[Partie I - La Providence] Chapitre 15 : Ecoute ton corps, il t’emmènera loin, subis-le et il te trahira

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Chapitre 15 : Ecoute ton corps, il t’emmènera loin, subis-le et il te trahira

Sulina ne parvint pas à fermer l’œil de la nuit et s’obstinait, à demi allongée sur son lit, à parcourir l’ouvrage dont les coordonnées lui avaient été communiquées par smartch interposée. Si le sujet de ce livre était directement lié au thème de son exposé, elle ne saisissait néanmoins pas le lien entre ce dernier et les événements mystérieux dont elle avait été victime dans la journée. Peut-être ne s’agissait-il que d’un ouvrage conseillé ? Peut-être que son « interlocuteur de l’ombre » avait été dérangé au moment de devoir y insérer un 3ème mot à son attention ? Peut-être renfermait-il un message caché de manière plus subtile à la forme subliminale ? Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence ? Toutes ces questions n’apportaient hélas que frustration et déception.

La jeune femme referma alors son manuel et le posa sur le bureau placé à côté de son lit afin de vider quelques instants son esprit de toutes ces perturbations mentales et retrouver sa concentration totale. Alors que son attention se détachait doucement de toutes ces questions sans réponse, sa tête fléchit délicatement avant de se heurter à l’oreiller. Le corps de Sulina ayant trouvé la position la plus confortable, il plongea alors quasi instantanément dans un sommeil profond, réparateur et onirique.

Les pluies acides lourdes mêlées aux brouhahas sourds des couloirs sortirent la jeune fille de son sommeil caverneux. Alors que sa colocataire avait quitté la chambre, il y a un moment déjà, Sulina prenait son temps pour se réveiller, l’esprit vaporeux et le vague à l’âme. Poussée par l’obligation d’assister à l’enseignement de biologie prévu pour l’heure suivante, la jeune femme se décida à se lever et s’orienta vers la fenêtre pour assister au spectacle lugubre de la pluie s’abattant sur les arbres, les bâtiments et la cour. La luminosité blanche verdâtre imposée par l’acidité des gouttes d’eau remplissant les nuages amplifiait le caractère funeste de l’atmosphère général.

Le patio était inondé et malgré le mouvement de la pluie et des branches d’arbres poussées par les vents, le temps semblait s’être arrêté et la vie semblait littéralement figée.

Sulina fut sortie de sa torpeur par Xéïa, sa colocataire, venue réveiller sa camarade qu’elle pensait toujours endormie :

– Ah ! tu es réveillée Su ? lui lança-t-elle essoufflée.

– Oui oui à l’instant. Je n’arrive pas à émerger.

– Et bien tu as intérêt à te dépêcher car il parait que Vera Finshton est d’humeur massacrante en ce moment…

Sulina tourna la tête vers son interlocutrice pour lui signifier que le message était bien compris et qu’il fallait désormais la laisser se préparer en toute sérénité et surtout en toute quiétude.

Vera Finshton était effectivement une femme au caractère bien trempée qui était, hélas, connue davantage pour ses sautes d’humeur que pour ses compétences pourtant notoires dans la discipline complexe qu’elle enseignait : la biologie.

La Providence accordait une importance particulière à l’apprentissage de cette science noble et plus particulièrement la biologie humaine considérée comme un maillon fondamental dans le processus de contrôle de soi.

Connaître son corps pour en maîtriser les manifestations, connaître le corps de son adversaire pour mieux pouvoir le combattre, connaître enfin le corps de ses proches pour pouvoir leur porter secours étaient les leitmotive de Vera. L’une des devises du Royaume n’était-elle d’ailleurs pas « Ecoute ton corps, il t’emmènera loin, subis-le et il te trahira ». C’est l’une des raisons pour lesquelles le Royaume avait tant investi dans la recherche médicale par le passé, au cours de ses années fastes, jusqu’à faire de la connaissance parfaite du corps humain une utopie obsessionnelle et quelque peu malsaine. La biologie n’était qu’une des bases de cette doctrine qui impliquait également les sphères psychologique et spirituelle.

Alors que les adolescents entrèrent dans la salle d’enseignement un à un, tous aperçurent le visage fermé, quasi emmuré, de Mme Finshton. Cette femme blonde d’une quarantaine d’années, qui en paraissait au moins soixante, avait le visage émacié, bien que très maquillé, et une silhouette longiligne. Ses tenues noires étaient partiellement dissimulées en dessous de la blouse blanche que son métier l’obligeait à porter. Toujours parée de bijoux extravagants aux formes qui semblaient défier les lois de la physique, La Vera, comme certains aimaient l’appeler, ne semblait se complaire que dans la méchanceté apparente et l’exigence des perfectionnistes. L’atmosphère qui régnait au sein de ses enseignements était tendue et austère mais la passion avec laquelle elle transmettait ses nombreux savoirs atténuait le caractère étouffant de ses méthodes. Elle faisait ainsi partie de ces quelques maestros dont on se demandait comment ils évoluaient au quotidien et ce qu’ils pouvaient apprécier, ces mêmes individus dont on pensait avec certitude qu’ils n’étaient que des loups solitaires vivant en dehors de la meute. Aucun adolescent n’avait ainsi jamais osé se heurter à cette femme à la voix rauque d’une vieille fumeuse et au débit de parole d’une mitraillette.

Une fois rentrés dans la salle, chacun s’installa devant sa paillasse sans bruit ni fracas avant d’attendre les instructions de la maestro qui tombaient telle la foudre sur un arbre frémissant :

– page 44 du manuel « Système nerveux central », schéma B6, commentez-moi ce que vous voyeeeeeeeeeeeeeeeeeeeez…M. Wisaam, par exemple….

Bien que coutumiers de cette méthode peu orthodoxe, certains adolescents rencontraient beaucoup de difficultés à gérer leur stresse face à ce type de situations.

Lioth, le jeune garçon qui venait d’être interpellé par cette mère dragon, fut pris de cours et bredouilla :

– le…euh…cervelet semble atrophié…mais on…je ne distingue pas le cordon médullaire…

Vera Finshton lui coupa très rapidement la parole pour le foudroyer de nouveau, sans sourire ni compassion :

– je note effectivement que votre cervelet doit être fortement atrophié pour ne pas faire la différence entre un bulbe rachidien et un cervelet. Un élève qui n’est pas encore capable de faire cette distinction à cette période du cycle d’apprentissage n’a rien à faire dans mon enseignement. Je vous demande donc de bien vouloir rassembler vos affaires et de sortir. En vous remerciant.

Le jeune garçon, penaud, ne prit pas la peine de contester cette décision. Il rangea alors son cahier dans son sac et prit la porte en toute discrétion alors que la maestro continuait à interroger ses camarades en tapotant frénétiquement quelques mots sur sa tablette et faisant totalement abstraction du départ de Lioth.

Sulina assista à cette scène avec désolation et fascination. Elle admirait la dureté quasi pathologique de Mme Finshton qu’elle savait ne pas avoir en elle et se prit à imaginer le pouvoir que cela devait procurer.

Le cours se déroula alors avec ses hauts et ses bas habituels avant de se terminer naturellement, sans fracas. La Vera remercia alors ses élèves pour leur attention avant de lancer à la volée :

– Mademoiselle Kalika, je vous remercie de bien vouloir venir me voir avant de sortir. J’ai quelques mots à vous dire.

Sulina, perplexe mais sachant pertinemment qu’elle n’avait rien à se reprocher, s’approcha donc confiante de la maestro qui avait entre-temps retiré sa blouse blanche et réajusté son caraco. Vera Finshton prit soin d’attendre d’être seule avec la jeune fille avant de lui demander :

– Vous préparez un exposé sur la loi Kano, semblerait-il ?

– C’est exacte Madame, lui répondit Sulina.

– Votre bibliographie est-elle complète ?

– Je pense…oui, lui rétorqua hésitante la jeune fille.

– J’espère que parmi vos ouvrages figure « Loi Kano et perturbations cycloniques de J. Bigna »…

L’esprit de Sulina se brouilla en une fraction de secondes, oscillant entre stupéfaction face à une telle coïncidence et impression de message subliminal. Après quelques secondes sans dire un mot, l’adolescente retrouva doucement sa raison avant de tester son interlocutrice :

– Mais pourquoi donc ce livre que vous n’êtes, d’ailleurs, pas la première à me conseiller ? Je n’y ai trouvé aucun intérêt mais sans doute suis-je passée à côté de l’essentiel.

– Ecoutez Sulina - il s’agissait-là de la 1ère fois que Vera Finshton s’adressait à un élève en l’appelant par son prénom - je ne vais pas tourner autour du pot car je ne peux vous retenir plus longtemps. Le domaine sur lequel nous sommes actuellement abrite une ancienne station météorologique abandonnée et désormais hors d’usage. Cet ouvrage le mentionne avec beaucoup de précisions. C’est la clef de tout…

– Parlez-vous toujours de mon exposé ?

Mme Finshton éluda la question et poursuivit son explication obscure :

– Cette station est intéressante mais interdite d’accès depuis plusieurs années. Il serait intéressant que vous vous y rendiez néanmoins...

– Mais…pourquoi ? Quand ? Comment ? lui répondit alors agacée et impatiente la jeune femme.

– En utilisant votre système nerveux sympathique !! C’est à dire sans réfléchir, instinctivement, lorsque l’occasion se présentera…très rapidement…lorsque ce murmure strident nous enveloppera. Il est temps de nous en aller à présent.

– Mais nous sommes constamment sous surveillance !

Alors qu’elle s’exprimait, Vera Finshton avait rangé ses affaires et se dirigeait vers la porte pour pouvoir se retirer aussitôt la discussion terminée, au grand désespoir de Sulina :

– Mme Finshton, ATTENDEZ ! cria la jeune fille, en vain.

Son interlocutrice ne se retourna pas et lui lança, en guise de réponse :

– Bonne journée Mme Kalika !

Elle observa alors la silhouette noire longiligne de la maestro s’évaporer précipitamment, tel un spectre, dans le long couloir.

Sulina resta alors dans cette position d’observatrice pendant plusieurs minutes, comme abasourdie par la scène à laquelle elle venait d’assister impuissante. Plus rien ne semblait tourner rond autour de la jeune femme depuis maintenant plusieurs heures.

Dans sa tête, l’adolescente se répétait en boucle les propos suivants, à la manière d’un disque vinyle rayé : que se passe-t-il ? Je n’y comprends rien. Que se passe-t-il ? Je n’y comprends rien…

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