I. Les marchands ambulants
Ce n’était pas un rêve, je ne rêvais jamais.
Nulle parole et pourtant j’entendais chaque mot. Nulle image et pourtant je voyais tout. Les plumes jouaient dans l’air, les herbes et les feuilles dansaient, les ombres glissaient dans les lueurs et les chants et les souffles bruissaient à l’unisson. Moment éternel… que la voix de Mère évapora.
– Le jour est là, Agapè.
Le souvenir des plumes et de leur douceur se dilua, découvrant le visage penché sur moi. Les doux yeux azur vagabondaient ailleurs, alors que les doigts dorés par le soleil repoussaient les ondulations retombant sans cesse sur mon front.
– Viens manger.
Sa main se détacha de mes cheveux et mes jambes remuèrent sous l’étoffe rêche afin de s’en échapper. Mes pieds touchèrent le sol, je remis en ordre mon drapé, y décelai des traces verdâtres semblables à des branches étranges en me redressant.
– Tu devrais changer de toge, commenta-t-elle en disposant des bols sur la table de bois.
Derrière elle, dans le mur fendillé, une touffe d’herbe s’épanouissait avec absurdité, une minuscule fleur violette s’y était même logée.
Je m’avançai vers le repas d’un pas ensommeillé, puis entrepris de me hisser sur le tabouret ; aussitôt les mains de Mère glissèrent sous mes bras pour m’y installer et l’instant d’après, elle disposait devant moi les mets qu’elle avait préparés.
Mes doigts s’emparèrent machinalement d'une olive, et son jus éclata bientôt sur ma langue. Plaisir chaque fois inédit et si habituel à la fois, comme si le temps tout entier s’était concentré en ce seul fruit. Il en était de même pour la chair encore tiède de la galette, pour l’eau qui glissa ensuite sur mes papilles et contre les parois de ma gorge, jusqu’à ce que je ne sache plus très bien où elle se promenait. J’oubliai. Un instant seulement car dehors, des éclat de vie m’incitèrent à délaisser tout cela.
– Pourquoi ce bruit ? lançai-je en me tortillant sur mon siège pour regarder la toile rapiécée qui pendait du plafond jusqu’au seuil de la maison.
– Mange, indiqua Mère en pointant les morceaux de galette, avant de se déplacer jusqu’à l’entrée, et de jeter un œil au dehors en repoussant la tenture.
Je la suivis des yeux revenir à table.
– Juste des marchands. Termine ton repas.
Elle arborait un masque sans expression, évitant soigneusement mon regard. Alors, avec une soif irrépressible, je cherchai à capter le sien ; elle déplaça nerveusement des objets, les alignant entre nous.
– Agapè, me fis-je gronder.
Baissant la tête, je me mis à jouer avec les irrégularités de la table, jusqu’à ce que l’ongle de mon pouce bute dans une nervure du bois. Finalement, je m’emparai d’un bout de galette.
– Je préfère que tu ne sortes pas aujourd’hui.
Ce que je portais à ma bouche interrompit sa course dans l’air.
– Pourquoi ?
Je l'examinai tandis qu'elle fixait la porte, les doigts d'une main posés sur sa bouche comme pour garder la parole en otage.
– Ce sont des marchands ambulants, dehors ?
Ma voix avait trahi mon excitation, et même mon corps… je me dandinais sur mon siège, sentant un sourire gonfler mes joues.
– Il n’y a rien pour toi dehors. Mange, à présent.
Attrapant une olive pour jouer avec elle, j’entendis les mots s’échapper de mes lèvres sans avoir pourtant l’impression de l’avoir commandé.
– Si. Il y a un oiseau pour moi, dehors.
Le regard de Mère s’appuya craintivement sur mon visage, je ne le levai pas.
– Un oiseau ?
J’observai une mèche de mes cheveux tomber devant mon œil.
– Il volait dans ma nuit.
Elle soupira doucement, et même sans la contempler, je devinai ses épaules se décrisper.
– C’est un beau songe, apprécia-t-elle. Comment était-il, cet oiseau ?
Je me redressai alors que mon visage s’épanouissait, écartant les bras aléatoirement.
– Il était petit. Et immense.
– Petit ou immense ?
L’éclat de joie qui animait son timbre m’était très agréable à l’oreille.
– Les deux, décidai-je finalement.
Mais en avais-je vraiment décidé ainsi ? Tout à coup, j’avais une intense envie de dormir. Le petit rire de Mère, doux et aérien, m’attacha pourtant à l’éveil.
– Et de quelle couleur était-il ?
Rien ne me vint. Rien du tout.
– Je ne sais pas, conclus-je. Je ne l’ai pas vu.
– Alors tu auras vu son ombre et la clarté et les ténèbres jouaient avec son envergure.
Je secouai la tête machinalement.
– Non. Je n’ai senti que sa présence.
– Il était tout proche alors, fit-elle après un moment d’hésitation.
– Oui. Mais il était très très loin aussi.
– Peut-être y en avait-il deux ?
J’étudiai la proposition en glissant le bout de mes doigts dans les nervures de la table.
– Trois.
Oui, trois. Mais je ne savais pas pourquoi, je ne savais pas comment, je ne me rappelais de rien et pourtant, je le savais.
– Trois oiseaux, murmura-t-elle pensivement.
– Non, trois étincelles.
De nouveau son regard pesa sur moi.
– Donneront-elles un grand brasier ?
Je répondis par la négative en secouant lentement la tête.
– Un grand brouillard de cristal.
Elle se pencha sur la table et, tendant le bras dans ma direction, tenta vainement de me coiffer.
– Tu as de beaux rêves.
Au lieu de la contredire, je croquai délicatement dans mon olive.
Ce jour fut long. Enfermé dans la masure, j’alternai assoupissements et élans vers l’extérieur, où je n’avais le droit de me rendre. Plusieurs fois j’allai jusqu’à la toile jetée depuis le plafond, plusieurs fois j’effleurai sa surface de la pulpe de mes doigts et maintenant, mon nez y était blotti tandis que mes oreilles tentaient de voir ce que mes prunelles ne percevaient pas.
– Agapè.
– Pardon, fis-je aussitôt en m’écartant de la tenture.
Je considérai cette dernière avec un certain agacement, puis retournai aux côtés de Mère. Elle triait des graines, sa concentration diluée par la nécessité de me surveiller.
– Rien ne sert à ce que tu demeures devant la porte, dit-elle.
J’accrochai mes mains à la table, puis en détachai finalement une, pour retirer une graine qui s’était retrouvée sur le mauvais tas. Une fois celle-ci placée au bon endroit, je remis mes doigts en place et y posai mon menton.
– Les autres enfants aiment beaucoup les marchands ambulants.
Les lèvres de Mère s'entrouvrirent, mais aucun son n'en sortit.
– Je crois même que les autres enfants les suivent tout le jour en criant de joie.
– Tu n’es pas comme les autres enfants.
– Je pourrais les suivre sans crier, évaluai-je.
L’amusement hésita un instant sur son visage, finalement écrasé par la détermination.
– Tu devrais changer de toge, celle-ci a besoin d’être lavée.
J’inspectai ma tenue, une moue tordant ma bouche.
– Moi aussi j’ai besoin d’être lavé.
– Va déjà enfiler un autre drapé.
– Je préfère me laver avant.
– Agapè.
Je lâchai la table et allai me saisir de l’étoffe en question, puis la déliai avec réticence.
– C’est ma préférée, déclarai-je. Je ne veux pas la salir, et je suis sale.
Mère échappa un long soupir, cessa son ouvrage, comme égarée dans ses hésitations, puis déposa précautionneusement une graine sur un tas.
– Nous irons tous les deux à la rivière avant la nuit.
Lorsqu’enfin je touchai l’air de dehors, le soleil diffusait ses dernières lueurs sur les champs et les demeures, sur les terres sauvages de l’autre côté de la rivière miroitante, et sur les forêts, là-bas.
Un moment je contemplai les perles d'eau qui scintillaient sur mes bras, profitant du délice des herbes tièdes sous mes pieds. Mère frottait vigoureusement mon drapé contre une pierre toute luisante et un peu plus loin, d'autres enfants se lavaient en poussant des sons de joie. Alors je m'étendis paisiblement, laissant mes talons frôler la surface de la rivière, et je les regardai. Ils finirent par me regarder aussi. Quelques uns me lancèrent un sourire ou un geste de la main auxquels je répondis tel un reflet ravi. Certains étaient trop occupés à leurs jeux pour m'offrir autre chose qu'une œillade joyeuse. Un papillon me chatouilla le genou en s'y posant, et attira mon attention. Dans ses ailes jaunes, il y avait des formes dorées et indéfinies. Lorsqu'il s'envola, je m'aperçus qu'une toute petite fille avançait dans ma direction. Parfois à l'aide de ses mains et de ses genoux, parfois en se redressant pour marcher un peu trop raidement, et retomber en avant dans un rire qui sautait et roulait dans l'air. Je n'avais pas eu l'intention de happer son regard brillant, c'était lui qui avait cherché le mien, et y restait suspendu avec allégresse. Elle était déterminée à venir s'installer près de moi, ce qu'elle fit, pour tendre ses bras potelés vers le mien, qui avait depuis longtemps perdu toute rondeur enfantine. Je la laissai jouer avec ma main dont elle s'était emparée et quand une goutte qui perdurait encore sur mon épaule dévala soudain ma peau, elle éclata de rire. Moi aussi, tant la surprise émerveillée qui flottait dans ses prunelles rebondit avec franchise en mon être. Mais soudain, des griffes furieuses soulevèrent l’enfant.
– Par tous les dieux ! s’écria la femme que je n’avais pas vue fondre sur nous.
Alors qu’elle serrait la petite contre elle, Mère se précipita, les pans de sa toge trempés, pour se jeter devant moi et m’entourer. Blotti dans son cou et ses cheveux mouillés, je levai les yeux vers l’enfant prisonnière d’une étreinte absurde ; elle tendait vainement ses minuscules doigts dans ma direction, les prunelles alors pleines de larmes.
– Ne le laisse plus jamais approcher ! Par tous les dieux !
Comme seule réponse, Mère me couvrit vainement les oreilles. Derrière nous, on approchait ; j’entendis des pas déterminés écraser les herbes.
– Quelle sorte de dieux vénères-tu, si tu les invoques à l’encontre d’un enfant ? s’offusqua une voix jeune, aux intonations chantantes et inconnues.
Je me tordis aussitôt en tous sens, et réussis à poser les yeux sur deux jambes solides et fines, à la peau brune et dorée à la fois, à moitié couvertes d’une étoffe claire flanquée d’une autre, qui entourait les hanches, et qui luisait de mille couleurs. Ma curiosité grimpa sur le buste, uniquement orné d’un large collier de petits cailloux bleus, puis sur le visage ambré aux longs yeux noirs qui perçaient l’objet de son outrage.
Derrière lui, trois hommes d’âges variés, tout aussi bruns mais vêtus d’étoffes encore plus colorées – tant que j’eus envie de tendre le bras pour les toucher – se concertaient du regard.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles, étranger ! cracha la femme alors que Mère tentait de caler sous son bras nos drapés mouillés tout en me soulevant de l’autre.
– Je sais ce que savent mes yeux et mes oreilles.
– Ne te mêle pas des affaires du village, l’égyptien, lui conseilla l’un des hommes dans son dos en posant une main pleine de soleil sur son épaule.
La mélodie de son accent était très différente du premier et alors qu’elle planait encore dans l’air, les gestes de Mère se firent soudain plus précipités. Et plus maladroits : les drapés lui échappèrent et se déroulèrent sur le sol. L’égyptien se pencha afin de les ramasser, et de les lui tendre avec précaution. J’aimai sa façon de la regarder, j’aimai la droiture de ses traits et les tresses qui tiraient ses cheveux noirs contre son crâne.
– Puis-je t’aider, femme ?
Tout en secouant vigoureusement la tête, Mère me hissa contre sa hanche et récupéra les étoffes d’un mouvement fébrile. Et puis elle nous enfuit.
Les doigts accrochés à la table, je contemplais Mère, occupée à plier consciencieusement les étoffes.
– Irons-nous voir les marchands ambulants demain ?
Elle soupira doucement.
– Ce sont des étrangers.
J’appuyai mon menton sur ma main et mon regard sur son visage.
– Nous ne savons pas d’où ils viennent, ajouta t-elle en fronçant les sourcils.
– Moi j’aimerais savoir où ils vont.
Elle haussa les épaules, prenant une expression plus concentrée que jamais.
– Nous ne savons pas qui ils sont.
– L’égyptien a voulu t’aider.
Ses doigts se crispèrent sur le drapé.
– Nous ne savons pas ce qu’ils veulent.
Je tordis ma bouche en soupesant la question.
– Peut-être veulent-ils vendre des couleurs ?
– Des couleurs ?
Je la regardai, elle se remit à l’ouvrage.
– Leurs étoffes étaient de mille couleurs, rêvassai-je.
L’observant encore, j’inclinai la tête en lui souriant.
– Des couleurs de soleil, cela t’irait bien.
Le trouble intense qui glissa sur son visage effaça mon sourire.
– Ai-je dit une mauvaise chose ?
– Je suis juste fatiguée, m’assura t-elle. Et tu devrais aller dormir, la nuit est tombée.
Je tombai aussi, lentement. Fuyant ce soir mais comme toujours irrémédiable, le sommeil fut. Enfin.
La brise fraîche caressait mon front, ailleurs. Mais ici il n’y avait pas de brise. Il y avait l’étendue, il y avait le monde ! L’odeur des ciels et des astres, le goût des forêts et des voix, le son des terres et des regards. Il y avait l’oiseau. Secret nocturne, promesse de toujours, ses ailes planaient à nouveau au loin, tout contre moi. Promenade au milieu de ce qui fut, de ce qui serait et sera. J’étais.
Au creux de ma couche mon corps se déliait et mon souffle suivait l’air de la nuit. Les animaux gardés par les villages endormis sortaient du bois, dans le temple le prêtre chuchotait des mots que le défunt devant lui n’entendrait jamais. Mais peut-être ses paroles intéressaient-elles le chat allongé sur le rebord de sa fenêtre. Là-bas les plantes se courbaient dans une danse fatiguée au-dessus de la rivière qui s’étirait. Tout près Mère priait la mère de son père. Elle demandait protection, elle demandait conseil. Mon soupir interrompit ses implorations. Quelques instants après, ses doigts glissèrent lentement sur mes cheveux. Un moment après, elle reprit sa prière, et souhaita ne jamais revoir les marchands ambulants. Mais si tel était son vœu, ce n’était pas le leur, et encore moins celui de l’Égyptien.
Le jour suivant il déposa quelques fruits à l’entrée de la maison durant notre repas. Je n’eus pas le droit de le regarder à son approche et Mère ne répondit rien à ses salutations.
– Pour le petit, indiqua-t-il une autre fois de sa voix chantante en tendant un morceau d’étoffe enroulé et ensanglanté.
Mère contempla le présent en me pressant contre sa hanche. Il la fixait de ses yeux sombres, le bras tendu vers elle. Quelque chose, qui n’était pas tout à fait un sourire, anima brièvement sa bouche.
– Prends, insista-t-il. Le petit est trop maigre, cela lui fera grand bien.
– Qu’est-ce que c’est ? lâchai-je.
L’Égyptien baissa les yeux sur moi, Mère se retourna brusquement, sa main tenant ma tête m’arracha quelques cheveux.
– Ne le regarde pas !
Je ne savais si l’ordonnance m’était adressée ou non mais je n’aurais pu désobéir de toute façon ; mon visage se noyait dans les plis de sa toge.
– Crains-tu que des yeux étrangers puissent salir ton enfant ? s’amusa l’Égyptien tandis que je me frottais le crâne tant bien que mal.
– Laisse nous ! lança t-elle en commençant à nous éloigner.
Lorsque nous revînmes de la rivière à la nuit tombée, le cadeau de l’Égyptien trônait sur quelques grandes feuilles, juste sous la tenture de l’entrée.
– De la viande, murmura Mère en admirant la chose brune luisante de sang déballée sur la table.
Je reniflai l’odeur nouvelle avec curiosité.
– De la viande, répétai-je. Vas-tu la jeter comme tu l’as fait avec les fruits ?
Son regard passa rapidement sur mon visage pour venir se reposer longuement sur l’étrange cadeau. Je sentis presque goutter la seconde et les suivantes.
– Non.
– Que vas-tu en faire ?
– La cuire.
– Ah oui ? Ça se mange ?
Un rire fugace lui échappa et elle passa ses doigts sur mes cheveux.
– Tu verras, c’est bon.
– Tu en as déjà mangé alors.
– Il y a longtemps…
Je contemplai la mélancolie se dessiner le long de ses traits, et qui demeura jusqu’à ce qu’elle pousse un bol fumant devant moi. Aussitôt les effluves puissantes me happèrent. Plus tôt déjà elles avaient attisé mon intérêt, alors que Mère préparait le repas. Je n’avais jamais rien senti de comparable et, fasciné, j’effleurai les morceaux bruns, leur chaleur humide, leur surface rude. Me saisissant de l’un d’eux, je le scrutai de plus près.
– Mange, s’amusa Mère.
Je le reniflai généreusement, avant de le porter à mes lèvres, et qu’il taquine ma bouche toute entière. Et puis, je levai les yeux vers Mère.
– J’aime le présent de l’Égyptien !
Un sourire hésitant l’illumina, puis s’éteignit doucement.
Je mastiquai consciencieusement en la dévisageant, tandis qu’elle hésitait avec le morceau de galette dans sa main.
– Pourquoi ne manges-tu pas la viande ?
Comme seule réponse, elle balaya la question d’un geste.
Inclinant puis redressant la tête, une moue tordit ma bouche. J’attrapai un autre morceau et le lui tendis.
– Non. Mange, m’intima t-elle.
– Pourquoi n’en veux-tu pas ?
– Cette viande est pour toi.
Je repliai mon bras.
– Donc elle est à moi ?
Elle opina, je lui retendis le bout de viande.
– Ainsi nous disposons de nos biens, déclarai-je, j’en dispose ainsi.
Mère finit par accepter d’un air amusé.
– Tu parles à la façon d’un orateur.
Je m’esclaffai en retour, puisque cela la mettait en joie, puis mâchonnai longuement et enfin je laissai ma joue s’écraser dans ma paume et mes paupières se clore un long instant. Enivré par mon repas, le sommeil faillit me gagner et, sentant ou imaginant les plumes de l’oiseau m’effleurer, je souris.
– Ferons-nous un présent en retour à l’Égyptien ?
– Agapè.
– Il nous donne plaisir, insistai-je en ouvrant les yeux.
Mère détourna les siens immédiatement.
– Il nous porte bon intérêt, continuai-je.
– Je n’aime pas beaucoup cet intérêt.
– Préfères-tu celui que nous portent les villageois ?
Visiblement agacée, elle se leva et son tabouret bascula dangereusement, puis elle se mit à ramasser les ustensiles sur la table. Je l’observai, un peu perdu dans l’enchaînement que je ne saisissais pas.
– Il est gentil.
– Il est trop curieux, coupa t-elle sèchement.
– Est-ce une mauvaise chose, dans la bonté ?
Mère ne répondit pas, se contentant de pincer les lèvres.
– Il est bon avec toi.
Elle haussa les épaules.
– Il est bon avec moi…
– Il ne l’aurait pas été s’il t’avait regardé !
Aussitôt elle porta la main à sa bouche.
– Peut-être, évaluai-je en remuant sur mon siège.
Je remarquai ses prunelles miroitantes.
– Pourquoi pleures-tu ? Es-tu énervée à cause de moi ?
Elle contourna la table et vint me blottir dans son drapé.
– Non… Je suis désolée Agapè.
– Pourquoi ? marmonnai-je, complètement égaré.
Son habituel rire en pleurs me secoua légèrement et sa main caressa ma tête. Elle le faisait toujours, une fois que je fus glissé sous mon étoffe de nuit. Au bout d’un moment elle cessa, j’ouvris les paupières. Mère dormait paisiblement. Mon regard se promena dans la pièce obscure. Une nouvelle lézarde naissait dans le plafond juste au-dessus de ma couche, un rongeur grattait quelque chose du côté de la table, un souffle poussait la tenture jetée devant l’entrée. Juste derrière le mouvement ample du tissu, le monde murmurait. Une bourrasque souleva davantage la tenture, laissant la brise chargée des effluves nocturnes se faufiler dans la maison, et j’aspirai l’air avec délice. Il était sucré. Irrésistible… Très lentement je remuai, me redressai, glissai mes pieds sur le sol.
Il n'y avait plus qu’à faire quelques pas, et à se glisser dehors. Une inspiration avortée et j'étais devant la maison, mon talon s'enfonçant dans un caillou décidé à s'incruster dans ma peau. Là-bas quelques torches portaient des flammes mourantes, la nuit devait être avancée.
Et maintenant… De ce côté les bâtisses dormaient, de l'autre les champs et les arbres se balançaient dans les ténèbres. Personne. Seul le son du vent, des insectes, de mes pas précautionneux qui dérangeaient la caillasse. Bientôt je foulai la vaste étendue d'herbe, prenant garde à ne pas abîmer les petites fleurs aux longs pétales blancs qui la parsemaient, et qui m'obligèrent à danser jusqu'à la rivière.
Quelques brins me piquèrent lorsque je m'installai sur la rive, offusqués que je trouble ainsi leur repos. Le chant nocturne animait la forêt au loin, les cimes chatouillaient le ciel lentement, se parant parfois de clarté au milieu de l'obscurité. J'écoutai. Et je vis. Une forme agile mais encore indéfinie sortait des bois. Elle se rapprochait tranquillement, fendant un champ à demi ratiboisé. Droit sur moi. Si je ne pouvais distinguer les yeux de l'animal, je les sentais peser sur ma silhouette, sur mon visage peut-être. Je souris, la bête se figea. On aurait dit un chien affamé, sans doute, mais le collier de fourrure qui lui garnissait le cou le rendait élégant. Très lentement, je me remis debout, et l'animal n'esquissa pas la moindre réaction.
– Je reviens, lui déclarai-je avant de tourner les talons.
Il ne me fallut que quelques instants pour regagner la maison, entrer sans respirer, chaparder un gros morceau de galette dans la réserve, ressortir tout en vérifiant la profondeur du sommeil de Mère, et revenir sur la rive. Il était toujours là, il m'avait attendu. Le présent dans mes mains, je considérai la rivière qui nous séparait avec hésitation. Je n’étais pas très adroit… Il me fallait faire un essai d'abord. Détachant un petit morceau de la galette, je pris un peu d'élan et le lançai par-dessus les eaux… Il me fallait sans doute plus d'un essai. Au suivant, je n'atteignis pas tout à fait l'endroit visé, mais le petit bout de nourriture s'échoua bel et bien de l'autre côté. Le reste suivit alors, et j'observai l'animal… qui ne bougeait pas d'un pouce.
– Mange, lui indiquai-je en imitant le ton encourageant de Mère.
Sans doute cela ne fonctionnait-il que sur moi, car la bête continua de me fixer.
– Eh !
La voix s'était élevée soudainement et durant une seconde j'envisageai qu'elle provenait de la bête, avant d'entendre des pas dans mon dos.
Je me retournai.
– A qui parlais-tu ? lança l’Égyptien en s’immobilisant.
Ses yeux longs et noirs scrutaient l'autre côté de la rive.
– Au chien qui avait faim, répondis-je en le désignant.
Mais il n’était plus là.
– N'était-ce pas un loup ?
Mon regard vagabonda sur les champs et le long de la lisière obscurcie.
– C'était peut-être un loup. Il avait faim.
– Et tu lui as offert un repas sans considérer que tu aurais pu être le sien.
Il vint se poster à mon côté et je levai le menton pour jauger son profil acéré.
– Il n'avait pas l'intention de me manger.
– Comment le sais-tu ?
– Est-il essentiel de déceler les façons, si l'on sait ?
Les instants défilèrent avec pesanteur et puis, l’Égyptien étira un large sourire.
– Seulement pour celui qui ne sait pas, accorda t-il en me regardant.
Alors, son visage s’effondra.
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