31. La chandelle qui souffle la nuit

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« Alors ? Ça va mieux maintenant ? » lui demanda l’enfant.

Elle ignorait à quoi s’en tenir, ni à quoi elle tenait. Elle estimait sérieusement que la réalité ressemblait davantage à l'illusion que l'illusion elle-même. Le souvenir paraissait plus soluble que le présent ; présent qui la scrutait avec les yeux de la nuit.

« Ça va, dit-elle d'une voix brute évoquant les notes d'une pyrite de fer que l'on frotte au silex.

─ Alors ? Comment tu trouves les étoiles ? » La question respirait tant l'innocence qu’elle ne put que sourire. « Pas si mal.

─ Hum. Tu n'aimes pas répondre aux questions, toi. »

À travers l'épaisse nuit, ses yeux du bois discernaient à peine la silhouette et ses oreilles vibraient surtout du chant des os qui s'entrechoquent. « Dis, comment tu t'appelles ? interpela-t-elle la créature, qui en réponse pencha la tête de côté. Eh ben quoi ? Tu n'as pas de nom ? »

La petite haussa ses épaules et les crânes qui y étaient rattachés acquiescèrent. « Personne ne m'en a donné. C'est quoi un nom ?

─ Les mots que tu donnes à tes crânes. »

Le gamin se gratta le menton. « C'est donc ça un nom. Ahah. » Il dodelina du chef, puis se remit à sautiller dans un concert de cliquetis rappelant un rire caquetant. « Hihi ! Un nom. Un nom. Nom c'est nom. Nom de nom, mais, c'est quoi mon nom ?

─ Quel nom tu aimerais avoir ?

─ Meuh, c'est moi qui dois choisir ? Hum. Quel nom tu t'es donnée à toi ?

─ Ce n’est pas toi qui te donnes un nom. C’est... quelqu’un d’autre. » Elle constata soudain avec effroi que sa mémoire se résumait à un cocon vide. L’autre attendait une réponse et son esprit lui faisait défaut. Son propre nom lui échappait. Allons. Tel un ver dans une pomme, elle se creusa la tête, jusqu’à toucher une lueur. « Reyn ! dit-elle enfin en s’éveillant.

─ Reyn, mmmh. » Du bout des doigts, l’enfant pinça ses lèvres. « Alors je serai Reyn aussi ! »

Reyn roula les yeux à l’intention du ciel absent, puis soupira. « Si tu veux.

─ C'est trop bien. J'ai un nom. Reyn, Reyn, Reyn ! » La créature dansait tout en chantonnant. Sa joie se désaccordait avec le caractère lugubre des lieux. L’enfant se figea brusquement, le regard noyé par le vide, un vague sourire au coin de la mâchoire. Il poussa un ricanement étouffé, s'approcha de Reyn et lui effleura la joue avec tendresse. Sa paume était tiède. « Tu m'as donné un nom. Je t'ai montrée les étoiles. On peut dire qu’on est amis. »

L'elfe superposa sa main glacée sur les phalanges osseuses de l'enfant. « Tu sais… Reyn. Les amis s'entraident, souffla-t-elle.

─ Tu as besoin d'aide ? Dis-moi. Les amis se disent tout.

─ Voilà. J'aimerais beaucoup sortir d'ici.

─ Pourquoi ?

─ Parce que ce n'est pas ma place.

─ Mais bien sûr que si. C'est la place de tout le monde.

─ Non. Je veux dire… » Reyn réfléchit longuement à un moyen d'éveiller la conscience nue à laquelle elle se confrontait. « J'ai aussi des étoiles que j'aimerais beaucoup te montrer. D’autres étoiles, différentes de celles-là, dit-elle en désignant le plafond de vers luisants.

« C'est vrai ? murmura l'autre comme s’il s’agissait d’un secret qu’il fallait taire aux oreilles indiscrètes.

─ Oui. Il y en a tant qu'il est impossible de les compter. Le jour, elles se cachent. Tu sais ce qu'est le jour ? Et le soleil ? » Un cliquetis d'os lui répondit.

Reyn empoigna les épaules aux crânes, ignorant la sensation désagréable des orbites vides sous ses doigts. « Le soleil est une boule de feu géante dans le ciel. Elle brûle si fort qu'elle met le feu à la nuit. Le ciel n'est pas noir mais bleu. C'est ce qu'on appelle le jour.

─ Ça doit faire très mal aux yeux.

─ Oui. Parfois. Il ne faut jamais regarder le soleil en face. Et puis, quand il part se coucher, alors la nuit revient et les étoiles inondent le ciel. Certaines nuits, elles sont si brillantes que le ciel est aussi lumineux que le jour. Et la lune éclaire la terre. Tu sais ce qu'est la lune ? Non ? C'est la mère de toutes choses. Elle a enfanté les trois astres. Sa lumière est si douce qu'elle vous embrasse et vous berce. C'est grâce à elle que nous rêvons. Tu sais ce qu'est un rêve ? »

Alors Reyn se figea. Combien de temps depuis la dernière fois où j'ai rêvé ?

Deux mains câlinant ses joues et un front crayeux contre le sien, et la bulle de pensées éclata. « Les os rêvent, tu sais. Tu les entends ? »

Oui, Reyn les entendait, troupeau de murmures fugitifs, égarés dans un horizon de silence funèbre. Crâne contre crâne, ombres couchées dans l'ombre, deux souffles enlacés.

Un chœur de cliquetis arracha des éclats de rire à l'abîme. La créature de nuit et d'os dansait, virevoltait tout en sautillant. Ses bracelets à ses pieds et ses poignets chahutaient au rythme de ses pas improvisés. Son rire aux éclats chantants offrait l'aspect d'une lueur dans l'obscurité morne. Elle invita Reyn à danser avec elle. L’elfe demeura coite.

« Viendras-tu me montrer tes étoiles ? » l'apostropha alors sa compagne de circonstances.

Reyn ignorait si au dehors régnait le jour ou la nuit. Que lui importait du moment qu'elle s'extirpait de ce lieu sordide avant d'oublier qu'il existât un monde plein de lumière derrière ces froides ténèbres.

« Je veux bien, seulement… Je ne connais pas le chemin. Peut-être que…

─ Je sais moi ! s'exclama la voix enfantine. Il y a des portes. Je ne les approche jamais. Faudrait pas les laisser ouvertes, à cause des courants d'air. Les vieux os, ils aiment pas.

─ On fera attention à bien refermer derrière nous. Promis. »

Une étincelle s'était allumée dans le crâne pétrifié de Reyn. Un sang tiède recommençait à irriguer son squelette frigorifié. La braise d'un espoir frémissant qu'elle serrait fermement dans son poing, l'elfe aux sens égarés suivit l'ombre qui la menait à travers l’ossuaire labyrinthique. Elle n’avait plus cette impression d'être un pauvre animal que les humains traînent en laisse. La créature aux osselets lui apparaissait sous les traits d’un de ces dieux sombres que l’on rencontre tout au fond de l'abîme où l'âme est jetée.

Les cœurs de Reyn vacillaient au fond de sa poitrine comme la flamme d’une bougie sur ses jambes de cire chancelantes, et seul le souffle du vent saurait ranimer l’éclat de vie.

« Attention, ici, il y a un très gros trou. On doit faire le tour. Prudence, ça glisse. »

Reyn se changea alors en funambule, à marcher en équilibre le long d’une corniche, si étroite qu’elle devait épouser la paroi rocheuse pour garder ses talons sur le plat-bord, les orteils flottant dans le vide. L'appel du néant était irrépressible, irrésistible. Inconsciemment, elle s'était penchée.

Cri d’angoisse étouffé par l’abîme rampant...

Un lambris de pierre s’était détaché sous sa botte. Ses réflexes l’avaient sauvée. Les griffes plantées dans la roche, le corps ballottant dans la gueule noire du précipice, elle luttait de ses ultimes forces en dépit de la douleur et de la fatigue qui la rongeaient.

« Amareyna… »

Un murmure dans la nuit. Un soupir, exhalé des tréfonds. Dans l'obscurité, les ténèbres grouillent, s'agitent. L'odeur de la vie les attire et les rend folles.

« Amareyna ! »

Le spectre de Rujadis appelait sa fille depuis son repaire des enfers sombres ; l'invitait à la rejoindre, à se blottir contre le sein de la terre et écouter les battements du cœur originel disperser les meutes de silence.

L'esprit de Reyn, consumé par les essaims dévoreurs, commandait aux doigts de lâcher leur prise et se heurtait à l'immortel instinct. La carcasse de l'elfe était le théâtre d'une lutte sans merci entre le conscient et l'inconscient, la raison et la logique. La raison l'avait perdue.

Lâche, ver-de-dieu ! Abandonne, fichtre-de-lombric !

Tiens bon, trognon ! Tiens ferme, farfadet !

« Amareyna. »

Le murmure se mua en supplique stridente ; la supplique devint furie. « Amareynaaaaa ! »

On lui arrachait le pied tout en lui tiraillant la main. Reyn se sentait comme une poupée sans âme écartelée entre deux caprices. Le plus vindicte des orgueils l'emporta avant que son corps ne se déchire en deux chiffons. L'elfe haletait sur le rebord du précipice, la moitié du corps étendue sur la corniche, l’autre moitié toujours à la merci de l'abîme tentateur.

La créature nommée Reyn s’était penchée sur l’autre Reyn encore tremblante de spasmes. « Tu m'as fait peur. » Le souffle froid sur son visage ne respirait aucune haleine. « P-Pardon », bredouilla-t-elle.

Une fois remises de leurs émotions, nos deux ombres poursuivirent leur périple aux airs d’errance. Parvenues à un cul-de-sac, Reyn la Rouge aperçut Reyn-les-Os plonger tout entier son bras dans la paroi rocheuse couleur de suie. La nuit s’évapora sans crier démon, avalée par le jour ; non, plutôt gobée. Reyn goba la lumière à pleine bouche, l’enlaca contre sa poitrine glacée qui fut dès lors envahie d’une vive chaleur bourdonnante.

Allongé dans le ciel, le Seigneur du Zénith achevait son agonie sous l’œil larmoyant d’une cour de nuages aux mille nuances de robes. Le linceul du couchant venait recouvrir le corps de l’astre aux multiples plaies sanguinolentes.

Reyn ne put retenir ses larmes.

Elle se rappela soudain qu’elle n’était pas seule, se retourna et vit l’autre Reyn, rien de moins qu’une ombre collée à la pierre, écrasée par l’obscurité des Catacombes. L’éclat conquérant du jour n’osait cependant pénétrer la demeure de la nuit. Les crânes des morts souriaient au ciel qu’ils n’avaient plus contemplé depuis leur trépas.

« Qu’est-ce tu fais ? Viens. Il fait encore jour mais la nuit ne va pas tarder. Tu pourras admirer les étoiles. En attendant, viens voir le coucher de soleil. C’est franchement le plus beau que j’ai jamais vu. »

La silhouette ne broncha pas d’un pouce. Les crânes sur ses épaules donnaient l’impression de bouder. Son visage et ses yeux se dissimulaient sous un voile de deuil.

« Qu’est-ce que t’attends, sacrédieux ? T’espères prendre racine ? »

Malgré ses injonctions, la frêle ombre demeura aussi stoïque et muette que la roche. Reyn sentit la colère s’échauffer. « Allons, corne de démon ! Tu as les foies ? Voyons, ce n’est que le jour. Tu ne veux pas voir le jour ? »

Un hoquet ravala ses paroles. La révélation la happa comme un rapace cueille sa proie à la sortie du terrier. La créature ne comprenait rien à son langage. L’une marchait dans le giron de l’astre du jour, l’autre tétait au sein de la nuit. Leurs êtres appartenaient à deux mondes et une frontière les séparaient désormais, les privant de la faculté de se comprendre.

Ce que Reyn avait pris pour un enfant n’était qu’une ombre dessinée par le soleil sur la roche. Sa propre ombre. Et son ombre la contemplait à contre-jour, silhouette obscure, évasée, grignotée par les rayons voraces. Rien de moins qu’une ombre. Une ombre de la lumière, une ombre de l’obscurité, toutes deux enfants de la nuit, mais un jour les séparait. Autant dire une vie.

Reyn tendit la main au ciel avant de la poser contre son cœur droit, celui de l’âme, le cœur que les morts emportent dans l’au-delà. Son ombre s’étirait à ses pieds tandis qu’elle s’éloignait des portes des Catacombes, s’étiolait à mesure qu’elle arpentait plus avant l’empire des astres.

Alors elle revint sur ses pas, embrassa son ombre d’un regard plein de larmes et, se rappelant sa promesse, plongea son bras dans l’infime interstice grignotant la roche. Le portail claqua. Le vent siffla. Reyn dégagea son bras, puis ouvrit le poing et découvrit dans sa paume un morceau de granite. Non pas. Un fossile : le crâne d’un rongeur.

« Reyn ! D'où tu sors ?

─ Pardi ! Du même endroit que toi. »

L’elfe avait surgi tel un spectre devant des Jilam et Tête-de-Pie abasourdis. Ces derniers avaient cru un moment percevoir la silhouette d’une chimère et s’étaient heurtés à la peur de leur vie.

« Qu'est-ce qui t'est arrivée ? On t'a cherchée partout. Comment, trognon, tu nous as retrouvés ? »

─ Grâce à moi. » Sur ces mots, Reyn sourit. Rien que ça suffit à leur claquer le museau.

Tout le monde ne tarda pas à se réjouir du retour de la reine des Rats Chevelus, laquelle se retrouva face à une pluie de questions qui lui firent rapidement regretter sa solitude des tréfonds. L’interrogatoire s’interrompit sous le coup des aboiements de Nellis. « Assez traînailler ! On a déjà été suffisamment retardés. Allez, du nerf. Vous aurez tout le temps de palabrer cette nuit. Ramasse ton sac Jilam. » Chose étrange : Reyn, loin de s’offusquer du sous-entendu désobligeant à son égard, se sentit pour la première fois de sa vie redevable envers la sorcière.

À peine avaient-ils traversé la nuit sans fin des origines que déjà le crépuscule les lorgnait de son air malin. Laissant ses compagnons prendre de l’avance, l’elfe aux cheveux de feu se tourna une toute dernière fois en direction de la montagne qui lui montrait son dos. De ses lèvres s'échappèrent un mot : « Merci ». Rien de moins qu'un soupir happé par le vent.

La nuit suivante, après tant d'autrefois, au terme de tous ces antan, de l'errance de mille vies, d'un infini de sommeils passés dans l'ombre et le froid sous un linceul d'oubli, Reyn rêva. Et allez savoir pourquoi, elle rêva de poissons.

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