17. Bouhouhou

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Jilam abandonna Garlik, qui s’était assoupie, et quitta la chaleur du tertre pour le monde froid. Un soleil pâle au vif éclat l’aveugla momentanément. Le temps était au beau fixe malgré le souffle implacable de la Reine d’Hiver. Le tertre de Garlik se dressait en altitude, à mi-chemin entre vallée et montagne. Respirer irritait les narines et encourageait les saignements de nez, vos dents crissaient bien malgré vous, tandis qu’une couche scintillante de givre tapissait le sol dur jusqu’à l’arrivée du Seigneur du Zénith. La ceinture de grands épineux protégeait néanmoins les habitants du tertre de la morsure terrible de la bise.

L’imposante butte au dôme resplendissant de parterres de fleurs jaunes, mauves et blanches reposait sur un amoncellement de terrasses dessinant la mosaïque d’un vaste jardin dont les champignons étaient maîtres. Dès que vous quittiez l’antre de la sorcière-troll, les effluves musquées vous enrobaient comme les fumées d’un âtre. Une centaine d’espèces cohabitaient au sein du jardin fongique de Garlik. De larges allées étaient aménagées afin de permettre aux golems de circuler sans piétiner les champignons. Jilam s’étonnait de la minutie dont faisaient preuve les créatures envoûtées aux allures de brute sans cervelle. Chacune des tâches qu’elles accomplissaient respirait l’amour de l’ouvrage.

Le jeune homme stoppa net, nez à nez, bien que l’expression ne convînt pas, avec l’une des montagnes de boue argileuse. La figure épatée n’offrait aucun interstice ni le moindre trait de visage. Pourtant, Jilam aurait juré qu’elle souriait.

« Bonjour Mourab, salua-t-il le golem, dénué de crainte et souriant. Merci pour les noix. » Il se garda d’avouer qu’il ne les avait pas touchées, comme si le golem aurait pu en être blessé. Comment peuvent-ils voir ou entendre ? Magie de sorcière, pensa-t-il. La montagne d’argile hocha son énorme trogne brune d’un infime mouvement avant de retourner à sa tâche, une bêche dans son poing dénué de doigts.

L’époux de la sorcière observa un moment les golems à l’œuvre. Certains champignons étaient si énormes que leurs chapeaux servaient de pare-soleil aux monstrueux géants. Il arpenta les allées pentues et les escaliers rustiques, nonchalant, les pensées encore à moitié captives du sommeil.

Un golem bossu s’écarta, révélant Tête-de-Pie, accroupie, occupée à planter des parterres de mousse.

« Bien dormi l’ours des cavernes ? l’alpagua-t-elle. Tu ronflais si joliment que ça nous faisait de la peine de te sortir du pieux. La vieille Garlik n’a pas trop abusé de toi j’espère.

─ Ahaha, très drôle. Tu t’occupes du jardin ?

─ Bien vu la taupe ! J’aide Bobar à planter les moussacouettes. La saison prochaine, elles donneront leurs fleurs. Selon Bobar, elles ont un parfum exquis. On s’en badigeonne et ça tue les puces et les punaises.

─ Tu vas me faire croire que Bobar t’a raconté tout ça », dit Jilam en désignant le golem ventru et bossu.

La fée-lutin tapota le cuissot du géant d’argile qui ne broncha pas d’un pouce dont il était dépourvu. « Te fie pas aux apparences. Un vrai bavard ce Bobar. Une fois lancé on l’arrête plus, comme une pierre à fronde. »

Jilam répliqua par une moue dédaigneuse. « Magnifique. Dit, tu sais où sont les autres ?

─ La Cheffe Ronchonne est allée passer ses nerfs sur le ratacouard avec Queue Touffue et Oreilles-en-mousse. Tête-à-claques doit sûrement roupiller sur le nid d’un esprit. Et la Dame Démone est partie explorer dans son coin. »

Face aux traits dépités du jeune homme, la fée lutin décocha son air malicieux.

« Pffff, souffla-t-il. J’imagine que Nellis est encore à la cueillette.

─ T’as qu’à aller voir par toi-même. Sinon ça te dirait de nous aider ? »

Jilam haussa les épaules sans dire un mot et salua d’un geste évasif la Rate Chevelue et le golem bossu tout en s’éloignant en direction de l’orée du bois vert.

Une barrière de mûriers ceinturait le jardin fongique. Le jeune homme cueillit quelques-unes des énormes baies noires gorgées de jus. Il se piqua aux ronces et suçota son doigt blessé repeint de mauve. L’enceinte de mûriers protégeait le jardin fongique des redoutables ratacouards, espèce endémique de la vallée des trolls, des rats géants au pelage noir ou brun mangeurs de champignons. Ils en étaient si friands que leur chair détenait une saveur de truffe. Les trolls les nommaient ainsi en raison de leur tendance à fuir plutôt que défendre leurs nids, quitte à abandonner leurs petits. Malgré leur taille impressionnante – les plus gros spécimens atteignaient la taille d’un jeune hériphant – les ratacouards étaient parfaitement inoffensifs, hormis pour les champignons, véritable fléau les concernant. Le mûrier constituait la protection idéale selon Garlik. Les ratacouards étaient trop volumineux pour se faufiler entre les ronces tandis qu’elles se cassaient les griffes sur les racines profondes et solides de la plante. Et surtout, le ratacouard était allergique aux mûres.

Repu de vitamines, Jilam s’enfonça dans le massif épineux. L’épais tapis brun, cimetière des aiguilles, nourri depuis des lustres, craquait à chacun de ses pas. Le jeune homme se délectait de la texture moelleuse sous ses semelles. De larges trouées taillées par le passage régulier des golems à travers le méandre de branches basses et de fourrés facilitaient sa progression. Il demeurait néanmoins sur ses gardes, car à ces hauteurs rôdaient les chimères.

L’époux de la sorcière s’arrêta aux abords des pâturages où les golems menaient paître les troupeaux de chèvres argiennes à la toison d’or resplendissante sous l’astre blanc, œil solitaire dans son ciel bleu vitreux nimbé de nuages timides. Le berger s’approcha de lui sans un bruit, manquant de lui provoquer une crise cardiaque. Sans s’émouvoir, le monstre de terre tendit à Jilam une outre remplie de lait de chèvre au miel. Le liquide frais et sucré dénoua les membres gelés du jeune homme qui remercia le géant de glaise. Du revers de la main, il s’essuya le menton dégoulinant d’un filet de liquide doré, puis s’en alla en direction des vergers de gronoyers.

Les troncs massifs, sombres, presque noirs, étaient pliés, déformés par les amas d’écorce qui poussaient chaotiquement à leur surface. Jilam s’imaginait marcher le long d’une immense nef qu’un incendie aurait dévoré par le passé. Les colonnes fondues, tordues par la chaleur des flammes, se dressaient dans toute leur sinistre majesté. Les imposantes ramures à l’épais feuillage cramoisi, quasi violet, insensible au froid hivernal, se heurtaient entre elles, bataillant pour conquérir la meilleure lumière. Jilam se sentait minuscule, un cloporte à l’intérieur d’une souche, marchant dans ces allées massacrées par les racines monstrueuses, aux tapis sans fin de noix pourries et leurs puissants relents de moisissure. Les feuilles sombres, dotées d’un épais duvet, luttaient avec férocité contre les rafales des cimes qui cherchaient à les arracher à leur socle vital. Certaines, les plus menues, tombaient d’un trait, sans voltiger tant elles étaient pesantes. Les golems confectionnaient à partir de leurs fibres vêtements et couvertures incomparables. Jilam l’avait constaté en portant les tuniques, capes et culottes offertes gracieusement par Garlik.

L’esprit errant tourna le dos au verger terrifiant au profit d’un charmant bosquet de bouleaux à la fine écorce dorée bordant le précipice d’un torrent aux eaux transparentes. L’humain dénicha un petit coin tranquille où le courant n’était pas trop fort, retira ses vêtements et s’immergea dans l’eau glaciale. La sensation de sauter à pieds joints dans un buisson de mûrier. Les épines lui transperçant la peau jusqu’aux os. Il résista au désir de s’extirper jusqu’à ce que s’envole la douleur, et avec elle le sens du toucher. Son corps fondu dans le courant, ses pensées libres. Son pied, bien réel, trébucha sur un galet, sa main, mangée par les fourmis, se rattrapa de justesse à un rocher. Il marcha prudemment vers la rive et s’allongea, de l’eau jusqu’aux oreilles, se berçant de l’écho du torrent. Il ferma les yeux, plongeant dans un néant paisible. Les seuls sons provenaient de l’eau mouvante et du passage des poissons grattant le fond limoneux de leurs nageoires en quête de sédiments nutritifs. L’esprit libre baignait dans le cosmos, perdu entre éveil et sommeil, et seul l’habitait le chant vibrant des étoiles qui s’éteignent et qui naissent.

Une puissante onde de choc le secoua. Un astre venait d’imploser tout près de lui. Son corps éveillé se redressa dans un sursaut paniqué qui manqua lui faire boire la tasse. « Bouh ! » Sur la rive de galets l’observait un visage blanc couvert de points rouges évoquant un champignon vénéneux. « Tu vas attraper la mort à roupiller dans la flotte. À moins qu’une chimère te gobe avant. »

Nellis affichait un air revêche, qui ne la quittait plus depuis sa mésaventure dans les orties. Son humeur était sensible au moindre changement d’air et son mari préférait l’éviter quand il le pouvait.

« J’avais besoin d’un bon bain, déclara-t-il en attrapant la main tendue de son épouse. À quoi ça sert donc de porter des vêtements neufs par-dessus la crasse ? Je vous demande. »

La sorcière haussa un sourcil sans répondre et attrapa sa sacoche posée non loin. Une longue tresse blanche lui battait les hanches à chacun de ses grâcieux mouvements. Dieux qu’elle est belle, songea Jilam qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer tout en marchant dans son sillage.

Le retour au tertre se déroula dans un silence pesant. Alors qu’ils traversaient les pâturages baignés de lumière, Jilam tenta d’étouffer la gêne en amorçant la discussion. « Ta cueillette a été bonne ? demanda-t-il d’un faux air distrait, peu convaincant.

─ Mouais, grommela Nellis. Pas trop mal. »

Son stock de plantes médicinales avait eu le malheur de tomber sous les panards d’un troll, et depuis leur arrivée chez Garlik, elle s’attelait chaque jour à le reconstituer. C’était aussi un moyen pour elle d’éviter le regard des autres, les rires étouffés de Tête-de-Pie, les blagues lourdes de Reyn et les silences gênés de Jilam.

« Arrête de gratter tes boutons. Tu vas finir par t’écorcher la peau. » Le jeune homme regretta aussitôt son intervention.

« C’est plutôt toi que je vais écorcher, maugréa Nellis, sourcil fusant en pointe de couteau.

─ Combien de fois faudra-t-il que je te dise que je suis désolé ? » soupira son époux désemparé, aussitôt poignardé d’un regard acerbe.

Léger moment de suspens.

« La prochaine fois que ça te démange de me sauver la vie, tu sais quoi ? Abstiens-toi. »

Et elle lui balança sa sacoche pour qu’il la porte. La besace pesait son poids. Ne contenait-elle vraiment que des plantes ?

Nellis distança son époux avant de s’arrêter pour contempler la robe bleue scintillante des montagnes et la nappe verte resplendissante de la vallée en contrebas des hauts pâturages tachetés de boutons d’or. Ce serait bien de rester ici un moment, réfléchit-elle. C’était après tout un endroit splendide, regorgeant de richesses et de beauté. Un lieu où il faisait bon vivre qu’importe les saisons. Garlik était une âme à part. Jamais Nellis n’avait rencontré quelqu’un comme elle, dotée d’une bonté aussi désintéressée. Cela éveillait sa méfiance. D’autant qu’elle était une sorcière comme elle. Et qui de mieux qu’une sorcière pour connaître la duperie propre à ses congénères, trait aussi familier que la solitude et l’amour de la flore.

Garlik les avait accueillis sans rien réclamer en retour. Ses golems avaient sauvé Mú et les autres des trolls de pierre. « Le clan de la harpie est le plus redoutable de tous les clans de la vallée. Leurs jeunes chasseurs, pour leur rite initiatique qui font d’eux des membres à part entière du clan, doivent se faufiler dans un nid de harpies et soutirer une plume à la matriarche de la couvée. La moitié d’entre eux se font hacher menus. Ceux qui réussissent portent leur vie entière les cicatrices de leur courage et arborent fièrement la plume reconnaissable entre mille par ses reflets violets uniques. Vous avez eu de la chance que mes enfants vous trouvent. » Elle avait eu vent de leurs péripéties par Quo et Tête-de-Pie. « Nous autres, trolls de pierre, entretenons un sale caractère de brute épaisse à la fierté sans borne. Nos cousins des sables sont plus coulants, mais de fieffés félons. Quant aux trolls des bois, ce sont de grands timides. »

Du bois majestueux de sapins et autres pins noueux coloré d’épicéas à la parure bleue s’échappait une mince fumée blanchâtre. Le couple s’approcha de sa source et passa à proximité du four à céramique près duquel deux des enfants de Garlik veillaient à la cuisson des poteries. Est-ce que les golems mangent la terre cuite ? s’interrogea Jilam, pensif.

Le mari rattrapa précipitamment sa femme aux pieds lestes, bien décidée, semblait-il, à le laisser en plan. N’osant la regarder ni ne sachant où poser ses yeux, il entrevit un parterre d’orties. « Je sais ! s’écria-t-il. Et si tu me poussais là-dedans. On serait quittes ? » La sorcière lui adressa une fournée de sourcils hérissés, plus parlant que n’importe quel langage. Les traits du jeune homme se déridèrent et il laissa tout tomber dans un lourd soupir.

Nellis marchait sur le sol moelleux d’aiguilles et de brindilles tout en repensant au jour de sa rencontre avec Garlik. Jilam se tenait à deux pas derrière elle, l’œil attentif rivé sur ses épaules qu’il trouvait bizarrement tendues. Un frisson la cueillit alors qu’ils approchaient du tertre, annoncé par un sentier sauvage, bourbeux à force d’être martelé par les pattes de golems. C’était chaque fois la même chose. Cette sensation lui rappelait son long séjour chez Nazukahi, très loin là-bas dans les steppes arides que le vent glacé martelant les montagnes lui rappelait. Le pouvoir d’une sorcière fait vibrer les courants de magie qui évoluent, invisibles, dans l’air. Chaque sorcière porte en elle un pouvoir doté de sa signature propre. Aussi, la nausée atroce qui lui inspirait la présence de la sorcière-vampire se changeait en frissons déplaisants avec la sorcière-troll.

Sur le sentier, le couple tomba nez à nez avec Reyn la Rouge. « Eh bien, vous en tirez de ces tronches ! les salua l’elfe au manteau de visombre. Ça pleut encore sur les braises ? » Elle portait sur l’épaule un joli bouquet de ratacouards bien dodus, son arc-lance en bandoulière.

Nellis l’ignora tandis que Mú grimpait sur ses épaules et que Mousse-qui-piquait bondissait entre les pattes de Jilam, manquant de le faire chuter. Ce dernier ramassa une pomme de pin qu’il décocha à la figure de la rouquine, laquelle évita d’un simple écart du chef le projectile. « La ferme Reyn ! Y a-t-il seulement un moyen de te clouer le bec ? »

La reine des Rats adressa à son intention un sourire resplendissant d’espièglerie, et tandis que la sorcière s’éloignait, elle s’approcha pour susurrer d’une voix mielleuse à l’oreille de son époux : « Oui. Embrasse-moi. »

Jilam, étourdi par un brutal afflux sanguin, s’écarta vivement. Il manqua de piétiner Mousse-qui-pique qui détala. Le jeune homme, cœur battant la chamade, jeta un œil inquiet vers Nellis dont la silhouette rapetissait. Une chance qu’elle n’ait rien entendue.

Mais bien sûr que la sorcière avait tout entendu. Inutile pour elle de tendre la pointe de l’oreille. Même sourde, elle aurait ressenti le fracas du malaise qui avait submergé l’esprit de son sot de mari. Seulement, elle avait décidé depuis le début de l’aventure d’ignorer les taquineries de Cheveux-de-feu, consciente que la mesquine guettait ses réactions et ne cherchait qu’à la provoquer. C’était dans sa nature sauvage. Reyn la Rouge appréciait de répandre autour d’elle le chaos, car c’était dans ses bras houleux qu’elle se sentait le mieux. Son sang vert sans cesse agité se nourrissait d’action et se gélifiait face à l’ennui. Nellis ressentait envers la créature une certaine pitié.

Pauvre âme. Triste chair.

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