Chapitre 2

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 Certains enfants mangent en premier les légumes qu’on a mis d’autorité dans leur assiette afin de profiter du reste l’esprit libre ; je commence par me rendre au premier étage, chez Xavier Dumont.

 Dans le salon, assis sur un canapé assez vaste pour accueillir cinq ou six personnes, Xavier boit une Heineken au goulot, tout en regardant la télévision. Reposent sur la table basse – quatre pieds blancs chapeautés d’une vitre transparente dépourvue de la moindre trace – un smartphone et une télécommande, parfaitement alignés. Je balaie la pièce du regard : un meuble noir à portes battantes surmonté d’une cheminée électrique, un lampadaire à la structure très fine, une banquette assortie au canapé, et surtout quatre murs d’une blancheur si éclatante qu’on sent l’odeur de la peinture fraîche rien qu’en les regardant.

 Sourcils froncés, Xavier écoute un débat sur CNews, où il est question du « danger redoutable et imminent de l’islamisme ». Enfin, le mot « débat » est excessif pour rendre compte de ce qui se déroule sur le plateau, dans la mesure où tous les chroniqueurs présents sont à peu près d’accord : comme l’islamisme est un fléau qui menace les fondements de la République française, il faut s’occuper du problème à bras le corps, donc faire la chasse aux musulmans récalcitrants et hostiles à la laïcité. Le fil directeur est déroulé sans guère de précautions oratoires, il ne reste plus aux valeureux défenseurs de la République qu’à broder quelques arabesques avec cette pelote de haine.

 J’entends tout à coup Xavier grommeler des mots inaudibles. Il met l’émission sur pause à l’aide de la télécommande, en prenant soin de ne pas la déplacer d’un pouce, avant de prendre son smartphone, d’appuyer sur une touche et de le coller à son oreille. Vingt secondes plus tard, il raccroche, secoue la tête.

 — Tas de fainéants ! C’est bien la peine de payer des charges ! C’est la troisième fois que j’appelle et à chaque fois je tombe sur leur musique d’attente à la noix. Ce n’est quand même pas à moi de le nettoyer, ce hall ! Demain, je vais les harceler jusqu’à ce qu’ils me répondent et qu’ils envoient quelqu’un !

 Il repose son smartphone à sa place initiale, ajuste le parallélisme et appuie à nouveau sur un bouton de sa télécommande :

 — Je pense qu’il est urgent d’enlever les rayons hallal dans les grandes surfaces, parce que ça encourage le communautarisme islamique, et in fine le terrorisme.

 — Il faut aussi expulser tous les islamistes fichés S, même ceux qui sont en situation régulière, sinon ça veut dire que ça ne sert à rien de ficher ces gens-là.

 — Je suis d’accord, et j’irais même plus loin : il faut renvoyer chez eux tous les étrangers actuellement emprisonnés en France.

 — Il faut également demander à chaque individu souhaitant venir dans notre pays de passer un test de républicanisme.

 — Il faut surtout stopper l’immigration venant du Maghreb et de l’Afrique noire !

 — Et demander aux musulmans de choisir entre l’Islam et la République !

 — Et supprimer toute aide de l’État aux étrangers !

 — Et revenir sur le regroupement familial !

 — Et sur le droit du sol, bien entendu !

 — Et sur le droit d’asile !

 Face à ce flot de propositions assénées à un rythme de plus en plus effréné, se sédimentant les unes aux autres jusqu’à former une belle pyramide de fiel, les sourcils de Xavier se détendent peu à peu. Il ponctue tel propos d’un « mais oui, il a raison », tel autre d’un « exactement » suivi d’un « voilà ce qu’il faudrait faire ». Retrouver chez les chroniqueurs de CNews un système de pensée qui est le sien l’apaise. Il croit peut-être que la justesse d’une idéologie se mesure au nombre de fois où elle est serinée sur un plateau, comme si à force de tourner en boucle elle pouvait finir par atteindre sa cible et toucher le réel avec exactitude. Je me remémore le jeu de mots de Violette, tout à l’heure, dans le hall ; il n’était pas dénué de pertinence.

 Mais un être humain ne se résume pas à ce qu’il regarde sur un écran de télévision ; je quitte le salon, à la recherche d’éléments qui me permettraient de compléter le portrait de Xavier Dumont. Le corridor me mène à une première chambre : un lit king size, surmonté d’un cadre sobre et recouvert d’une couette beige à motifs blancs – des lys – en occupe une bonne partie. J’inspecte le placard encastré dans le mur. Pulls et tee-shirts sont pliés et triés par couleur dans les différents rayons ; la penderie contient principalement des chemises blanches et bleu pâle, impeccablement repassées, et trois costumes dans leur housse ; un casier est dédié aux sous-vêtements, un autre aux cravates et aux ceintures. Xavier Dumont aime l’ordre et le minimalisme, c’est indéniable. La pièce attenante est à l’image des autres, épurée, et tout aussi bien rangée : une table de bureau vierge, un clic clac, une étagère. Sur celle-ci, une trentaine de livres et trois éléphants en miniature, babioles imitant l’art africain traditionnel, mais sans doute fabriquées à la chaîne, à Taïwan, en Chine ou ailleurs : chez Xavier, le cosmopolitisme se tolère, tant qu’il est exotique, qu’il fait de la figuration, qu’il se cantonne à servir de décoration discrète. Je m’approche pour examiner les livres : des romans policiers, facilement identifiables à leur couverture jaune et noir, une dizaine de romans classiques – des résidus de ses années scolaires ? –, des bandes dessinées. En bas, une encyclopédie en trois volumes et quelques revues cinématographiques. Mais aucun livre aux effluves vénéneux ! Le réel dissone avec mes idées premières. En même temps, à quoi m’attendais-je ? À trouver dans sa bibliothèque un florilège conséquent de la littérature d’extrême droite, nationaliste et xénophobe, avec en tête de gondole les œuvres complètes de Barrès, Maurras et Léon Bloy dans des collections rares et numérotées ? Et pourquoi pas l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, Mein Kempf, les pamphlets de Céline et des torchons révisionnistes sur la Shoah calés par des serre-livres en forme de croix gammée, tant qu’on y est ? En réalité, Xavier n’est pas un idéologue, il ne s’est pas forgé ses idées dans des livres, fussent-ils immondes ; il écoute CNews. C’est assez pour en faire un homme peu amène, sans doute insuffisant pour qu’il devienne véritablement dangereux. Sa paresse intellectuelle le rend inoffensif. Il se parfume de haine bon marché ; l’odeur diffusée est désagréable, mais elle s’évapore vite dans l’air et ne laisse pas de trace durable.

 Tandis que je furète maintenant dans la cuisine, elle aussi rangée avec minutie, à la recherche d’informations utiles – que je ne trouve pas –, j’entends Xavier changer de ton : il ne grommelle plus. J’en déduis qu’il ne parle plus à son poste de télévision mais à quelqu’un, un ami sans doute, au vu de la manière affable avec laquelle il s’adresse à lui. Je tends l’oreille tout en ouvrant des placards au hasard – comme je m’y attendais, les assiettes sont classées par taille et par couleur, les verres et les tasses aussi. Il a besoin d’un conseil, dit-il. À l’autre bout du fil, l’ami en question lui demande sans doute de quoi il s’agit, car il reprend :

 — Écoute, il y a quelque temps que j’y pense, mais je ne sais pas si c’est faisable ; tu sais comment sont les gens, toujours prêts à crier à l’intolérance, à la discrimination, au racisme, etc. Voilà : au magasin, il y a sans arrêt des femmes qui font leurs courses avec leur voile sur la tête. Je suis sûr que c’est par défi, d’ailleurs, je le vois dans leurs yeux qui me narguent quand elles arrivent à la caisse.

 Derrière le titre ronflant du badge accroché sur son costume bleu outremer se cache donc en réalité un simple gérant d’une petite boutique, si en tant que « directeur général » il se trouve à la caisse. Xavier continue :

 — J’aimerais bien mettre un écriteau demandant aux femmes d’ôter leur voile avant d’entrer. Mais je me dis que j’aurai peut-être des problèmes en faisant ça. Toi qui connais un peu le droit, est-ce que c’est légal, ce que je veux faire ? Après tout, c’est mon magasin, je peux accepter qui je veux, non? En boîte de nuit, il y a bien des videurs qui filtrent les entrées, non ?

 L’autre fait sans doute une réponse mi-figue mi-raisin, mi-chèvre mi-chou, au vu de la moue qui apparaît sur le visage de Xavier. Il enchaîne :

 — J’en ai parlé Sabrina ce matin, tu sais, la petite jeune, la nouvelle que j’ai pris à l’essai. Mal m’en a pris : lorsque je lui ai dit que j’en avais assez de voir des voiles partout, elle n’a rien répondu, elle s’est contentée de me regarder avec un air… Un air d’une insolence ! Je me suis dit que j’avais devant moi une petite conne gauchiste. J’ai hésité entre la gifler et la virer, je me suis retenu de faire et l’un et l’autre, tu t’en doutes. Elle serait bien du style à m’attaquer aux prud’hommes pour licenciement abusif et à se plaindre en plus à la police pour agression, peut-être même que je me retrouverais sur #meetoo, par les temps qui courent, on ne peut plus rien dire ni rien faire. Alors je n’ai rien dit, je n’ai rien fait, je me suis contenté de la sommer de remettre de l’ordre dans le rayon frais et je suis allé voir Patrice. Il a été plus sensible à mes arguments, lui, mais il m’a dit que financièrement ce n’était pas une bonne idée, vu où est situé le magasin. C’est vrai qu’il y a pas mal d’Arabes dans le quartier, qui viennent tous faire leurs courses chez nous. S’ils décident d’aller ailleurs, ça me fera un sacré trou dans mon chiffre d’affaires. Après ma conversation avec Patrice, je me suis dit qu’il avait raison, qu’il valait mieux renoncer. Mais quand je suis arrivé chez moi, j’ai eu comme un électrochoc, dans l’ascenseur, juste après avoir découvert que quelqu’un avait tagué le miroir du hall d’entrée. Enfin, c’est une autre histoire, je te raconterai après si tu veux. Toujours est-il que je me suis trouvé lâche de renoncer. C’est pour ça que j’ai besoin de ton avis : qu’est-ce que je dois faire ? Choisir mon intérêt propre ou l’intérêt collectif ?

 L’intérêt collectif ? Il croit vraiment œuvrer pour le bien-être de tous en interdisant l’accès à son magasin aux femmes voilées ? Il est plus dangereux que je ne le pensais, en fin de compte : il ne se contente pas de déverser son fiel devant sa télévision, il veut aussi agir ! L’oreille toujours collée au smartphone, il écoute la réponse qu’on lui fait, hoche la tête avant de reprendre :

 — Tu as raison, la laïcité, ce n’est pas mal pour faire passer la chose. Tu peux m’envoyer par texto la formulation que tu viens de me proposer, s’il te plaît ? Je mettrai un écriteau dès demain. Je te remercie.

 Il raccroche. Une minute plus tard, son smartphone s’allume, en même temps qu’un bip retentit, accompagné d’une vibration sur la table basse. Je me rends dans le salon pour en voir le contenu : « dans un souci de respect de la laïcité, en vertu de la loi de 1905 qui cantonne l’expression des convictions religieuses à la sphère privée, et dans le but de ne heurter personne, nous demandons à notre aimable clientèle de ne pas arborer à l’intérieur du magasin de signes ostentatoires d’appartenance religieuse. Le gérant vous remercie pour votre coopération. »

 Je ne saisis pas bien la pertinence de la référence à la loi de 1905 – sa boutique n’est pas une administration publique –, et je ne vois pas bien en quoi un bout de tissu pourrait choquer qui que ce soit ; mais Xavier a l’air satisfait du contenu du message. Il envoie un bref texto de remerciement, puis appuie à nouveau sur sa télécommande. Les borborygmes de la télévision reprennent.

 Quelques minutes plus tard, il s’empare à nouveau de son smartphone pour envoyer un tweet : « à ceux qui dénigrent sans arrêt CNews, j’aimerais signaler que c’est au moins une chaîne où on ose s’emparer des vrais problèmes et où on propose de vraies solutions, sans tabous, n’en déplaisent à tous les islamo-gauchistes ! »

 Alors qu’il est sur le point de cliquer sur « envoyer », il est saisi d’un doute. Un petit détour sur Internet s’impose : il tape « n’en déplaisent à orthographe » sur Google et se rend compte que cette expression figée se met toujours au singulier. Il s’empresse de corriger son tweet avant de l’envoyer. Il met un point d’honneur à écrire ses messages sans faute d’orthographe, on peut au moins lui reconnaître cette qualité. À moins que ce ne soit parce qu’il veut montrer qu’il est un vrai Français, lui, il respecte la langue de son pays, il ne fait pas partie de tous ces gens qui parlent et écrivent n’importe comment, notamment ceux issus de l’immigration, comme disent ceux qui n’osent pas assumer qu’en réalité il s’agit des Arabes, à croire qu’ils le font exprès, les Arabes, de dénigrer la langue du pays qui les accueille généreusement, bien trop généreusement, d’ailleurs, il serait grand temps de revoir toutes ces règles, comme le proposent les journalistes de CNews, et…

 Voilà que je me mets à entendre le monologue intérieur de Xavier, maintenant ! Je m’éclipse : j’ai eu mon lot de légumes pour ce soir. Il ne faudrait pas risquer l’indigestion.

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