Chapitre 1

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La famille Machi, originaire d’Alsace, travaillait chaque année à Paris comme ouvriers pour les travaux de modernisation de la ville dirigés par le baron Haussmann[1]. Ce projet, qui avait débuté en 1852, visait à raser le vieux centre de Paris pour construire un nouveau Paris avec des larges boulevards et des esplanades ouvertes et dégagées. Tous les hommes de la famille Machi et de nombreux autres habitants de la commune de Awersche[2] se rendaient chaque année à Paris dès le printemps pour trouver de l'emploi. Ils travaillaient jusqu'aux premiers grands froids, lorsque les chantiers de la nouvelle ville se fermaient.

Aout 1864, les limousins[3] de la famille Machi avaient prévu, par obligation, de rentrer plus tôt de Paris. Ils y travaillaient tous les ans comme tâcherons[4] sur les travaux de modernisation de la capitale dirigés par le baron Haussmann.

Cette année, Pierre, le père de Georges, avait décidé de quitter Paris plus tôt que d'habitude. Il voulait être certain que son fils puisse arriver à temps pour le conseil de révision prévu le vingt-deux septembre. Georges, le fils aîné, limousin depuis l’âge de quatorze ans, devait participer le vingt-deux septembre au conseil de révision et sa présence était obligatoire.

Georges était anxieux :

- Si je suis déclaré apte au service militaire, je ne disposerai que d'un mois de liberté avant mon incorporation.

Le voyage s’effectua à pied et en grande partie sous la pluie. Il fallait pourtant forcer la marche pour parvenir à destination dans les temps. Malgré cela, ils n'arrivèrent que trois jours avant la date de la fameuse convocation.

A Awersche, cette fin d’aout 1864 était exceptionnelle. Une douceur de soleil couchant exsudait sur le plateau. Assises sur un vieux banc branlant, le dos plaqué contre la pierre murale qui conservait la chaleur emmagasinée dans l’après-midi, trois générations de femmes de la famille, profitent de la tiédeur de la soirée. Comme à leur habitude, chaque jour, depuis une semaine, les mains croisées sur leur blouse, elles surveillent anxieusement le chemin qui sort du bois.

- Nos hommes ont pris beaucoup de retard ! soupirait la plus ancienne.

- J’espère que Georges arrivera à temps pour le comité de sélection militaire, renchérit Césarine dans un soupir.

Alors que la lumière diminuait et durant la période où le monde se partage en deux, des silhouettes apparurent en ombre chinoise à l’orée du bois.

Césarine, la cadette des trois épouses, se leva tout à coup d’un bond en s’écriant avant d’aller en courant à la rencontre des voyageurs :

˗ J’le savais… J’vous l’ai dit qu’ils arriveraient aujourd’hui !

Elle se précipita au cou de son mari, puis l’ayant longuement embrassé sur la bouche, elle lui prit sa besace pour l’emporter avec elle. Tout en sautillant et riant telle une enfant heureuse de son nouveau jouet, elle l’entraîna par la main derrière la maison pour l’enlacer à son aise tandis que le chien leur sautait dessus en gémissant.

Georges ne put s'empêcher de se sentir soulagé. Il savait que les prochains jours lui permettraient de se reposer et de s'organiser avant la convocation.

Une fois seuls, Georges serra son épouse sur sa large poitrine en soupirant :

- Nous sommes rendus chez nous ! Nous n’avons pas fait de mauvaises rencontres… Rien de rien. Que de la pluie... Mais Sûr ! que j’aurai quelque chose à raconter sur ce voyage.

- Venez mon mari, manger un bout. Vous nous conterez tout ça à la veillée si vous en avez encore la force…

Les compagnons avaient posé leur sac sur le pas de la porte sous l’œil attendri des épouses qui les contemplaient en silence. Elles étaient heureuses de les retrouver :

- Nous sommes épuisés, mais en bonne santé, dit le grand-père.

- Ça sent bon le feu de bois et la soupe au lard !

- Oui, elle mijote sur le coin de la cuisinière depuis le début de l’après-midi...

Passé l’effet d’admiration, les femmes s'activèrent. La table fut mise promptement. Les hommes perclus de fatigue se tenaient silencieux, rigides et paisibles sur leur chaise.

À peine servi, le souper, accompagné de larges tranches de pain tartinées de beurre, fut goulument avalé par les voyageurs sans en laisser une seule goutte au fond de l'écuelle.

Georges et Césarine qui s’étaient attardés dans leur intimité s’approchèrent à leur tour.

- Maudit ! S’exclama Georges, en entrant, ça sent bon ici… J’espère que vous m’avez gardé ma part ? Bande d’affamés !

Tout le monde se mit à rire. Césarine s’empressa de remplir l’assiette de son mari en raclant soigneusement le fond de la marmite. Elle s’assit contre lui sur le bord du banc tandis qu’il engloutit sa potée et dévore le reste de lard avec une grosse tartine de pain beurré.

À présent, un voile de fumée bleutée et âcre flottait dans la pièce éclairée par la lumière d’une suspension à pétrole. Après l'usage de remise des cadeaux, des remerciements et des embrassades, Césarine débarrassa et passa une loque mouillée sur la table pour en effacer les déchets résiduels. Georges, à l’imitation des anciens, avait allumé une pipe élégante au tuyau légèrement cintré.

- Tu as une belle pipe mon mari ?

- Je te remercie Césarine, c’est une bruyère de St Claude du pays du Jura... Je l’ai acheté à Paris.

Les hommes évoquaient tour à tour ou ensemble, tout en mélangeant leur saison de labeur et l’expédition retour qui furent tout de même agrémentées de nombreuses anecdotes plus ou moins hilarantes pour leurs épouses accoudées face à eux.

Tout en tirant sur son élégante bouffarde, Georges raconte sa vision du travail et du voyage accompli. Césarine blottie contre son conjoint, boit ses paroles avec admiration tout en le tenant par le bras comme s’il allait lui échapper,

˗ Vous auriez pu prendre la diligence ! observa la femme de Pierre, vous seriez ici depuis quelques jours déjà.

La grand-mère Justine, assise en face de Jules croisait et décroisait nerveusement les doigts. Ses mains semblaient ignorer l’immobilité. Son mari s’en aperçu. Il posa sa grosse patte dessus pour la calmer tout en disant :

˗ Nous y avons pensé, mais c’n’était pas plus facile ! Puis les transports, même en commun, ça coûte beaucoup ! Les jambes, c’est plus long, mais c’est bien moins cher… Voyez-vous-même, on est là...

Hector, le frère de Georges alors âgé de quatorze ans, qui écoutait silencieusement par respect des anciens, lança sans crier gare :

- Tu sais p'pa, j'suis un homme maintenant, j'vais sur mes quinze ans. Tu me l'dis toujours quand j'fais une bêtise. Faut m'croire, j'vous aiderai durant l'absence de Georges… La terre, moi ça n’m'attire pas !

Tout le monde se mit à rire.

- T'es une bonne pomme mon p'tit. L'année prochaine, on compte bien t'emmener avec nous à Paris, même si Georges n'est pas pris à l'armée... sois-en sûr, tu la dis, t'as l'âge. Mais qu'est-ce que t'aimerais faire dans la vie ? Tu l’sais pas encore, hein ?

Malgré l’heure tardive et sa fatigue, Georges, dont le front portait toujours la trace noire de son chapeau qui avait déteint sous la pluie, se leva et entraîna son épouse devant la maison. Assis à l'extérieur, serrés l’un contre l’autre, ils s’embrassèrent longuement. La lune qui les regardait se révélait bien terne pour les amoureux. Ils parlaient de choses sérieuses et graves, à commencer par leur avenir qui les inquiétait beaucoup. Lorsqu'il avait des soucis, Georges avait une voix caverneuse qui vibrait un peu. De plus, comme dans le cas présent, il passait souvent sa main sur son front. S'il se trouvait autour d’une table, il tambourinait systématiquement le plateau du bout de ses doigts ronds aux oncles rongés.

Bien entendu, le conseil de révision le chagrinait beaucoup.

- Nous n’avons pas suffisamment d’économie pour acheter un remplaçant. Même en rassemblant toutes leurs économies, nos parents ne pourraient pas nous aider. J’en ai parlé avec eux sur le chemin du retour.

Césarine tentait de le rassurer à voix basse tout en lui caressant les mains.

Le grand-père sort sur le pas de la porte. Il respire un grand coup et remarque :

- C’est le vent du nord-est… C’est du sec à venir !

Le jeune couple s’esclaffe. Césarine, bondit en riant et prenant les deux hommes par le bras, les entraîne vivement dans la maison.

[1] Sur ordre de Napoléon III, le baron Haussmann, devenu préfet de la Seine en 1853, a mené de grandes transformations de Paris sous le Second Empire,

[2] [2] Ebersheim en français (Village d’Alsace).

[3] Au XIX siècle, phénomène migratoire issu du limousin (Creuse). Maçons sur les grands chantiers parisiens ou lyonnais, tous ces ouvriers étaient communément appelés « Limousins » ou encore « limousinants ». Ils ont ainsi donné leur nom à l’art de bâtir appelé limousinerie ou limousinage.

[4] Personne qui travaille à des tâches sans prestige.

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