Sur ces derniers mots, le battant se referma. Il se rouvrit une dizaine de minutes après pour faire entrer Madaigh, ma femme de chambre et nourrice. Elle présenta avec empressement les étoffes que je devais porter. Je les mis avec des gestes lents. Chaque mouvement faisait naître en moi une douleur sourde.
Cependant, je fus prête rapidement, le temps pressait, la femme tremblait et pleurait de peur. Ses mains n’arrivaient pas à tresser mes cheveux. Je lui demandai d’abandonner et de les brosser pour qu’ils soient présentables même lâchés. J'avais dans l'idée de descendre dans la grande salle, mais j'entendais déjà les cris parvenir depuis le couloir. Notre dernière issue n'était plus que la porte dérobée de ma chambre.
Réfléchissant longtemps à ma présentation, je recommandai à Madaigh de sortir et de se réfugier là où l’envahisseur ne lui ferait pas de mal. Elle fut réticente, mais bien vite elle accepta quand, dans le couloir, résonnèrent les pas lourds de soldats. À toutes jambes, elle passa par la planche dérobée qu’elle referma pour qu’elle devienne invisible sous la toile de laine.
Un instant après, la porte se fracassa. Dans l’encadrement, un homme immense se tenait, une épée ensanglantée dans une main, la tête de Bruder dans l’autre. Du sang maculait son torse, il portait des vêtements barbares.
Un frisson remonta mon dos en voyant le regard noir de mon défunt mari me fixer. Même vide et froid, je sentais encore sa colère glisser sur moi. Je retins un cri et mes larmes. Il fallait que je reste forte. Malgré la haine que j’avais ressentie pour lui, je venais de perdre l’homme qui appartenait à ma vie. Je comprenais que désormais mon sort était dans les mains d’un autre homme dont je percevais derrière moi la présence menaçante. Un enchaînement de sensations se mélangeait en moi : angoisse, soulagement, tristesse.
Je peinais à rester debout, cachant du mieux que je pus ma faiblesse. Le dégoût montait en moi. Je manquai de vomir, terrassée par le regard de l'intrus autant que par la tête qu'il fit rouler à mes pieds. Un grondement d’animal sortit de sa bouche. Je ne savais pas ce qu’il signifiait, mais ma peur offrait à mon esprit de nombreuses images d'horreur.
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