[Partie I - La Providence ] Chapitre 3 : "The Great U"

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Chapitre 3 : "The Great U"

La connaissance du monde qui les entourait était enseignée par les « maestros », ces professeurs formés à l’apprentissage des concepts et, de manière plus générale, à l’art de la pédagogie. Chaque enfant entrait dans un dispositif de formation adapté comprenant toutefois un noyau commun relatif à l’histoire de l’Homme et de la Société mais également aux sciences dures et à la philosophie. Malgré la qualité des enseignements délivrés, ce monde au-delà des murailles était perçu de manière stéréotypée par ces élèves qui n’avaient jamais eu l’occasion de s’y aventurer en totale liberté, en dehors de sorties, toujours encadrées, y compris dans la capitale du Royaume.

Très tôt, il était expliqué aux enfants que leurs ancêtres vivaient sur une planète commune appelée Terre avant que la dégradation de cette dernière n’eut poussé les Hommes à s’exiler dans des bases gigantesques placées en orbite autour de la planète. Véritables villes géantes autosuffisantes, d’abord destinées aux plus fortunées lors de leur développement, elles s’étaient progressivement ouvertes à une partie de l’humanité, lui permettant de survivre aux évolutions qui la menaçaient. Outre les guerres nombreuses, la pollution non maîtrisée, les changements climatiques à cause desquels les phénomènes dévastateurs se sont développés mais également l’accroissement exponentiel des inégalités sociales liées aux migrations de masse ou la pénurie des ressources, l’être humain avait cherché en vain des solutions pour garantir sa pérennité.

Des sociétés privées, portées par certains états, avaient alors envisagé ce qui paraissait improbable en construisant ces bases de taille démesurée avec en ligne de mire les voyages interstellaires et la colonisation d’autres planètes. Ces structures avaient permis un désengorgement de la Terre et une diminution progressive de la pollution sans toutefois mettre un terme à la pénurie de certaines ressources qui avaient contraint l’Homme à adapter ses habitudes, alimentaires notamment. Les enjeux étaient forts entre les états, sociétés privées financeuses et structures politiques mises en place, assez difficilement, pour gouverner ces bases. Les conflits toujours nombreux entre ces acteurs aux intérêts souvent contraires avaient néanmoins abouti à une redéfinition du rôle de l’Organisation des Nations Unies dont le poids politique avait fortement augmenté. Devenue un véritable gendarme du monde d’alors, elle était parvenue à instaurer un équilibre satisfaisant pour tous et indispensable à la survie du monde terrien.

La sérénité relative n’aura toutefois duré qu’un temps, jusqu’à l’inévitable diaspora humaine imposée par le cataclysme « Delta 0 ».

Les scientifiques de cette période avaient, en effet, réussi à prévoir la fin de la vie sur Terre en détectant la trajectoire d’un astéroïde qui se dirigeait tout droit vers elle. Les calculs de l’époque avaient permis d’anticiper l’impact qui devait se produire 102 ans plus tard et anéantir toute forme de vie. Toutes les sociétés s’étaient alors organisées afin de mettre en commun leurs savoirs et moyens dans le but de trouver les solutions scientifiques adaptées. Les êtres humains sont alors entrés dans l’ère de ce que l’on a appelé « The Great Union » ou « Great U », littéralement « la Grande Union », symbole de la formidable solidarité interethnique mise en place afin de lutter ensemble contre la Fin annoncée. Des protoytpes de boucliers de défense et armes à haute capacité nucléaire avaient bien entendu été développés mais des doutes subsistaient quant à leur efficacité réelle avant l’approche de l’astéroïde. Ces seules solutions n’étaient pas suffisantes pour garantir la survie de l’espèce humaine au vu de la taille de ce monstre qui se dirigeait vers la Terre. Des programmes parallèles étaient devenus inévitables dans le seul but d’assurer la pérennité de l’humanité au travers les voyages interstellaires.

Ce véritable voyage dans un futur funeste avait ainsi conduit l’Homme à se développer de manière exponentielle. Cette évolution fut telle que l’on parlait alors de « l’an 0 » de l’humanité, comme si le futur avait du jour au lendemain anéanti les vestiges de plusieurs milliers d’années. Cette dispersion de l’être humain dans les méandres de l’Univers avait été rendue possible par les avancées extraordinaires des progrès technologiques mais aussi l’évolution des théories chimiques et physiques, notamment celles relatives à la physique quantique. A l’apogée de ce développement, la découverte d’un nouvel actinide1 artificiel dans le tableau périodique des éléments2 baptisé le « possium » a bouleversé le rapport de l’Homme avec l’énergie. En effet, la fission nucléaire3 de cet atome est à l’origine d’un dégagement d’énergie dont la puissance stable et colossale avait permis d’envisager les voyages interstellaires.

Etats et sociétés privées s’étaient associées afin d’accélérer la fabrication de bases nouvelles permettant d’abriter un maximum d’êtres humains tandis que les structures existantes étaient adaptées pour leur permettre de se mouvoir dans l’espace sous forme de vaisseaux, ces mêmes vaisseaux qui ont alors transporté les Hommes au-delà des frontières de l’Univers. Les « barbares » d’alors avaient évolué vers des êtres capables de défier le temps et l’espace, vers l’« homo sapiens evolvo ».

Peu de choses étaient, en revanche, enseignées sur le devenir des hommes restés sur Terre. Il faut dire que la destruction de toute forme de vie avait été définie comme étant inéluctable à l’approche de l’astéroïde, au vu des calculs les plus précis permis par la science de l’époque. Il est dit que les terriens restés sur leur planète avaient cru, jusqu’au dernier moment, à leur survie, portée par des campagnes orientées en vue d’éviter le chaos. Toutefois, les vaisseaux ayant quitté l’orbite de la Terre des décennies avant l’impact programmé, nul ne savait comment le monde avait tourné jusqu’à sa destruction attendue.

Pour toutes ces raisons et en l’absence de communications interstellaires inenvisageables techniquement, compte tenu de la distance qui séparait les 2 planètes, les maestros ne s’attardaient pas sur les détails de cette annihilation. Chacun l’imaginait massive et particulièrement abominable (le mot est faible) pour celles et ceux qui l’avaient vécue. D’ailleurs, pour les Hommes qui avaient participé à la colonisation de cette planète découverte, il n’était pas question de créer une nouvelle civilisation sur les cendres funestes de l’extermination de masse dans le cadre d’une repentance perpétuelle. Pour dépasser ce traumatisme collectif, une forme de déni s’était imposée aux colons. Il ne s’agissait pas d’oublier mais de permettre d’avancer porté par l’instinct de survie, celui-là même qui écrase tout. Une journée internationale du souvenir permettait toutefois de rendre hommage à ces femmes et hommes sacrifiés et de communier sur le devenir funeste des ancêtres sans lesquels rien n'aurait existé aujourd’hui.

Sulina n’était pas insensible à ces bouleversements auxquels ses ancêtres directs avaient été confrontés. Les enseignements relatifs à cette époque la fascinaient et la frustraient car nombre des questions qu’elle se posait restaient, hélas, sans réponse. L’intérêt de Lony pour ces problématiques était plus limité, non que la compréhension de ses origines ne l’animât pas, mais étant d’un caractère plus terre à terre, le jeune garçon se sentait profondément ancré dans le présent, comme beaucoup de ses camarades.

Cette distinction entre individus a toujours existé sans hiérarchie de valeur. Si certains se contentent de construire leur vie en se projetant dans le futur, d’autres se l’imaginent à travers le passé. Sulina était de ces derniers, ne pouvant s’identifier sans comprendre ses origines et le parcours de ceux qui l’ont précédée. Ces questionnements allaient crescendo lorsque l’adolescence arriva et donnaient lieu à certaines passes d’armes épiques avec les maestros. Il y eut notamment cet épisode ayant valu à Sulina d’être convoquée dans le bureau de Mme De Boréal. L’altercation s’était déroulée alors que la jeune femme était âgée de 15 ans, au cours d’un enseignement du Maestro Kaïus Lemon relatif à l’exode des êtres humains et leur arrivée sur la planète Giorgia.

– …A l’issue de ce voyage de plusieurs dizaines d’années, notre planète apparut alors sur les écrans du « Novellus », majestueuse et d’apparence sereine. Plusieurs témoignages parlent de sa couleur indigo violacée caractéristique…

– Comment pouvez-vous en être sûr ? Quels documents pouvez-vous nous montrer pour le prouver ? interrompit Sulina.

– J’aimerais d’abord que tu arrêtes systématiquement de m’interrompre. Si tu souhaites poser des questions, ce que je comprends tout à fait et que j’encourage, tu dois demander au préalable la permission de prendre la parole. Pour répondre à ta question, ces éléments que je vous communique ont donné lieu à des études d’historiens et de scientifiques experts dans leurs domaines respectifs. Les documents ne sont pas accessibles aux communs des mortels mais certains sont archivés au Centre du Savoir. Leur reproduction sous quelque forme que ce soit est interdite. Je vous ai déjà expliqué cela…

– mais pourquoi n’y avons-nous pas accès ? Qui nous prouve que vous dites la vérité ? insista la jeune fille.

Le visage de Kaïus Lemon commençait à prendre une coloration rougeâtre tandis que la veine de son coup palpitait :

– Qu’est-ce que je viens de te dire ? La prochaine fois que tu me coupes la parole, je te sors de mon cours. J’en ai assez de cette culture du complotisme que tu manifestes et de ta petite crise existentielle au sein …

– Je ne vous coupe pas la parole, je discute avec vous et cherche à comprendre. Quant à ma crise existentielle, je la cultive, elle me permet d’avancer.

Face à cette scène quasi théâtrale qui se déroulait sous ses yeux, Lony était partagé entre amusement et désarroi en prenant conscience des conséquences du comportement de sa camarade. Il posa alors sa main sur le bras de cette dernière comme pour lui signaler qu’elle allait trop loin et qu’elle devait se calmer. Ce geste spontané et instinctif n’avait pas eu l’effet escompté. Sulina agita alors son bras violemment pour repousser ce message d’apaisement.

Le résultat ne se fit pas attendre puisque le maestro, fortement énervé par l’attitude désinvolte de l’adolescente coupa court à toute discussion de manière froide et autoritaire, ne souhaitant pas entrer dans ce qu’il considérait être un jeu de pouvoir :

– Bon, ça suffit. En plus de te montrer ridicule en remettant en question des dizaines d’années d’études effectuées par des centaines d’experts, tu manifestes un véritable mépris envers moi et le savoir. Sache, ma petite, que j’ai pu avoir accès à certains documents au cours de ma carrière. Si tu n’es pas capable de l’envisager, tu n’as rien à faire ici. Tu sais comment on appelle des gens comme toi ? Des négationnistes, voilà tout. Je t’invite à quitter cette pièce et à te rendre chez Mme De Boréal.

Kaïus LEMON tapota alors frénétiquement sur l’écran placé en face de son pupitre comme l’exigeait la procédure de renvoi d’un élève. Cette dernière était destinée à prévenir la Direction de l’établissement du problème rencontré via l’envoi d’un message court instantané, ce dernier ne pouvant en effet excéder 10 mots. L’enseignant, dans l’énervement de la situation et de manière très spontanée, saisit les termes « désinvolte, immature, perturbatrice, négationniste ».

Ce n’était pas la première fois que Sulina poussait ce professeur éminemment réputé au bord de la crise de nerf. Kaïus LEMON faisait partie de ces personnes qui n’admettaient pas que l’on remette en question leur autorité et qui réagissaient de manière hystérique à toute tentative de déstabilisation. Véritable homme du savoir et historien brillant, il avait consacré sa vie à la mise en lumière de ce passé qui unissait tous les homo-sapiens evolvo de la planète Giorgia et à combattre tout mouvement complotiste.

Cet homme petit et sec aux traits relativement durs était âgé de 65 ans et s’était orienté très jeune vers des études d’histoire. Il avait effectivement eu la chance incommensurable de pouvoir consulter quelques rares documents ayant trait à l’arrivée de ses ancêtres sur la planète indigo. Il s’agissait de films dont la qualité s’était altérée avec le temps, des films effectués à bord du Novellus, des films très émouvants mais aussi inquiétants, des films faibles en luminosité et fondamentalement sombres, des films courts mais porteurs de messages, des films dévoilant une part infime de la difficulté rencontrée par ses ancêtres au cours de ce voyage, des films témoins de ce qu’était l’être humain.

La consultation de ces documents historiques d’Etat était assortie d’un devoir de réserve auquel Kaïus était soumis. Rompre ce principe lui aurait valu des condamnations multiples mais surtout la perte de toute crédibilité humaine et scientifique, ce qu’il n’aurait jamais pu imaginer ni supporter.

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1 Actinides (source : futura sciences) : Les actinides sont des métaux lourds dont le numéro atomique est compris entre 89 (actinium, dont les actinides tirent leur nom) et 103 (lawrencium). Ces éléments radioactifs peuvent être naturels ou produits artificiellement lors des réactions nucléaires de fission.

2 Tableau périodique des éléments (sources : Techni-sciences.net et universalis) : également appelé table de Mendeleïev, classification périodique des éléments (CPE) ou simplement tableau périodique, il représente tous les éléments chimiques, ordonnés par numéro atomique croissant et organisés en fonction de leur configuration électronique, laquelle sous-tend leurs propriétés chimiques. Tous les éléments chimiques connus (au nombre de 118 en 2022) sont classés dans ce tableau qui comprend sept lignes (ou périodes) et dix-huit colonnes (ou groupes). Cette classification, due à l’origine au Russe Dmitri Ivanovitch Mendeleïev, repose sur le numéro atomique (nombre de protons), croissant au fil des lignes, et sur la répartition des électrons autour du noyau, qui définissent les propriétés des éléments (chaque colonne rassemblant les éléments ayant les mêmes caractéristiques).

3 fission nucléaire ( source : futura sciences) : La fission nucléaire est l'éclatement d'un noyau instable en deux noyaux plus légers et quelques particules élémentaires. Cet éclatement s'accompagne d'un dégagement de chaleur, c'est à dire d'énergie.

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