CHAPITRE 1 : Réveil
Lorsque j’ouvris les yeux, c’était comme si je sortais d’un rêve. J’étais comme entourée d’un épais brouillard qui finit par se dissiper à chacun des clignements de mes paupières encore légèrement collées. Mais ce ne fut pas ce que je notais en premier : j’étais en effet totalement gelée. Comme si j’étais sortie d’une chambre froide. J'eus d'abord du mal à bouger. Mes membres semblaient tétanisés. Je réussi finalement, au bout d'un effort presque surhumain, à détendre mes doigts engourdis. Secouant la tête, je repris alors brusquement mes esprits pour me rendre compte que j’étais allongée sur une table. Un homme me tournait le dos. Il était assez grand, le teint mat et les cheveux ébène et courts. Assis sur un tabouret en métal, il semblait concentré sur ses propres occupations. Si concentré qu'il ne me vit pas me relever, le corps entier parcouru de fourmillements témoignant de la difficulté à m'éveiller, pour m'enquérir de mon environnement.
Nous étions dans une salle assez large, surmontée d’une galerie, dans laquelle je pouvais apercevoir plusieurs sortes de capsules assez grandes pour permettre à des humains de se glisser dedans. Au-dessus, des néons projetaient une lumière aussi chancelante que moi, signe que le système électrique devait être instable. Je compris rapidement pourquoi quand, un peu plus loin, je vis une sorte de générateur fait de pièces de rechange qui ronflait bruyamment. Par endroits, les murs métalliques étaient couverts de rouille et je me demandais vraiment où je m’étais réveillée.
Pour éviter de me confronter à cet homme brun que je ne connaissais pas, je me tournai alors de l’autre côté pour me lever. Ce n’est que lorsque je posai les pieds par terre que quelqu’un remarqua que j’étais réveillée : il s’agissait d’un homme crasseux, perdu dans ses pensées, appuyé nonchalamment contre le mur me faisant face et tenant à la main une arme étrange. Elle semblait faite de bois et de matériaux de récupération. Un peu comme le générateur. Il était vêtu d’une sorte de manteau rapiécé et portait en guise de couvre-chef un bonnet de laine.
— Hey ! s’écria-t-il d’une voix nasillarde. Tu crois que tu vas où, là ?
M’arrêtant net, je constatai qu’il était totalement effrayé par ce que je pouvais représenter. Une ombre passa brusquement devant moi, me cachant à cet inconnu. Il s’agissait de celui que je n’avais vu que de dos. Faisant bouclier de son corps, il s’adressa d’un voix autoritaire à mon agresseur :
— Non mais ça va pas, non ? Et arrête donc de braquer cette arme sur n’importe qui !
Mon sauveur arracha brusquement le fusil de fortune des mains du pauvre garde qui s’éloigna en grommelant avant de se retourner vers moi :
— Alors comme ça, la “Belle au Bois Dormant” est enfin réveillée…
Le visage de l’homme qui se tenait devant moi était éclairé d’un sourire radieux qui semblait cacher quelque chose. Mais je ne pus m’y appesantir car déja il essaya de me prendre par le bras pour me faire asseoir sur la table que j’avais quitté quelques minutes plus tôt. J’esquissai un mouvement pour m’en défaire quand il me déclara d’une voix douce et rassurante :
— T’inquiète donc pas, je vais pas te faire de mal. Je vais juste vérifier que tu vas bien, si tu es d’accord.
Silencieusement, j’obtempérai et me hissai sans l’aide de cet inconnu sur la fameuse table qui m’avait apparemment servi de lit. L’homme prit alors un tabouret et le posa pour se trouver pile-poil en face de moi avant de me braquer violemment une lampe en pleine figure :
— Hey ! s’exclama-t-il, tandis que je protégeais mon visage de cette lumière non désirée. Tu as accepté de te laisser faire, non ?
Je retirai donc mon bras de mon visage le laissant regarder, non sans plisser les yeux à cause de la forte luminosité. L’homme posa ensuite sa main sur mon front et commença à m’étirer les paupières pour me forcer à bien ouvrir les yeux.
— Bien, les pupilles réagissent bien. constata-t-il pour lui-même.
Il sortit alors un petit carnet de sa poche et y griffonna quelques notes. Puis, me fixant à nouveau, il ajouta :
— Tu en as mis du temps. Ça fait près d'une demi-heure qu'on t'a sortie de ton caisson.
Ne voyant pas de quel caisson, il voulait parler, je tentai alors d’ouvrir la bouche pour le lui demander. Cependant, lorsqu’un simple râle s’échappa d’entre mes lèvres, je me résignai. Ma gorge était rèche comme du papier de verre. Aussitôt une constatation me vint : je mourais de soif. Comme ayant deviné ce que je cherchais, l’homme me tendit une gourde métallique.
— Tiens. dit-il. Bois. Mais vas-y doucement. Après tout, ça fait des années que vous étiez là-dedans.
— Dedans quoi ? arrivai-je enfin à prononcer après quelques gorgées. Et comment ça, “vous” ?
Je ne comprenais absolument rien à ce qui se passait et comme ça ne suffisait pas, je n’arrivais pas non plus à réfléchir. C’est comme si à la place de mon cerveau se trouvait un immense trou noir. Ce trouble me fit froncer les sourcils.
— Chaque chose en son temps. déclara-t-il en retirant la grosse lampe de devant mon visage.
L’homme posa son calepin près de moi, et suivant les mouvements de l’homme du regard, je vis un bref haussement de sourcil de s a part.
— Trêve de bavardages, moi c’est Jacob. J’imagine que tu as compris que je suis médecin. Et toi… Pourrais-tu me dire comment tu t’appelles ?
— Je m’appelle… commençai-je.
Je fronçai encore un peu les sourcils. Mais comment m’appelais-je !? Cette question restait tout un mystère pour moi...
Avant même que j’aie pu lui faire part de ma confusion, je vis du coin de l’oeil mon agresseur, qui était revenu entre temps, faire un signe peu discret à l’intention de Jacob. Ce dernier se leva et se dirigea dans sa direction. Arrivé à sa hauteur, et pencha la tête vers la sentinelle qui se rapprocha un peu plus. Les deux hommes échangèrent quelques mots dont je ne pus discerner que quelques bribes : “horde”, “retenir”, “partir rapidement”. Je vis Jacob répondre en hochant plusieurs fois la tête, une main sur sa hanche et l’autre retenant son menton. Il semblait en pleine réflexion. Au bout de quelques secondes, le médecin renvoya le garde qui s’en alla précipitamment. Revenant vers moi, il me fit signe de me mettre debout.
C’est difficilement que je mis tout en oeuvre pour poser mes deux pieds à plat et garder mes appuis. Je dus m’aider du lit et de mes mains pour ne pas tomber. Mes membres me semblaient pesants, comme si on y avait accroché des boulets de fonte.
Un air sérieux sur le visage, Jacob me regardait faire. Je compris que quelque chose n’allait pas… Voyant qu’il n’était pas décidé à réengager la conversation, je lui demandai :
— Il y a un problème ?
— Tu veux rire ? Demande moi plutôt ce qui va, on ira plus vite. soupira le médecin sur un ton sarcastique.
Puis, se focalisant à nouveau sur ses examens, il ajouta :
— Peux-tu faire quelques pas devant moi, s’il te plaît ? Que je puisse voir si tu arrives à marcher sans difficulté…
J’obéis sans broncher. Suite à cela, il me fit passer une batterie d’autres tests psychomoteurs, que j’effectuai plus ou moins avec succès, et de plus en plus facilement à mesure que je reprenais possession de mes moyens.
Pourtant, il restait la question de savoir qui j’étais. Cela tournait dans ma tête sans pouvoir s’arrêter. Comme ayant deviné à nouveau ce que je pensais le médecin d’une trentaine d’années, - Jacob - , se planta à nouveau devant moi et déclara :
— Bon, tu as l'air en bonne forme physique. C’est un peu difficile d’évaluer tes capacités intellectuelles, mais je pense que ça ira. Par contre, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui te chagrine. J’ai tort ?
— Non, vous avez raison. lui dis-je, un peu paniquée. Je… Je ne sais pas… J’ignore qui je suis...
— Ah… me répondit-il simplement. Je vois. Tu as le même problème que tes collègues, là-bas.
Il désigna d’un signe de tête un endroit derrière moi. Je me retournai alors pour découvrir, au loin, un groupe de quatre personnes, - deux hommes et deux femmes -, qui était également sous bonne garde, et qu’à mon réveil, j’avais été si confuse que je ne l’avais pas aperçu. Je remarquai alors que bon nombre de sentinelles qui surveillaient la zone ressemblaient plutôt à des fermiers qu’à de véritables militaires. Si elles étaient pour la plupart en train de faire leurs rondes ou en faction à des points stratégiques, mes “collègues” qui apparemment étaient également amnésiques étaient assis à même le sol. Deux d’entre eux discutaient à voix basse, une autre avait le regard dans le vide, en pleine introspection. Mais ce fut le regard de l’un des deux hommes, - le plus jeune - , qui me fixait depuis de longues minutes comme une bête curieuse, qui me fit demander à quoi je pouvais bien ressembler. Car si j’avais perdu la mémoire de mon nom, il en était de même pour mon apparence.
— Je suis si hideuse que ça ?
Le médecin me regarda, désarçonné par ma question :
— Hmm... Non... Enfin, je suis pas forcément bon pour juger alors fais toi ton propre avis... me dit-il en me tendant un miroir rectangulaire qu’il sortit de la besace qu’il portait en bandoulière.
Je récupérai le miroir de mes mains tremblantes d’appréhension et scrutai l’image qu’il me renvoyait. Le reflet que j’y vis m'était totalement étranger. La jeune femme que j’apercevais était évidemment moi, mais je ne la reconnaissais pas. Je ne me reconnaissais pas !?
Mes cheveux étaient assez longs, ondulés et bruns d'origine, si j'en croyais les racines, mais avaient été teints en turquoise. Mes yeux étaient d'un gris acier qui allaient bien avec la pâleur de ma peau. J'étais jeune, apparemment âgée d'une vingtaine d'années. Je ne me voyais pas de rides. Mes traits étaient plutôt doux si ce n’était qu’en cet instant, mon regard me renvoyait une expression dubitative accentuée par mes fins sourcils froncés. Mes lèvres minces, encore gercées par le froid, étaient surmontées d’un nez droit. En somme, à part la couleur exotique de mes cheveux, j’étais une jeune femme tout ce qu’il y avait de plus banale. Finalement je soupirai de soulagement et je rendis son miroir à Jacob.
— Ce que tu as vu te plaît ?
Je ne répondis rien, me contentant de hausser les épaules. En réalité, mon apparence physique n’était que le cadet de mes soucis. Je me demandai surtout de qui ou de quoi toutes ces sentinelles devaient nous protéger. Jacob ne commenta pas mon silence et reprit :
— Ta tenue te serre pas trop ? Parce que je dois t’avouer que tu pourras pas la changer de sitôt.
Je regardai alors mes vêtements qui ne consistaient qu’en une simple combinaison noire semblable à celle que portaient les autres. Ce n'était pas très seyant mais j'imaginais que je pourrais me trouver quelque chose qui m'irait mieux plus tard.
— Ça ira, merci. lui dis-je d’un ton peut-être plus dur que je ne l’aurais voulu.
Je le regardais d’un air désolé après m’être rendu compte de ma maladresse, tandis qu’il ne m’adressait qu’un bref signe de tête. Même si j’ignorais tout de moi-même, apparemment je n’étais pas complètement dénuée de sensibilité. Cette perte de mémoire était peut-être une occasion pour moi de me redécouvrir.
— Bon, tu es comme les autres, en parfaite santé. Tu vas pouvoir les rejoindre. déclara-t-il en me tournant le dos pour retourner vers son bureau de fortune.
Je le regardais alors, peu enthousiaste.
— Parce que maintenant il va falloir que je parle avec des gens ? Quelque chose me dit que ce n’est pourtant pas ce que je préfère dans la vie.
— Tu es si peu sociable que ça ? Et bien, ça promet., me répondit l'autre en rigolant. Allez, je te laisse les rejoindre.
Je m'arrêtai alors, réfléchissant à notre conversation. Je n’avais toujours pas eu de réponses concernant ces soldats de fortune.
— Euh... Jacob ? Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi y a t-il tous ces gens armés ? lui demandai-je en désignant du doigt la petite troupe armée en faction autour de la pièce.
—Tu as une façon de changer de sujet comme ça... Skip, ça t'irait bien comme surnom…
Skip, cette expression anglophone pour désigner le fait de passer à autre chose. C’était tout moi, ça. Du moins je le pensai avec mon cerveau qui reprenait ses marques et le millier de questions qui me taraudait. J’avais envie de trouver une réponse à chacune d’elles dans la minute.
— “Skip” ? Oui, j'aime bien... lui répondis-je en souriant. Mais tu as éludé ma question.
— Je sais. Disons que ça va faire beaucoup à t'expliquer. Mais on vous briefera plus tard.
Puis voyant mon air insistant, il réitéra :
— Allez, va te présenter aux autres. Je suis sûr qu’ils ont hâte de faire ta connaissance...

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