[Partie I - La Providence ] Chapitre 5 : Savoir où l'on va

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Chapitre 5 : Savoir où l'on va

Sulina attendait alors patiemment qu’on lui donne accès au bureau de celle qu’elle ne redoutait plus. Quelques minutes se sont écoulées avant que l’opérateur n’invite la jeune fille à entrer dans le bureau. Ce dernier était spacieux, lumineux et décoré avec goût dans des tons couleurs crème et dorée. Les immenses baies vitrées délicatement teintées donnant sur le parc de l’orphelinat laissaient passer une lumière agréable et diffuse. Le bureau de Mme De Boréal était positionné au fond de la grande pièce, dos aux larges fenêtres, donnant aux visiteurs l’impression que l’éternité s’écoulait.

Sulina s’avança dans la pièce et se dirigea vers le pupitre derrière lequel la Directrice gouvernante était postée et fut accueillie par un franc et sec :

– Madame Kalika, vous ici…de nouveau.

– Bonjour Madame.

– Installez-vous, je vous en prie. Je vais être brève car le temps me manque et je crois bien que nos petites entrevues régulières n’ont aucune influence sur votre comportement. Kaïus m’informe que vous avez été désinvolte, quelle surprise, perturbatrice, ça va de soi, immature, je n’en attendais pas moins de vous, et…Oh, un élément nouveau : négationniste…

– Je ne crois pas que le fait de poser des questions puisse être perçu comme un comportement négationniste, sauf peut-être, dans certaines dictatures…

Afin de ne pas laisser Sulina prendre le dessus, Mme De Boréal l’interrompit de manière sèche et très autoritaire avant d’entamer un long monologue non dénué de sens mais relativement convenu :

– Arrêtez ça tout de suite. Une seule interruption de votre part à nouveau et je vous transfère dans le quartier disciplinaire Omega. Que connaissez-vous de la dictature, jeune fille ? Vous ne réalisez pas la chance que vous avez d’appartenir à une classe aussi noble. Tout est fait pour que vous vous sentiez bien au sein de cette structure. Vous apprenez avec les maestros les plus éminents, vos compétences sont développées de manière optimale afin de vous donner toutes les clefs pour réussir votre vie future. Vous êtes non seulement ingrate, Sulina, mais également ignorante. La dictature est l’entre-chambre de l’enfer et je ne vous souhaite pas, un jour, d’y gouter. Allez faire un tour à Lampayouse ou au Paramong et nous en reparlerons. Je sais aussi que vous entrez, enfin, êtes entrée, dans un âge où beaucoup de questions se bousculent.

L’adolescente ne broncha pas, comme vexée par cette allusion. La directrice savait quel point sensible activer pour reprendre le dessus et enchaina :

– L’adolescence n’est pas une insulte, c’est un état de fait. Figurez-vous que j’ai moi-même traversé cette période, si si ! Mme De Boréal esquissa un sourire complice avant de reprendre : Dites-moi ce qui vous interpelle.

– Je…je ne sais pas trop. J’aimerais avoir des réponses plus claires et évidentes que celles communiquées dans ces murs….

– « Evidentes ». Voilà le problème Sulina. Notre monde est tel que l’on n’y trouve pas ce que l’on souhaiterait y trouver. Vous grandirez lorsque vous comprendrez que les réponses qui ne vont pas dans votre sens sont néanmoins Les réponses ou du moins Des réponses.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je ne comprends pas les zones d’ombre qui entourent certains points de notre histoire, voire même de notre présent.

– Il n’est pas anormal que vous vous posiez autant de questions, c’est tout à fait sain au contraire. Elles vous permettront d’aller très loin mais faites attention de ne pas les poser après avoir envisagé leurs réponses, faute de quoi elles seraient biaisées. Et puis il est de notre responsabilité de vous laisser une part d’incertitude afin que vous puissiez faire vous-même l’expérience de la vérité. Cette conception est contraire au principe même de dictature, voyez-vous. Car la Vérité avec un grand V n’existe pas, mais ça, vous le comprendrez plus tard, lorsque vous aurez muri. Ce serait tellement confortable pour tout un chacun de suivre une voie clairement définie et évidente, sans jalon ni aléa. Ce serait aussi fortement ennuyeux me direz-vous. Quoiqu’il en soit, ça ne se passe pas comme cela, pour le meilleur comme le pire. Chacun construit sa vérité. Le passé, le présent et le futur forment à la fois une entité unique mais aussi des espaces qui se complètent, s’annulent ou s’alimentent.

– Le mot dictature était peut-être exagéré, je suis désolée. Je suis juste agacée de ne pas pouvoir « construire cette vérité » plus rapidement…

– La fougue de la jeunesse…vous avez l’avenir devant vous et le temps ne manque pas vous savez. Ne brûlez pas les étapes.

– Pour autant, certaines questions ne sont pas récentes mais ne trouvent toujours pas de réponses…

– Dites m’en plus… ?

– Qui étaient mes parents ? Où sont-ils ? Pourquoi m’ont-ils abandonnée ? Sont-ils…morts ?

La Directrice gouvernante laissa s’échapper un profond soupir.

– Ah, l’éternelle question de la filiation, le dénominateur commun de toute humanité. Certaines interrogations resteront sans réponse, hélas. Je partage votre frustration mais ne vous obstinez pas avec ces points qui vous empêcheront de vous libérer. Ne restez pas prisonnière au risque de passer à côté de l’essentiel.

– Connaître d’où l’on vient ne fait-il pas partie de l’essentiel ?

– L’important est surtout de savoir où l’on va et qui nous accompagne…Ecoutez, comme je vous l’annonçais, je n’ai, hélas, pas beaucoup de temps à vous consacrer. Je constate que votre comportement est en partie dicté par des problèmes de filiation non intégrés. Aussi, je ne vous punirai pas cette fois-ci mais vous somme d’aller voir le Docteur Chown. Cela ne peut vous faire que du bien. Quant à Kaïus, présentez-lui vos excuses et tenez-vous à carreau un moment. La prochaine fois je serai contrainte de vous transférer à Omega. Retournez à vos enseignements.

Alors que Mme De Boréal s’apprêtait à se lever, indiquant à son interlocutrice que la conversation était désormais terminée, Sulina eut une vision qui l’incita à l’audace suivante :

– J’ai une dernière question à vous poser. J’ai croisé un homme en sortant de l’ascenseur tout à l’heure au comportement étrange. Qui était-ce ?

En une fraction de seconde, le visage de la Directrice prit alors une dimension plus grave. Cette dernière se renfonça dans son fauteuil de manière accablée :

– Qu’entendez-vous par comportement étrange ? Comment était-il ?

D’un air espiègle, Sulina lança alors à son interlocutrice qu’elle voyait visiblement inquiète :

– Voilà que c’est à votre tour de vous poser des questions…certaines d’entre elles restent sans réponse vous savez, avant d’esquisser un large sourire complice tout en se levant de son siège.

– Ne jouez pas à ça avec moi, je n’ai pas envie de rire. Comment était-il ?

– Il était grand et mince et portait une très longue veste. Il m’a souri de manière…obséquieuse…comme s’il me connaissait, ou, du moins, comme s’il cherchait à attirer mon attention. Vous semblez troublée. Qui était-ce ?

– Non rassurez-vous Sulina. Je crois savoir de qui vous parlez. Il ne s’agissait que d’un homme avec lequel je me suis entretenue dans le cadre d’un recrutement mais son profil ne m’intéresse pas. Vous ne faîtes que confirmer mon impression. Encore un candidat aux motivations douteuses…

Mme De Boréal se leva à nouveau et se dirigea vers la porte pour accompagner la jeune fille vers la sortie.

Cette entrevue avait laissé Sulina perplexe par sa rapidité mais également par l’apparente légèreté de la Directrice qui ne l’avait ni sermonnée, ni punie. Elle savait alors que le Docteur Chown serait son interlocuteur privilégié dans les prochaines semaines.

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