Épilogue – Épouser les étoiles
Un pâle soleil glisse sur la couverture brumeuse, ses rayons chatouillent les monts somnolents tandis que le vent des cimes joue avec les flanelles d’humidité. La mousse borde et déborde des sources chaudes. La vapeur se condense à la surface du tapis verdoyant. Rien que les rumeurs du ciel, l’ombre des nuages et le pétillement de l’eau. Un cocon de candeur niché dans un ventre maternel.
Le léviathan de feu bleu surgit des vagues de coton, embrase le plafond roux du ciel, le traverse à rebours de l’astre du jour, achève sa course dans les volutes de soufre.
Miracle de la nature ? Magie inconnue ? Ou mirage dû aux champignons ? Où ont-ils atterris ? Quid de la lave et du volcan ?
La sensation étrange d’habiter un corps étranger que l’esprit reconnaît pourtant sien sans parvenir entièrement à s’en persuader. La tête brinquebale et c’est comme si vos pieds gigotent.
Un pouls et une respiration : déjà un bon point ! Point qu’il serait propice à faire. Encore faudrait-il avoir de quoi entamer une phrase. Ils ont beau creuser, creuser encore, sarcler leurs pauvres neurones tout juste rattachés, dont la colle sèche à peine, leurs efforts se heurtent à la caillasse d’une terre aride, où rien ne pousse sauf la confusion. Puissent-ils s’entêter à secouer leurs caboches, pour tout résultat : rien que le tintement du grelot ; et une légère nausée. Leurs paupières ont beau papillonner, les yeux du passé restent clos, tout bonnement crevés.
Les voici donc condamnés à ne vivre que dans le présent. À bâtir sur une dune vierge.
Au moins se rappellent-ils qu’ils sont mariés, ce que signifie le mariage, les noms qui sont les leurs, le sens premier qui leur fut donné, celui qu’ils leur ont plus tard accordé ; et aussi de la mort, de sa nature irrémédiable autant que symbolique. Cette mort qui leur a volé leurs compagnons. Ils sont partis, chevauchant ce fougueux destrier, vers les limbes au-delà du pré. Un sacrifice pour leur profit. Dont ils portent le poids terrassant et le subiront dès lors à jamais. Une besace déjà bien remplie pour un nouveau départ.
Non content, quelque chose dérange Jilam. Ses mains s’agitent, tâtent sa poitrine, le stress lui rougit la figure. Mon cœur, mon cœur… je ne le sens plus. Il est vrai, sous ses côtes aucun tam-tam ne joue de cette musique ennuyeuse mais à laquelle son existence se suspend. Et cependant il respire, le sang pulse à sa jugulaire pressée par ses doigts, sa chaleur irradie son corps étrange, presque étranger.
Nellis, le voyant éberlué, s’empresse d’aller le secouer. Les époux se prennent dans les bras, heureux de se toucher, de sentir leur souffle filtrer à travers leur gorge, le vent caresser froidement leur peau. Les frissons ? Un bonheur sans nom. La faim ? Un ravissement de sensation.
L’aiguille des récents souvenirs perce le doux cocon. Les mines s’affaissent à la pensée de Mousse-qui-pique, le vaillant lapin de lumière aux cors de cerf qui les a arrachés à la gueule des Chthonidés, avant que cette gueule multiple ne le happe à son tour.
Et à la pensée de Mú. Le totem de Nellis s’est détaché de son être afin de rallumer la flamme soufflée de la sorcière, livrant sa propre vie afin qu’elle récupère la sienne. Désormais les deux n’en sont plus qu’un, le furet-léopard s’est dilué dans son âme-sœur. Pas un lourd sacrifice aux yeux du chasseur nocturne. Pas un sacrifice du tout. Car c’est ainsi qu’il a toujours rêvé de finir. Le loup rêvant d’embrasser la lune. Par sa mort, il continue de vivre à travers elle.
Mais le souhait satisfait de Mú ne saurait combler le fossé de culpabilité de Nellis. Sa propre ingratitude l’accable. Mú l’a aimée sans interruption ni doute, pleinement, depuis le jour de leur hasardeuse rencontre. L’animal a été pour elle un compagnon de fortune dans son errance solitaire. Au fond, doit-elle se l’avouer, elle n’a jamais su reconnaître sa juste valeur. Leur lien totémique n’était pour elle au mieux qu’un moyen utile, au pire un boulet qu’elle traînait au pied. Un poids dont elle s’est délestée à l’apparition de Jilam dans sa vie. Un poids qui désormais lui resterait chevillé au corps pour le restant de ses jours.
Mú, si fou, si brave – la barrière entre les deux est si fine –, Mú l’infatigable, Mú le farceur, Mú l’indomptable, lui qui a su ravaler la douleur sans jamais cacher sa jalousie. Jamais il n’a demandé à rompre leur lien. Jamais il n’oblitérait son troisième œil. Chaque fois qu’elle l’appelait, il répondait présent, faisant fi de ses sentiments. Même quand il partait dans ses chasses boudeuses, sa paupière frontale se contentait de somnoler, le fil tendu, prêt à ouvrir le rideau. Malgré son indifférence envers lui, son dédain même parfois, la sorcière a toujours pu compter sur la présence de Mú à ses côtés.
Jusqu’au dernier instant où il a plongé dans le néant pour la repêcher, après qu’elle lui ait tant de fois tourné le dos. Mú, l’unique dévot de son culte maudit. Qui tant de fois a eu à subir ses souffrances via leur lien. Le voici désormais martyr d’un temple en désuétude.
Mú n’était plus sans avoir totalement disparu. Impossible de faire son deuil quand la mort vous habite. Le déni vous pourchasse jusqu’aux confins. Elle allait dorénavant devoir s’habituer à supporter le poids de cette âme en sus de la sienne. Un juste retour des choses en somme.
Mú aux anges. Son plus beau rêve devenu réel. Un seul être, un seul cœur, l’éternité pour compagnie. Les totems réunis. Un cœur de Mú. Un seul suffit. Suffira toujours. Tant qu’on l’use correctement et qu’on en use bien.
Leur lien totémique s’est évanoui au moment de la fusion. Et pourtant, il demeure un lien, identique. Pas besoin d’aller loin pour remonter à la source, il n’est guère d’options valables dans les parages. Le lien ficelle Jilam.
Non contents d’être amoureux, époux devant la nature, condisciples de vie, les voici devenus totems. L’un et l’autre se sont vus arracher leur cœur par le néant, l’unique pour Jilam, le dernier pour Nellis. À laquelle Mú a refourgué le sien comme on dépanne d’un oignon. Enfin Mousse, sous sa forme de songe, a redonné corps à leurs pensées ressuscités, en fournissant à chacun une enveloppe, quasi identique aux originales, de quoi mettre à l’abri leurs êtres et empêcher qu’ils ne s’émiettent de nouveau. À partir de ses rêves le lapin salvateur a confectionné les squelettes, les organes, les muscles, les vaisseaux, qu’il a irriguée de sang, puis a enrobé le tout de peau et de poils avant de l’expulser hors de l’abîme.
Tels des nouveaux-nés – ce qu’ils sont d’une certaine façon – ils ont ouvert les yeux sur un tapis de mousse parsemée de rosée. Ils ont d’abord réappris à bouger des doigts qui n’avaient rien de potelés, se servir de jambes à la croissance déjà achevée, d’abord pour ramper, puis s’asseoir et finalement se tenir debout. Le vent torture leur nudité. Leurs esprits, eux, ne sont guère plus habillés.
Nellis admire son visage neuf dans une petite mare. Pas la moindre cicatrice visible, pourtant elle les sent sous la peau fine toute rosée – Jilam aussi quand elle l’invite à toucher – les écailles de poisson sous la viscosité de méduse, la rugosité du bois taillé mais non poncé. Les marques de vies enfuies, que nul ne se rappelle ou ne se rappellera jamais, gravées par des doigts véreux dont la puanteur de marée reste accrochée, vieille sangsue collée au sang frais.
En réponse, Jilam prend la main de son épouse pour la plaquer contre sa poitrine. Vivre sans cœur, vraiment ? Plus il y pense, plus l’idée tend à l’amuser. Déjà faut-il qu’il arrive à rire avec ce creux tout mou dit « bouche » collé par-dessus l’excroissance nommée « menton ».
Lui aussi peine à se reconnaître. Et pas seulement à s’identifier par son reflet. C’est comme si… il occupait le corps d’un autre. À l’image de ses rêves où l’on se voit de l’extérieur tout en étant soi à l’intérieur. L’amitié ou la haine que l’on éprouve envers un inconnu. Les frissons qui nous heurtent sans stimuli ni raison. La pensée qui vagabonde malgré l’absence de réflexion. Tous ces sentiments qui se concertent mais ne parviennent pas à élire le plus juste d’entre eux. La confusion faite chair. Comme un membre fantôme, sauf que le corps est de matière et c’est l’esprit qui se ressent spectre. Un moignon dedans. L’appendice qui dérange, inutile mais bien présent.
Enfin la brume daigne se lever, et un soleil timide s’avance sur scène. Le val moussu verdoie à la lumière. On distingue aisément ses sources chaudes qui fument.
« Où sommes-nous ? »
Jilam s’étonne d’entendre sa propre voix. Jusqu’à présent Nellis et lui n’ont échangé qu’en pensées, tout naturellement, via le troisième œil qui a poussé sur le front mortel.
La sorcière se garde de répondre, prenant le temps de scruter longuement le paysage. L’harmonie qui transparaît laisse néanmoins entrevoir des séquelles de carnage : les cratères comblés par la mousse invasive, seule maîtresse des lieux hormis les grappes de champignons bruns, l’étrange forme des collines, presque... liquides, et les rochers verts émiettés, fruits de verre soufflé plus que d’éboulis.
Aïe ! Son instinct vient de la pincer. Soudain la brume se détache de son regard. Ce dernier, encore tâtonnant, enjambe le masque : cette végétation habillant la roche autrefois nue, le magma séché sous son épaisse couche de mousse, terreau fertile pour les fongus. Et ces sources chaudes, innombrables, crachant leurs vapeurs, émanations du ventre bouillonnant qui les alimentent.
« La question n’est pas où ? Mais quand.
— Hein ? Mais que quoi… bafouille son mari confus, qu’elle transperce de ses yeux neufs.
— Nous n’avons pas bougé, Jilam. Le monde en revanche... Il a continué de tourner. Sans nous.
— Tu veux dire que… non !
— Si. »
Le jeune homme demeure longtemps de marbre, jusqu’au moment où ses genoux le lâchent. Nellis, attentive à ses réactions, se précipite alors auprès de lui, enveloppe le visage lisse de ses mains sans cals.
« Nous ne sommes pas perdus, tu m’entends ? Nous sommes là, ensemble, et c’est tout ce qui compte, lui souffle-t-elle au nez, front contre front.
— Oui, oui, bien sûr », murmure Jilam, conviction luttant contre déni.
Ils se trouvent là, au cœur de cette vaste clairière de mousse tachetée de champignons, un appétit de furet félidé rivé au ventre, des rêves de lapin plein la tête. Des souvenirs qui peinent à remonter à la surface. Alors que l’évidence creuse petit à petit son chemin à travers leurs consciences. Tandis que la brume affamée regagne ses verts pâturages.
Le temps aurait donc continué d’avancer sans eux ? Tandis que leurs lambeaux hibernaient dans les Tréfonds, ce lieu sans espace, où le temps n’a pas sa place. Et les voici, tels des fossiles ranimés par l’opération de vaillants esprits, à se languir dans la carcasse d’un volcan dont ils furent témoins de la dernière éruption. Jadis.
Combien de temps écoulé au juste ? Pensée effrayante que Jilam n’ose formuler en mots.
« Cent ou bien mille ans, la réponse est la même. » Telle est celle de Nellis.
« Comment ça la même ?
— Notre époque est derrière nous. C’est tout ce qu’il faut savoir. À quoi sert de connaître le temps exact ? Quand dix ans suffisent parfois à perdre le sens du réel.
— C’est ainsi pour l’humain, lui rétorque son mari. Pour les gens comme toi, c’est différent. L’immortalité étire la notion du temps. Et je crois bien que tu en as trop passé en ma compagnie.
— Du point de vue de la mémoire, toi et moi avons quasiment le même âge, je te rappelle. »
Les époux ont allumé un feu pour affronter l’obscurité grimpante ; usant pour ce faire de mousse humide, coriace à la chaleur, et de brindilles récoltées sur les rares buissons malingres. La brume s’évase à mesure que le soleil se couche. La montagne déjà somnole. Les sources elles-mêmes semblent s’éteindre. Le froid les mordille sans qu’ils n’en fassent grand cas.
« En parlant de mémoire, tes souvenirs te reviennent-ils à toi aussi ?
— Oui, morceau par morceau, affirme la sorcière, l’air évasif. Évidemment puisque nous partageons maintenant le lien des totems. Ce que tu sais, je peux également l’apprendre, et c’est réciproque.
— Je peux donc fouiller dans ta mémoire ?
— Je ne te le conseille pas. Plusieurs s’y sont tentés. Tu connais le sort de certains. »
Cette remarque agrémentée de sourcils froncés fait sourire Jilam. Sa tête chaotique chérit le moindre souvenir heureux qui émerge du gloubi-boulga comme un trésor précieux.
« Tu te rappelles les autres ? »
Nellis préfère capter l’attention des flammes que répondre tout de suite. Elle finit par acquiescer, le regard un peu égaré, plus concentrée à tisonner les braises d’un bâton, semble-t-il, qu’à réfléchir à leur situation.
Jilam ravale les interrogations stupides qui galopent dans son ciboulot. Du genre : « Tu crois qu’il leur est arrivé quoi ? » Il préférait simplement ne plus y penser. Le Chasseur et les Rats Chevelus. Le bois et ses habitants. « Ils nous croient certainement morts.
— Oh ne t’en fais pas. Ils ont eut cent fois le temps de faire leur deuil, affirme la sorcière dans un geste pour empaler les flammes de son tison.
— Toi-même tu ignores combien de temps s’est passé, je te ferais dire, réplique-t-il, piqué au vif.
— Assez pour que le monde oublie ce qu’il a été. Et nous avec. »
Jilam n’est pas dupe de l’apparent détachement de son épouse. Il a cent fois appris à lire sous ses facettes. Et c’est bien de la mélancolie qu’elle cherche à feindre en lassitude.
« Ils ne nous auront pas oublié. Car ils ne sont pas morts... Peut-être pas. » Cette pensée remue Jilam en semant ses nœuds.
Nellis daigne enfin détacher son attention du foyer pour regarder son mari au travers des braises volantes, la mine sévère. « Jilam, que crois-tu que j’ai oublié au fil de mon existence ? Toutes les vies que j’ai vécues et effacées.
— Tout le monde ne se trimballe pas des pierres de souvenirs.
— Exact ! Les pierres conservent ce qu’elles engrangent. Les cerveaux, non. Ils doivent faire de la place. L’inutile est jeté en premier. Et ce qui n’est plus le devient. Inutile je veux dire. Jilam, nous ne sommes plus, toi et moi. Que des spectres d’un lointain passé perdus dans un lointain futur. »
Le jeune homme se pince la peau du bras. « J’ai tout l’air d’être bien en chair pourtant. » Ironie d’autant qu’il se trimballe la viande maigre sur les os.
« Plus de notre temps, soupire la sorcière. Chaque existence est le produit de son époque. À nouvelle ère, nouvelle vie. Crois-moi, je suis une spécialiste en la matière.
— Oh, tu l’es en beaucoup de matière je dirais ! »
Elle ignore le sarcasme, gardant son sérieux. « Jilam, nous sommes seuls face à un monde qui ne nous reconnaît pas. Un seul cœur pour deux. Deux esprit pour un cœur. Une nouvelle chance s’offre à nous. Tâchons de ne pas la gâcher en ruminant sur un passé que nous ne foulerons de toute façon jamais plus. »
C’est au tour de Jilam de pousser un soupir. Pendant qu’au-dessus d’eux les derniers lambeaux de jour se dispersent. Sa sombre lueur déserte le cratère paisible, qui d’antan fut une arène de supplices. Un antan au goût d’hier de leur point de vue. Comment concevoir pareille chose ? Sans que la folie vous ronge.
La nuit ne dure qu’un instant. Les lanternes s’allument une par une dans un ciel dont les airs de néant se dissipent. Les lueurs timides parsèment la ténébreuse figure telles des tâches de son. Mais dès que l’encre éclabousse la toile, le firmament s’embrase de concert. Les scintillements s’accordent : une trame musicale à l’échelle cosmique. Qui semble s’adresser aux deux époux et à nul autre. Lampions attachés à leur éternel plafond. L’inconnu suspendu à l’infini.
Subrepticement, Nellis s’est glissé auprès de son époux après avoir livré son bâton à l’appétit du feu. Il la couve de son bras pendant que ses mains à elle viennent réchauffer son ventre. Tous deux nus, lovés dans leur bulle, invisibles et aveugles à un monde inconnu, ils se perdent dans le spectacle des lanternes.
« Si tu t’éloignes de moi, tu meurs.
— En gros je suis coincé avec toi pour toujours. Rien de changé sous les étoiles.
— Non, pas pour toujours. »
Il fait mine d’ignorer l’imperceptible murmure échappé des lèvres de la sorcière.
Car il sait déjà.
« Pour moi, rien ne change. Mais pour toi ? »
Elle glisse alors sa tête le long de son cou de sorte à heurter sa vision, ses propres yeux scintillants en miroir aux étoiles, couvés par leurs sourcils broussailleux et arqués en forme de flèches prêtes à être décochées. « Tu oses poser la question ?
— Je suis aussi vieux que toi. J’ose tout. »
Il a déjà réappris à sourire. Elle aussi. Car sa malédiction a été révoquée. Par la grâce des vices et sévices. Elle n’aura plus désormais à sculpter de nouvelle pierre. Ses souvenirs seront les derniers.
Enfin, pas tout à fait.
D’une vie aux allures d’irréel.
Un rêve comme visage.
Un cœur pour deux, deux esprits pour un.
Unis par un troisième, l’œil toujours ouvert.
La brume repousse dès le lendemain. Tel du chiendent, telle une limace, elle rampe sur le sol crachant sa bave vaporeuse, grossit et grossit encore, jusqu’à ce que sa fatuité englobe tout, cette fumée d’eau, si épaisse, poisseuse presque, à deux doigts de la mâcher au lieu de la respirer. Le temps se suspend à ce vide flou. Inlassablement, la brume revient, tous les matins au rendez-vous pour les cueillir à leur réveil tels les fruits qu’ils sont. Trop mûrs ou pas assez ?
Les nuits passées retournent toujours au présent, émaillées de jours paresseux, tristes et frigides ; à tel point que les phases nocturnes paraissent briller, s’épanouir. Les souvenirs embrassent davantage les aspects du réel que la réalité : brouillon dans un chaudron.
Des vices enfouis de la terre, expulsés par les remous, émerge une vie fourmillante, si riche qu’elle en devient folle – la folie des grandeurs ! Les colonies de fourmis rouges parsèment les dédales de mousse. On les reconnaît à leurs cônes terreux pointant du sol. Les fourmis noires, plus grosses, préfèrent l’ombre des rochers bordant le cratère évasé.
Le temps a préféré ne pas les attendre. Aussi ont-ils décidé d’en prendre autant qu’ils le souhaitent, afin de réfléchir. Il n’y a de toute façon rien d’autre à faire dans ce lieu morne et effacé des mémoires. Ne sachant où aller, doutant d’avoir un endroit qui les attend, ils ont donc élu domicile dans la blessure cicatrisée du Seratusor, là où poussent les sources chaudes et prospère la mousse garnie de ses fourmis piquantes, où pullulent en sus des genres de marsupiaux octopodes et insectivores à la chair bien grasse évoquant de loin des léporursidés du bois.
Est-ce les vapeurs de soufre ? Ou à se plonger dans le repos et le silence ? Quoi qu’il en soit leur mémoire défaillante, pleine de trous, se comble à mesure que défilent les jours brumeux et les nuits étoilées, petit à petit, nourrie par les restants de Mú s’infusant dans l’esprit de Nellis. Ces bribes de passé déterré abreuvent leurs rêves communs, déformées par la vision que le furet-léopard a de son monde.
Rien qu’un soir, ils se sont autorisés à évoquer leurs amis perdus dans les méandres du temps. Souvenirs pareils aux cailloux semés dans la rivière et poncés par son courant.
Nellis a fait mariner des champignons poussant sur les berges des sources chaudes. Aucun risque qu’ils ne s’empoisonnent car la sorcière a su conserver ses connaissances et sens innés en matière de plantes et fongus.
Tout en sirotant la soupe truffée agrémentée de bouillon de marsupial, ils discourent, blablatent dans les vapeurs moites, invoquent les morts sous de vivants traits sans les sous-entendre, rattrapent inlassablement leurs fantômes qui tendent à s’évanouir. Leur danse mémorielle se poursuit jusqu’à ce que leurs pensées se noient dans leurs paroles et que la nuit s’éternise en jour.
Alors Nellis s’empare d’un caillou gardé dans sa poche, cousue dans sa pelisse de marsupial qui la garde du froid. Ce n’est qu’un vulgaire éclat d’obsidienne qu’elle a ramassé parmi tant d’autres, ensuite patiemment taillé et poli jusqu’à le muter en sphère parfaite. Une pierre de souvenirs, voilà ce qu’elle en a fait. La dernière qu’elle aura à fabriquer. Afin d’y mettre à l’abri leur passé depuis longtemps révolu, un passé par-delà le passé. Un passé qui n’est plus seulement le leur mais celui d’un monde entier. Et avec lui tous les regrets qu’ils n’auront pas à supporter dans la vie nouvelle qu’il leur reste à forger.
Ainsi pourront-ils l’entamer sans ce lierre mental qui les enserre, plus foisonnant et pesant à mesure qu’il ressuscite, qu’importe jusqu’où ils le coupent. Autant tout amputer directement, abattre murs et plafonds, ne laisser que les fondations, primordiales.
Le mécanisme est relativement simple. Leur conversation précédente a permis d’infuser la pierre. À mesure qu’ils parlaient, l’écaille de volcan buvait leurs mots et à travers eux leurs souvenirs, qui s’effeuillaient donc tandis qu’ils les cueillaient.
Cet accord a été scellé sans mot, ni même un regard, d’un commun silence.
Enfin, Nellis s’éloigne dans la brume afin d’enterrer la pierre sous la mousse, sous la garde des fourmis guerrières, ou bien la jeter dans la gueule d’une source chaude. Jilam ne le saura jamais. Nellis finira par l’oublier.
Le souffle de l’eau opaque et pétillante se mélange à la brume fraîche d’une matinée particulièrement glaciale. Le gel grignote la mousse. Aucune fourmi n’a daigné quitter son nid. Les reines devront jeûner le temps que le soleil se montre. Aussi les marsupiaux se gardent de mettre un museau hors de leurs terriers. Même le vent est aux abonnés absents ; sans doute parti en quête d’un meilleur public. Au chant discret et évasif des geais de givre s’incruste la rumeur des filets de cascade aux chapeaux d’écume. L’eau dans ses vasques naturelles décante les minéraux, peaux mortes arrachées à la montagne sénile. Puis s’écoule le long des rigoles de granit cristallin, jusque dans les bassins fumants pour être couvée par la chaleur du fleuve ardent des profondeurs.
Nellis autant que Jilam raffolent se baigner au milieu de cette atmosphère brouillonne imprégnée de mystère, enveloppés dans les bras doux et chaleureux, à respirer l’air frais tout en cuisant leur peau. Chaque baignade se ressemble, comme les jours : aucun ne parle, respectueux de la paix de l’autre, une paix propice à la réflexion.
Jilam qui somnole ne tarde pas à retourner au sommeil qu’il vient à peine de quitter.
La silhouette aux grandes oreilles veille sur eux sans jamais sortir de son terrier de brume. Le rêveur parfois l’aperçoit. Elle habite aussi leurs rêves et les défend aussi bien des cauchemars du dedans que du dehors, tout en semant ses tendres graines de songe à la place du vide creusé par l’ombre. Une autre forme l’accompagne souvent, ventrue et touffue, sa longue queue titillant les chimères laiteuses. La mélancolie talonne les deux mirages.
Nellis, de son côté, donne l’illusion de planer suite à l’ingestion de quelque champignon mangeur de cerveau, les yeux rêveurs rivés sur un ciel invisible derrière ses nippes de brouillard, et dont les seules traces se bornent aux vagues éclats d’aube émiettés entre les nappes cotonneuses. Son esprit vagabonde au gré de la migration des nuages, lesquels jouent à cache-cache dans la purée de pois, s’attachant de temps à autre aux ombres de volatiles.
Ses pensées, troublées par les songes et le sommeil encore vivace malgré l’éveil, donnent le biberon aux spectres brumeux. Soudain la voici, non plus dans un avenir lointain en un pays étranger, mais revenue dans le bassin de source chaude qu’elle fréquentait du temps du bois, avant sa rencontre avec Jilam, quand qu’il n’y avait qu’elle et Mú.
Mú qui joue avec Mousse-qui-pique parmi les rochers moussus.
La vision se dissipe dans la brume vivante. Quelques larmes viennent rafraîchir l’eau fumante.
Vivre dans le présent… un sacrifice pas si terrible à y songer. Leur crime n’a pas dû être bien grave pour subir si menu châtiment. Mais Nellis s’inquiète. Comme une amputée, elle ressent la caresse des souvenirs fantômes et des visions floues du futur. L’impression que son visage est en réalité un masque qu’elle peut retirer à tout moment. Mais non sans douleur.
Jilam intercepte parfois ses réflexions.
« Il est en ce monde certaines choses, Nellis, qu'il vaut mieux ignorer, ou à défaut les oublier. Et à partir de cet oubli, se créer de nouveaux souvenirs. »
Ces pensées sont-ils de lui ou d’elle ? Peu importe car les deux reviennent au même.
L’amour ne saurait s’arrêter à une simple nostalgie, car cet amour vit en eux et en-dehors même de leur personne, par-delà leur existence. Et qu’importe le cours des évènements, qu’importe l’océan d’oubli dans lequel ils flottent, les rochers de doute contre lesquels ils se heurtent, ils savent une chose, une seule, et cette certitude suffit pour une vie, même deux. Qu’importe le tout, ils se retrouveront toujours dans la clairière aux lanternes.
Non, l’amour n’est pas qu’un mot.
« Nous allons prendre notre temps. Il est tout à nous. »
Un murmure pour soi. Une pensée pour l’autre. Le désir en commun.
Le passé est mort. L’avenir se tapit dans la brume.
Est-ce un monstre ou l’ombre d’un arbre ?
Seul compte le présent et le bonheur fugace qu’il offre.
Puis vint enfin le jour, celui où décision fut prise. Le moment d’abandonner le cratère à sa quiétude, de le rendre à ses fourmis et ses marsupiaux. Le temps de sortir de la brume pour explorer ce monde qui avait grandi sans eux.
De l’ancien ne restait que peu, des ersatz éparpillés dans les recoins, préservés ou oubliés, à dessein ou non, au profit des rares pèlerins mais surtout des touristes. Des sanctuaires transformés en décharge dans les métropoles ou îlots de verdure survivant sur les mers de détritus. Quelques vestiges exposés dans les musées ou les brocantes. Un monde tout entier nouveau, gouverné par une seule espèce, l’héritière des dieux d’antan, tueuse et mortelle, aussi puissante que fragile : l’humanité hégémonique. En pleine apogée selon quelques élus autoproclamés, face au déclin diront beaucoup de radins en plein déni.
Qu’importait cependant pour le couple du passé, perdu dans ce temps et forcé à un choix simple : vivre avec cette époque ou mourir encore, plus tôt que prévu et cette fois définitivement.
Après plusieurs années de pérégrinations, le couple échut dans une ville, ni trop grande, ni trop petite, assez pour que leur individualité compte sans être noyée ni jugée. Cette ville n’était d’ailleurs par n’importe laquelle. De toutes celles qui découpaient le monde en un vaste réseau universel, ils avaient choisi l’endroit qui jadis avait vu naître Jilam ; et dont les derniers habitants à se souvenir encore du garçon, cet adolescent triste et discret qu’il était au moment de disparaître, se résumaient en cendres oubliées de leur propre descendance.
Retour à la case départ donc pour Jilam. Cette fois avec la volonté en poche de mieux faire que la précédente tentative de vivre.
Avec les sous gagnés durant leur décennie d’errance et d’exploration, Nellis commença par ouvrir une apothicairerie. Ses tisanes et remèdes ne tardèrent pas à faire fureur dans le quartier, au point que leur succès engloba bientôt toute la ville. Ce faisant, la sorcière sous couvert d’apothicaire s’attira les foudre des pharmaciens qui virent la clientèle les déserter petit à petit. Une plainte commune fut déposée. Des enquêteurs vinrent pour prélever les fameux produits qui selon la rumeur faisaient tant de miracles. Le tout fut analysé en laboratoire. Des herbes, rien que des herbes, banales pour la plupart, toutes inoffensives et rien d’illégal non plus, même parmi les raretés. Faute de preuve à son encontre, l’apothicaire put continuer son commerce. D’autant qu’elle vendait peu cher ses créations, et toujours en fonction des moyens du client. Ainsi le couple put-il s’offrir une vie confortable et sereine, loin des tracas d’un quotidien qui en rattrapait plus d’un.
Jilam travaillait lui-même à la boutique, qu’il tenait pendant que son épouse préparait ses mixtures dont les stocks descendaient à une vitesse folle. Ses tentatives pour trouver une vocation qui lui était propre s’étant heurté à la sévérité d’une ère – sauvagerie dira-t-il – qui lui était encore plus détestable que celle qui l’avait de prime abord engendré. Sa mélancolie lui passa, et une année ne mourut pas avant qu’il ne soit satisfait de son nouveau sort. Il en vint bientôt à connaître les vertus de chaque plante et racine sur le bout des doigts – ce à force de se les faire taper. Les gens appréciaient sa simplicité polie, sa discrétion naturelle, évidente même quand il était le centre de l’attention, plus étrange que gênante ; une amabilité timide très à l’opposé du franc-parler de son épouse. Si différents qu’ils soient, tout le monde s’accordait à dire qu’ils formaient un merveilleux couple. Les mauvaises langues et autres esprits moisis affirmant que l’homme vivait sous la coupe de sa femme.
La vérité était que les deux, sans non plus l’aduler, appréciaient cette vie. Qu’ils étaient parvenus à se forger au prix de longues pérégrinations et périples intérieurs, à travers leurs voyages et leurs débats.
Deux jours par semaine et une semaine tous les deux mois, nos vendeurs artisans s’octroyaient du repos. Du moins en principe, mais leurs congés variaient surtout en fonction de l’envie de Nellis. Quand elle en avait ras le sourcil de sentir autant les aromates qu’une ratatouille et des politesses mielleuses, elle clôturait la boutique, sans prévenir quiconque, se contentant d’une pancarte « fermé ». Les clients réguliers en vinrent à accepter ce trait de caractère. Ceux qui ne le purent ne revinrent tout simplement pas. De toute manière, personne ne dictait sa loi à madame l’apothicaire. Les pharmaciens s’en étaient d’ailleurs mordus les doigts.
L’un d’eux avait même vu sa boutique prendre feu. Il y eut enquête, mais la conclusion pointa du doigt le mauvais entretien du chauffage. Seul le pharmacien fut incriminé, et l’assurance lui tomba dessus sans pitié. L’incendie en surprit plus d’un dans la mesure où il ne toucha que l’établissement, sans laisser ne serait-ce qu’une trace de suie aux étages du bâtiment ou sur la façade des immeubles voisins. Mais personne ne songea une seule seconde à la petite apothicaire du quartier.
Pourtant elle était souvent le sujet des racontars. Aux cafés et dans les cages d’escalier, on faisait société autour de sa pomme. Pas plus grande qu’un gamin de douze ans et pourtant si farouche. L’air d’avoir vingt ans mais aussi maîtresse de son art qu’une mamie l’est du crochet. Et un mari sans lumière ni méchante ombre, un gars banal, gentil mais sans attrait, le genre à séduire les vieilles dames.
Pour la jouer discrète, et sur les instances de Jilam, Nellis accepta de se teindre les cheveux. Sacrifice dont elle ne cessait de se plaindre et qui fut l’unique auquel elle daigna se plier. Ça et les pointes d’oreille dissimulées sous les mèches teintes. Jilam, lui, portait toujours son catogan sur le front de sorte à dissimuler l’étrange césure en forme de paupières closes à la jonction de l’arête du nez et des sourcils.
Les années s’écoulèrent, tantôt paisibles, tantôt turbulentes. La vie n’est jamais simple même quand on souhaite qu’elle le soit. Il y eut des disputes, ça oui, toujours suivies de réconciliations. L’amour ne saurait demeurer un fleuve tranquille, qu’il soit long ou court, quand bien même il transcende les siècles. Les egos se heurtent parfois, mais le plus souvent s’embrassent.
Le couple sut faire le deuil du bois. De leur vie passée, dont les souvenirs devaient à jamais hiberner dans la pierre au sommet d’un volcan éteint depuis belle lurette, jamais ils ne parlaient, jamais n’en discutaient entre eux, se contentant de l’évoquer dans leurs pensées solitaires ou bien leurs rêves. Des rêves où apparaissait toujours un lapin étrange couvert de mousse. Quand l’un parvenait à l’attraper, il s’y piquait les doigts. Chacun entretenait le même jardin secret, mimant d’ignorer les cachotteries de l’autre qui étaient aussi les siennes.
Parfois, durant leurs congés, ils allaient se promener au parc, comme un vieux couple. Les arbres poussaient en ordre impeccable, classifiés selon leur espèce, des rangées de troncs pareilles aux colonnades d’un temple. C’était là tout ce qui demeurait du vieux bois.
Et au cœur du parc vestige se dressait le plus vieux chêne du monde, du moins selon la légende locale. La jeune pousse qu’ils avaient quittée des lustres auparavant avait grandi pour devenir le portrait craché du vieux chêne et le cœur d’un bois encagé, lui-même poumon vert d’une ville de verre et d’acier. Sous ses épaisses racines toutes emmêlées sommeillait la dépouille du Chasseur. Nellis pouvait sentir son souvenir vibrer à travers l’écorce, reconnaissable par son rythme bourru, et Jilam le ressentait par leur lien.
Il se trouvait aussi cette étrange forme sculptée sur le tronc, à auteur de visage. L’évocation d’une figure, celle d’un homme d’âge mûr, les fissures de l’écorce traçant ses rides. Mais sans blessures d’outil, l’aspect parfaitement naturel. Le couple ne pouvait s’empêcher de ressentir un poids au cœur quand ils croisaient les yeux lambrissés, sans avoir idée de l’origine du visage, ni de son modèle.
Le béton et le bitume avaient poussé sur l’humus. Des oiseaux blancs semaient des nuages dans un ciel aussi peuplé que la terre. Un changement de plusieurs siècles, non ? Peuh ! Rien qu’une poignée de décennies, plantées par des mains savantes qui ont su en tirer une jungle luxuriante : les ampoules remplacent les feuilles, les arbres poussent dans le métal ; et le lierre pullule mieux que jamais, un lierre d’une espèce particulière, composée de filaments qui véhiculent l’orage.
Le fruit de la magie du genre humain. Pourri pour les révolutionnaires, pas assez mûr selon les innovateurs, carrément vénéneux au regard anarchiste. Rares étant ceux à le trouver parfaitement comestible. Chaque clan se traitant de fous. Un monde universaliste peuplé de partisans.
L’autre jour, Jilam déambulait dans le musée des vieux arts, section archéologie. Musée que le hasard avait bâti à l’emplacement exact de la tanière de la Gardienne au Cœur-du-Bois. Chose que Jilam ignorait, lui comme les architectes et directeurs successifs du lieu. Longtemps il s’était gardé de le visiter sans avoir vraiment conscience de la raison ou même réfléchir à la question. Jusqu’au moment où il se l’était posée. Ne trouvant aucune réponse, il se décida à s’y rendre, jugeant idiot de ne pas en profiter.
Et tandis qu’il se promenait dans les caveaux d’univers enfouis et déterrés, mis sous verre, il tomba sur un cahier, vulgaire morceau d’écorce dont les pages étaient à peine lisibles dans un alphabet désuet. Et pourtant il fut saisi par une sorte de connexion, comme s’il reconnaissait dans ce fragment de lointain passé quelque chose du sien. Il sentit son cœur ne faire qu’un bond dans la poitrine de Nellis, son troisième œil ciller sous son catogan.
Ce livre, il en était l’auteur !
… Non, non, mais quelle idée ! Aussi prétentieuse qu’invraisemblable.
Comment pouvait-il avoir écrit dans un langage qu’il ne comprenait même pas. Que plus personne ne maîtrisait, à part les rares experts qui l’avaient traduit ; du moins pensaient l’avoir fait correctement.
Néanmoins la certitude lui collait au corps. La mémoire porte ses moignons.
Ces pages vermoulues, il les avait rédigées… au temps où il rêvait de terminer ses jours dans le bois, et qu’il cherchait à tout apprendre d’un monde plus ancien que ses aïeux, plus inconnu encore que la nature des étoiles. Or le mystère des cieux avait depuis été percé grâce au télescope et autres créations pondues par les soupirants aux étoiles.
L’espace d’un court instant, le Jilam de jadis réémergea du néant.
Peut-être, au fond, avait-il pressenti, ce gamin, du haut de ses quelques années et demi, le souffle agonisant d’un monde voué à sa perte. Que ce cahier ait survécu jusqu’à revenir se poser devant ses yeux tenait du miracle. Lui qui avait souvent hésité à brûler son travail, le jugeant tantôt médiocre, tantôt vain, souvent les deux. Sa pensée figée, livrée aux regards étrangers, cependant illisible car inscrite dans une langue que lui-même avait oubliée.
Confus, il quitta le musée sans un regret et n’y retourna jamais.
À quoi sert donc de se frapper le crâne contre une vitre ? L’os se brisera toujours avant le verre.
Le dernier regard que Jilam posa sur le monde fut sur un rêve.
Avant de s’éteindre, il embrassa la voûte étoilée, étendu sur la neige de la clairière aux lanternes, dans les bras de sa tendre aimée ; encore vaillant mais épuisé par la vie, désireux de découvrir la prochaine étape de l’existence. Nellis, selon son souhait, le laissa là, dans la clairière, en offrande à la Reine d’Hiver, après un ultime baiser sec car ses larmes se versaient à l’intérieur, jurant de la noyer dans son propre corps. La faune, grande et petite, se chargea de dévêtir la dépouille déjà froide de sa chair, ne laissant que les os. Puis son esprit nu embrassa la terre.
Quant aux soixante et quelque volumes aux couvertures d’écorce diverse traitant de vastes sujets, son auteur laissa à son épouse le choix de leur sort. Elle qui n’avait jamais appris à lire et s’y était toujours refusée se retrouvait en possession d’une vraie petite bibliothèque. Après avoir hésité à les livrer au feu, elle décida finalement de confier ce trésor de plusieurs vies aux bons soins de l’arbre qui avait fourni les pages. Une fois déposé le monceau d’ouvrages à l’abri des épaisses racines, qui devaient grandir encore pour les siècles à venir, elle prononça un sortilège connu d’elle seule. Ni le temps, ni les intempéries, ni le feu, ni les eaux, ni les bêtes, ni les gnomes ne devaient rogner ou emporter ce savoir, que seul le cœur le plus pur ou le plus avide saurait débusquer. C’était l’ultime cadeau de la sorcière du bois au monde futur. Sa magie perdurerait à jamais, jusqu’au jour où le fantôme de Jilam réapparaîtrait pour réclamer son dû. Espoirs et illusions, bercées dans le même nid.
La sorcière, enfin, embrassa la pierre, qu’elle avait taillée avec soin pour ce moment, fatidique mais néanmoins craint par-dessus toutes ses terreurs. Alors sa mémoire trouva refuge dans la gemme, qui de bleu passa au noir. Puis elle l’enfila en pendentif qu’elle attacha à son cou avant de l’enfouir sous son col, à l’abri des regards et du froid.
Elle ? Qui était-ce ? Son propre regard traîne en vue de s’accrocher à quelque chose, une prise dont elle tirera un nom, première étape de sa vie nouvelle, petite dernière d’une innombrable ribambelle évoluant depuis la nuit des temps, et peut-être le crépuscule avant l’aube.
Au-dessus du bois, des ailes argentées traversent le ciel. L’oiseau de fer peint le ciel, trait blanc sur la toile bleue.
Un avion.
Non. Un rêve.
Et bientôt le rêve mourut avec le rêveur.
… Ils se tiennent la main, dans le lit comme dans le songe.
Nellis ouvre la porte du rêve de Jilam. De leur rêve partagé.
« Je crois bien que je suis morte. »
Jilam lui sourit, heureux de la voir.
« Je crois bien que nous le sommes. »
Ils franchissent ensemble la porte de la boutique, qu’ils ne prennent pas la peine de fermer, se contentant de rabattre la pancarte. Puis ils remontent la rue, déserte à cette heure, en prennent une autre, bifurquent avant l’impasse, s’arrêtent devant le parc, continuent encore, jusqu’à se tenir dans l’épaisse ombre du vieux chêne jadis jeune pousse et avant encore vieux chêne, graine d’aîné, semée par un dieu en quête de jardin.
Le vent dispersa leurs cendres.
Leurs souvenirs demeurèrent enfouis profondément entre les racines noueuses, grosses paluches d’écorce au lichen velu. Et ils dormirent ainsi bien au chaud dans le cœur l’un de l’autre, d’un esprit paisible, et dans leur écrin partagé rêvèrent pour toujours des mystères.
Frêle vie, plus riche qu’une montagne, brindille plus bourgeonnante que l’arbre. Souffle qui transcende l’infini. Vainqueurs dans leur chute, triomphants dans leur repos. D’un sommeil exalté, d’un soupir pour tout bonheur, de tant de souhaits exaucés pour un seul souffle évaporé. Jeu épuisé, joie sans le sou, pire que mieux, se rit de l’ire des dieux. Dieux qui parlent dans le vent, hurlent et gémissent, plus personne ne les écoutent, même les étoiles les boudent. Ces rois pleureurs juchés sur leurs divans de pluie, appellent l’antan comme l’adulte supplie l’enfant de lui revenir, redevenir. Adieu ! disent-ils. Odieux ! leur répond-t-on. Car leur cerveau n’est qu’une noix, un noyau dont ils sont le fruit, qui jamais ne tombe de l’arbre, se rabougrit sans jamais mourir, ignoré jusqu’à s’oublier. Triste ironie de l’infini qui perd ses limites comme la folie perd sa raison.
L’amour est un cœur. L’amour est ego. Chacun peut être le monde. Comme le monde vit en chacun. Le façonne. Marcher dans les pas de la mort. C’est cela la vie. Un cache-cache dans le noir façon démon. Et le silence règne dans les cœurs heureux. Malgré le tumulte et la chamade qui foudroient autour. Du miel au réveil : rien de mieux. Sur la tartine, versé dans le thé ou à même la cuillère. L’infini est un choix, les choix le sont, mais il n’en est qu’un au fond. Comme toute question porte en elle cent réponses et une seule à la fois. La pensée est ainsi : une mère solitaire élevant ses innombrables enfants. Des démons éphémères et des fées mortes depuis des lustres, cornes de brume, clochettes tintinnabulant leurs secrets dans l’obscurité du bois. Rats parmi les rats. Ni chauve, ni velus. Les marmottes marmonnent sous un sinistre azur. La flore fanée du jardin du faune s’éteint dans la source, désertée par les nymphes, qui dans les statues hibernent. Leur coquille craquelle sous la pluie, des larmes de ciel. Aucune ne sait à quoi s’attendre ni même pourquoi elles attendent. Un amour rêvé ? La réponse à la question posée ? Les temps enfuis ?
L’apothicaire et son époux furent trouvés dans leur lit. Raidis par la mort et néanmoins paisible dans ses bras. Ils furent incinérés et ensevelis dans le cimetière attenant au parc du vieux chêne. La sorcière inhumée dans son bois. Terrier devenu tertre. Une vieille dame anonyme pour les passants, assise sur son banc, puis allongée dans sa tombe. Les rumeurs disent que son corps tomba en cendres quand un pompier le toucha pour tâter son pouls. Nombreux furent les gens à venir se recueillir aux funérailles, les adieux se firent cependant sans cérémonie.
Plus tard quelqu’un s’approche de la tombe, simple pierre non datée, sculptée d’une simple étoile pour tout nom, motif d’un pendentif retrouvé sur le corps du vieillard. La personne dépose une fleur sur le carré d’herbe, une fleur blanche, si rare de nos jours, au nom scientifique à coucher dehors mais que les vieux textes du siècle passé, eux-mêmes transcriptions d’écrits millénaires, ont baptisé nellis.
Des cheveux de cendres et oreilles du bois cachés sous une casquette et une capuche. Paume brûlée, gardienne des souvenirs effacés.
Elle s’éloigne dans la nuit, abandonnant derrière elle le bois et son ombre. Quelque chose, un mouvement au-dessus attire son attention. Sous ses vieux yeux fuyants, une étoile se décolle du ciel et la survole, lueur infime et clignotante, on dirait qu’elle invite tous ceux foulant terre à la suivre. Et comme elle ne sait où aller, elle se décide à accompagner cet étrange guide, s’abandonnant aux appels de sa scintillante lanterne.
Une perle bleue oscille à son cou au bout d’un pendentif, œil toujours ouvert sur le monde. Elle marche, des rêves plein la poche, la caboche en feu, fière comme un piquant, aussi verte que la jeune mousse, une mer sableuse dans l’attente du déluge.
Là où tout a commencé, tout recommencera, encore et encore, et rien n’aura de fin. Comme lorsqu’une étoile s’élance, une autre se fige. Un deux trois lune !

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