Chapitre 45 : Chardons

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– Les céréales sont molles, maintenant. Ils seront faciles à avaler.

Loënia fixait son bol en céramique depuis dix minutes. Elle ne voulait pas déranger Thaïs plus que nécessaire, mais elle ne pouvait rien manger.

Loënia se rappela péniblement l’arrestation de tous les vampires alliés à Feilli. Chacun d’entre eux avaient été rattrapés par un enchantement et enchaînés par des liens en crins de chimères. Tandis que Thaïs était resté contre un mur, pour ne déranger personne, Loënia avait rejoint Adrien et Braken qui étaient en train d’échanger au sujet des vampires décadents qui avaient assassinés des fées, des loups, des sorciers, des humains et Rashnoé. Loënia n’avait pas voulu être en reste. Elle n’avait pas compris, pour le moment, que son petit-ami avait été tué. Non, elle n’avait pas assimilé que celui qui partageait sa vie depuis son enfance, était bel et bien mort.

En somme, les vampires de Feilli avaient été mis hors d’état de nuire en quelques minutes. Les fées soldats et les vampires du côté d’Adrien ne les avaient pas laissé s’échapper. Le salon, vidé d’un tiers de ses vampires, paraissait toujours aussi plein. Les murmures et la nervosité ambiante électrisaient l’air.

Adrien avait rapidement repris les commandes. Il avait discouru sur les “dégats de cette nuit” et “l’assassinat de ce jeune sorcier” devant les vampires plus ou moins énervés par la soirée. Adrien devait retrouver son rôle de chef sur tout son clan. Son pouvoir avait été rongé par Feilli, recouvrer sa légitimité allait être un long travail.

– Tu as besoin d’énergie pour affronter cette nouvelle journée.

– Une journée sans Rashnoé…

Elle ne se donna pas la peine de finir sa phrase. Elle expira. Elle reprit sa cuillère à soupe entre ses doigts et avala trois céréales de plus. Elle eut envie de se prendre la tête entre les mains et de pleurer. Jamais plus, elle ne le reverrait. Jamais plus, il ne mangerait de céréales. Jamais plus… Jamais plus.

Elle mâcha quelques céréales de plus sous les félicitations de Thaïs. Il avait passé la nuit avec elle. Vers deux heures du matin, il lui avait trouvé un sédatif pour l’aider à s’endormir. Elle l’avait accepté et s’était réveillée dix heures plus tard. Depuis, elle ne souhaitait plus que se rendormir pour toujours et rejoindre Rashnoé.

Les messages de condoléances s’affichaient partout. Le compte Mistigri de Rashnoé en était plein, celui du groupe également. Plusieurs de ses amis avaient trouvé le compte de Loënia et lui avaient souhaité bon courage. Rubis, Matze ou encore ses sœurs l’avaient appelée. Ils étaient tous effondrés. Elle avait également reçu une carte de condoléance de Lelio. Elle avait compris pourquoi il avait refusé de lui raconter le futur. Il savait depuis longtemps que Rashnoé allait se faire assassiner.

Le cœur de Loënia s’était serré encore davantage quand elle avait réalisé que Lent-Sorceler ne rouvrirait jamais. Elle l’avait compris lorsque, vers vingt heures, Braken l’avait accompagné à la morgue.

Elle déposa son bol dans l’évier et quitta la cuisine pour le couloir.

Elle opta pour les corridors sombres qui menaient à l’antre d’Adrien. Devant la porte, elle hésita. Elle se sentait molle et amorphe, complètement incapable d’avoir une pensée construite ou bien même de parler français.

Le corps de Rashnoé était reconnaissable. Lavé mais nu, il ne semblait pas si blessé que cela. Bien sûr, la trace des canines dans son cou était présente ; les entailles sur son torse indiquaient la souffrance qu’il avait pu ressentir et des hématomes marquaient de part en part son corps maigre. Il était exsangue.

Elle frappa à la porte si faiblement que si Adrien n’avait pas été un vampire, il ne l’aurait pas entendue. Sur son invitation, elle entra.

– Il faut qu’on discute, fit-elle en repoussant la porte.

Adrien avait revêtu un costume entièrement noir. La seule chose qui changeait de sa tenue habituelle était la chemise noire sous celui-ci.

Les sbires de Feilli et elle-même étaient emprisonnés au palais des Oppralin pour une durée indéterminée. Les fées pouvaient être internées, elles finissaient toutes par mourir. Seulement, les vampires étaient immortels et même en prison, du moment qu’ils recevaient du sang, ils pouvaient survivre encore de nombreux siècles.

– Tu m’as laissé t’accuser de ces meurtres alors que tu n’en étais pas le commanditaire.

Adrien n’avait jamais paru aussi jeune. Tout juste âgé de vingt-cinq ans quand il avait été transformé, ses cheveux bruns légèrement décoiffés, il n’avait pas l’air d’être le meneur du plus grand clan de vampires de Bretagne.

Il la regardait dans les yeux.

– Tu devrais t’asseoir, nous en avons pour longtemps, lui suggéra-t-il d’une voix encore moins enjouée que d’habitude.

– Je me sens mieux debout.

Loënia, les mains fermement accrochées au dossier de la chaise, se sentait incapable de s’asseoir. Les mollets tendus, elle n’avait qu’une peur : celle de s’effondrer au sol et en larmes.

Adrien semblait observer son bureau comme s’il n’avait jamais vu cette pièce auparavant. Il cherchait à gagner du temps, comme l’avait compris la jeune femme devant lui.

– Il y a quelques mois, je tenais à me venger de la mort de Lysandre et de Lune. Depuis leur décès, l’idée d’obtenir réparation ou de me venger me taraudait. Alors, un jour, j’ai demandé à l’un de mes hommes d’assassiner une fée. Cette fée essayait de nuire aux vampires depuis un certain temps. Ce meurtre est presque passé inaperçu. Le travail a été si propre que personne, ou presque, ne s’est rendu compte que c’était l'œuvre d’un vampire.

Loënia déposa son regard sur la chaise. Elle n’osait plus bouger. Les révélations que s’apprêtait à faire Adrien lui auraient en effet valu de s’asseoir.

– J’ai continué à commanditer ces assassinats. Certains des hommes et des femmes sous mes ordres y ont pris goût. Ils assouvissaient mon désir de vengeance sans que je n’ai à me salir les mains. Nous avons commencé à planifier de plus nombreux meurtres pendant quatre mois… jusqu’à ce que tu apparaisses un jour dans mon salon. Alors, j’ai arrêté de réclamer l’assassinat de sorciers, de loups ou de fées.

Adrien posa à plat ses mains sur son bureau.

– Feilli en a profité pour monter certains vampires contre moi. J’ai toujours su qu’elle était une meneuse née. Elle est plus âgée que Malo alors, il y a très longtemps, j’avais pensé la nommer comme bras-droit. Comme tu le sais déjà, encore davantage de fées, de loups et de sorciers ont succombé de leurs mains. Rien ne les arrêtait et encore moins moi.

Loënia ne pouvait plus détacher son regard de celui d’Adrien.

– Donc, c’est Feilli qui tuait toutes ces personnes depuis quatre mois, affirma la jeune femme en agrippant un peu plus la chaise.

– Oui.

– Je suis un membre de ta famille. Je suis la seule famille qu’il te reste et, sa voix trembla, et tu ne m’as même pas raconté ce qu’il se passait vraiment… et Rashnoé est mort, hier.

Loënia prit un temps pour poser sa voix. Elle se haïrait encore davantage si elle se mettait à pleurer maintenant.

-Tes mensonges lui ont coûté sa vie. Si tu m’avais dit ce qu’il en était vraiment, si tu m’avais révélé que des vampires décadents assassinaient des gens… J’aurais pu l’éloigner du danger.

Elle s’efforçait de retenir ses larmes. Ses genoux et ses mains tremblaient mais son regard était fixement planté dans celui d’Adrien. Ce dernier, assis à l’autre bout du bureau, était en apparence calme.

– Je sais. Je peux m’excuser, si tu le souhaites…

– Cela ne changerait rien.

Le ciel, par la fenêtre, était gris. Rien ne réchauffait le bureau. Aucun rayon n’osait transpercer les vitres pour apporter une touche d’ocre à la mélancolie grisâtre de l’atmosphère.

– Je le pense aussi, souffla Adrien avant de changer de sujet. Je vais donner un conseil de guerre avec Malo et la quasi totalité des vampires du clan. Je souhaite que tu viennes.

Loënia secoua la tête.

– Tu fais partie du clan, maugréa le meneur.

– Oui, admit Loënia, je fais partie de ton clan. Seulement, tu vois, la personne qui m’a permise de te rencontrer s’est faite tuer à cause de la cause pour laquelle elle luttait. Rashnoé est mort à cause de tout ce que nous faisions pour obtenir la paix en Bretagne. Alors, maintenant, tout ce que je souhaite, c’est qu’on ne me demande plus jamais rien.

Elle ne laissa pas à Adrien le temps de remarquer ses larmes sur son visage, qu’elle se détourna déjà vers la porte. Elle fila à la volée dans le couloir et passa devant Malo qui voulut la retenir.

– Loënia !

– Ça va, assura-t-elle en se dirigeant vers les escaliers.

Loënia déposa un bouquet de chardons sur la tombe de son petit-ami. Les chardons, bleus ou mauves, étaient les fleurs préférées de Rashnoé.

La tombe de la famille Corasone était en marbre blanc. Loënia ne réalisait pas très bien encore que le corps de son petit-ami était maintenant coincé sous terre pour toujours et jusqu’à ce que les vers le dévorassent ou que des profanateurs n’ouvrissent sa tombe.

L’enterrement s’était déroulé sur le terrain du rassemblement inter espèces. Toute la famille de Rashnoé, dont ses parents, était éplorée. Adrien et Arthur, Thaïs, Malo, Braken ainsi que Horod, Clovis -le meneur des loups, Rubis et ses parents, Matze, Amare, Raison et Liséa s’étaient assis, près les uns des autres. Des abonnés au compte Mistigri du groupe s’étaient également déplacés pour la célébration.

Liséa avait fait un câlin à Loënia. Cette dernière n’avait pas tenu à faire un discours. Tout ce qu’elle disait Rashnoé pouvait déjà l’entendre d’où il était. La mère de ce dernier ainsi que Matze avaient raconté quelques événements de sa vie. C’était la pire heure que Loënia n’ait jamais vécu. Tout le monde était réuni pour pleurer la mort d’un des êtres les plus chers de sa vie.

Trempée comme une soupe, une ou deux heures après que tout le monde soit parti, Loënia prononça ces quelques mots :

– Je préfère que tu sois mort et moi non. Au moins, et c’est bien le seul avantage, tu ne souffres pas de la perte de ta moitié.

Les yeux fixement plantés sur la tombe blanche, elle continua, des sanglots dans la voix.

– J’espère que le paradis t’a accueilli aussitôt que ces monstres t’ont ôté la vie. Je suis désolée, Rashnoé. Tu méritais beaucoup mieux que ça.

Elle se moquait qu’un vampire ne l’entendit ou que le ciel leur tombe sur la tête. A cet instant précis, elle ne voyait pas comment elle pouvait surmonter cette peine. Qui pourrait la soutenir ? Qui partagerait ses moments de joie ? C’était sûrement égoïste de penser ainsi, car Loënia n’était pas seule. Elle avait deux sœurs et un tas d’amis. En l’espace de quelques mois, elle avait recouvré la mémoire et agrandi sa famille. Elle s’était battue à l’épée et avait rejoint un clan. Elle avait découvert d’ignobles secrets sur sa mère adoptive, mais plus rien ne lui était caché, à présent.

Elle avait failli mourir poignardée.

Et si Adrien l’avait trouvé trop tard ? Elle n’aurait jamais eu à souffrir sa peine aujourd’hui. Loënia en vint à regretter d’avoir survécu.

Tout lui semblait sombre et inquiétant. Le cimetière sous ce ciel gris, les gouttes de pluie glissant sur ses cheveux, les voix d’autres promeneurs. Rien n’était plus familier. La moindre tâche lui semblait être un escalier de mille marches. Même manger devenait un effort, même respirer étaient… douloureux.

Qu’est-ce qui comptait encore ? Plus jamais personne ne l’appellerait jamais Loëne.

Elle rentra au manoir, escortée par Thaïs. Ils n’échangèrent pas un mot du trajet. Une fois à l’abri de la pluie torrentielle et du vent mordant, elle s’excusa et s’enferma dans sa chambre.

Loënia s’assit sur son lit. Elle brandit un carnet qu’elle n’avait jamais encore utilisé et, de ses doigts hésitants, elle écrivit son premier poème.

Heyyyyyyyyyyyy

Voici le dernier chapitre de Chardons et chaudrons

Merci à vous, qui m'avez lu jusqu'ici ! Si vous le souhaitez (et c'est sûrement la dernière fois que vous venez sur ce manuscrit alors... ça serait sympa : ) n'hésitez pas à laisser un commentaire. Un avis, un conseil, une opinion d'un personnage... Comme vous le sentez ! Cela me ferait énormément plaisir et me permettrait de progressez. Comme quoi, une pierre deux coups !

Je vous souhaite tout le bonheur du monde,

Jane Anne

PS : Buvez de l'eau

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