Chapitre 3

8 minutes de lecture

 — Julien, viens manger ! C’est prêt.

 La voix grave d’Olivier Dupré est suivie d’un « j’arrive » mécanique, puis d’un silence, signe que Julien ne daigne pas vraiment accorder ses actes à ses paroles. Olivier se lève, fait le tour de la cuisine sans raison apparente, revient à sa place, improvise quelques notes de piano sur la table avec ses doigts. Noémie tente de retenir le sourire naissant sur ses lèvres ; elle n’y parvient pas. Son mari réitère son injonction, plus fort, laissant ainsi peu d’implicite sur son agacement. Julien doit le sentir, car il prend soin d’adjoindre un « oui, oui » à son « j’arrive », avant de sortir de sa chambre, son smartphone à la main et un écouteur fixé dans l’oreille gauche. Avant qu’il n’appuie sur la touche de verrouillage, j’ai le temps d’apercevoir une photo sur l’écran, celle d’une jeune fille à la peau mate et à la longue chevelure nouée en queue de cheval, qui marche le long de la rue Germinal. Je la reconnais tout de suite : il s’agit de Marie-Line, sa voisine de l’étage du dessus. La photo n’est pas très bien cadrée : l’amoureux transi a dû la prendre à la va-vite, à l’insu de la jeune fille, et à présent il ne peut s’empêcher de la contempler, encore et encore, tout en écoutant des chansons mièvres, me dis-je.

 — Ce n’est pas pour te faire une leçon de morale, mais…

 Julien pose son portable sur le plan de travail de la cuisine, au-dessus d’un exemplaire de Télérama, puis s’immobilise, les bras ballants, docile. Il a compris la prétérition : son père va lui faire une leçon de morale.

 — J’aimerais bien que tu viennes sans que j’aie besoin de me répéter, lorsque je t’appelle pour manger. Il est temps que tu sois plus à l’écoute des autres, et notamment de tes parents. Une famille, c’est une société miniature : pour que ça fonctionne, il faut que chacun y mette du sien et pense à l’intérêt collectif. On ne peut pas vivre enfermé dans son individualisme en permanence ! Ce n’est pas comme ça que nous t’avons éduqué, ta mère et moi.

 — Excuse-moi, papa, ment Julien, je finissais quelque chose d’important, mais je ferai attention, la prochaine fois.

 — C’est ce que tu me dis tout le temps, mais je dois toujours m’y reprendre à deux fois avant que tu viennes. En plus, j’ai fait du poulet aux champignons, je sais que tu adores ça, mais c’est moins bon quand c’est tiède.

 Julien s’assied à sa place, penaud. Sa mère lui caresse discrètement les cheveux en passant derrière lui, avant de s’installer à son tour. Tandis qu’Olivier dépose sur le dessous de plat la poêle d’où s’échappe encore une fumée conséquente, Noémie brise le silence avant qu’il ne devienne pesant :

 — Voilà le divin poulet aux champignons de ton père, Julien. Tu sais pourtant que lorsqu’il fait ce plat, il faut le manger sans délai ; on ne sait jamais, il pourrait vouloir s’échapper de la poêle et retourner gambader dans son poulailler !

 Olivier s’aperçoit qu’il s’est emporté un peu vite, qu’il en a un peu trop fait, car il sourit à sa femme et répond :

 — Moque-toi tant que tu veux. Il n’empêche que vous allez m’en dire des nouvelles, de mon poulet. Le boucher m’a garanti qu’il a été élevé dans une des fermes du coin, sans pesticides ni engrais chimiques.

 Pendant qu’ils entament la divine volaille, je fais le tour de l’appartement. Le salon est coquet, aménagé avec soin, quoique sans ostentation trop clinquante. Un aquarium d’une centaine de litres, rempli de poissons de toutes variétés, égaie la pièce. Le mobilier, neuf et assorti, révèle la réussite professionnelle du couple Dupré. Lorsque je pénètre dans le bureau, où des étagères remplies de livres entourent deux tables parallèles, je devine sans peine qu’ils exercent tous deux une activité intellectuelle. Je découvre d’abord toute une série d’ouvrages de psychologie et de sociologie. L’un d’eux retient particulièrement mon attention, et pour cause : il s’agit d’un livre intitulé Se comprendre pour comprendre autrui, et il est signé Noémie Dupré. J’inspecte une autre étagère, balayant titres et auteurs : Tristan et Yseult, Chrétien de Troyes, Marie de France… Il y a donc ici un spécialiste de littérature médiévale. Sur l’une des deux tables, à côté d’un exemplaire de Libération, une liasse de feuilles reliées par des spirales. Je jette un coup d’œil sur la page de couverture : « cours de licence », « Olivier Dupré », « la fin’amor au Moyen Âge ». Un professeur d’université, une psychologue : mes hypothèses étaient justes. Le couple a réussi dans la vie, comme on dit quand on croit à l’idée du mérite.

 Des photos enfermées dans des cadres sont accrochées au mur : on y voit notamment la famille devant la statue du Christ rédempteur à Rio de Janeiro, la famille posant à côté du Parthénon d’Athènes, la famille devant la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, la famille en maillot de bain sur une plage que je ne parviens pas à identifier – une étendue de sable, une étendue d’eau, une étendue de ciel bleu : toutes les plages se ressemblent, au final. Bref, la famille aime voyager. Encore que, à bien y regarder, ce ne soit pas vraiment le cas de Julien qui, à chaque fois, arbore un air circonspect, comme s’il se demandait ce qu’il faisait là. Il y a aussi une photo d’Olivier et Noémie le jour de leur mariage, sur le seuil de la mairie, et une autre d’un enfant de cinq ou six ans en train de construire une forme sibylline – est-ce une voiture ou un bâtiment, seul lui le sait – avec des Lego : tout, jusqu’aux plus infimes détails, respire la bourgeoisie qui se sait cultivée, qui se dit de gauche, qui se croit probablement l’être.

 Je reviens dans la cuisine ; le poulet fermier nourri sans pesticides ni engrais chimiques, réduit à l’état de squelette désarticulé, a perdu de sa superbe et ne fait désormais pas plus le fier qu’un autre. Olivier consulte son portable, faisant défiler avec son doigt les articles que lui proposent les algorithmes de Google, dont il ne lit que les titres. Julien attend, docile, qu’on lui accorde la permission de se lever de table. Quant à Noémie, elle semble soucieuse, tout à coup. Je sens qu’elle voudrait dire quelque chose, qu’elle ne sait pas comment s’y prendre. Elle finit par se tourner vers son fils :

 — Ce bouquet de jonquilles, ce n’est pas toi qui l’as scotché sur le miroir, n’est-ce pas ?

 Julien sursaute, sincèrement surpris, ou comédien en herbe prometteur.

 — Non, maman, je n’y suis pour rien. Pourquoi me demandes-tu ça ? C’est si grave ?

 — Non, je voulais juste savoir, c’est tout.

 Elle lui donne l’autorisation de sortir de table, ce qu’il s’empresse de faire, reprenant au passage son smartphone et ses écouteurs. Désormais seule avec son mari, Noémie reprend :

 — Bien. Julien ne sait pas mentir. Je le crois quand il me dit que ce n’est pas lui.

 — Moi aussi. De toute façon, il est tellement timide que même une déclaration d’amour anonyme serait au-dessus de ses forces.

 — Tu as raison. Mais je voulais quand même m’en assurer. À toi, je peux le dire : j’ai beau trouver ça plutôt mignon, je préfère que ça ne vienne pas de lui. Le règlement de l’immeuble est clair là-dessus : il est interdit d’afficher quoi que ce soit dans le hall.

 Olivier acquiesce mollement, tout en continuant à pianoter sur son portable. Être spécialiste de littérature médiévale ne l’empêche pas de vivre en accord avec son temps. Tout à coup, voilà qu’il tombe sur une offre publicitaire qui le fait s’écrier :

 — Regarde, il y a un voyage à la Martinique en promotion ! Ce serait une bonne idée pour cet été, non ?

 Olivier tend son portable à son épouse. Elle clique sur les photos. Je ne suis pas sûr qu’elle ait pris le temps de consulter les prix. Les Dupré ne font pas partie de ceux qui ont des problèmes de fin de mois.

 — Ça a l’air très beau. Tu t’en occupes ?

 — Si tu veux.

 Clic clic clic. Voilà. En à peine quelques secondes, Olivier vient de réserver un voyage à l’autre bout du monde. Il tient à ne pas emprunter l’ascenseur pour contribuer à la sauvegarde des ressources énergétiques, mais prendre l’avion pour se rendre à des milliers de kilomètres afin de tremper ses pieds dans la même eau salée que celle qui se trouve à deux pas de chez lui ne lui pose aucun problème existentiel particulier. Il se soucie de la façon dont on nourrit les poulets, mais posséder chez lui des poissons qui tournent en rond dans un espace réduit ne le dérange pas. Il se proclame écologiste comme d’autres se disent au régime tout en finissant par accepter de reprendre une part de moelleux au chocolat : il s’autorise des écarts de temps en temps. Il s’intéresse à la fin du monde à mi-temps.

 Je me rends dans la chambre de Julien. Je le trouve allongé en travers de son lit, à plat ventre, plongé dans la contemplation de son portable. Deux doigts crispés agrandissent la photo de Marie-Line ; son visage apparaît en gros plan. Julien caresse ses joues, ses cheveux, son cou. Le mouvement de son index fait s’afficher le buste de la jeune fille, Julien s’y égare, le regard mi-clos. Bientôt il se retourne sur le dos, rabat sur lui la couverture, ferme complètement les yeux. Le corps de Marie-Line reste un moment à ses côtés. L’écran s’éteint à l’instant où Julien laisse échapper un soupir. Il est temps pour moi de retourner dans la cuisine.

 Le silence y règne. Assis face à face, Olivier et Noémie ne bougent que leurs pouces, qui s’agitent sur l’écran de leur smartphone. Elle est en pleine partie de poker en ligne, tandis qu’il vient de tomber sur une pétition sur Change.org, lancée il y a deux heures. Après en avoir découvert le titre – pour une véritable politique écologique luttant contre le réchauffement climatique –, il clique immédiatement sur l’icône invitant à apposer sa signature, sans même prendre le temps de lire le contenu. On lui demande d’indiquer son nom et son prénom, il écrit son nom et son prénom. On lui demande s’il veut ajouter un commentaire ; il clique sur « non ». On lui demande de confirmer qu’il n’est pas un robot ; il clique mécaniquement sur « je ne suis pas un robot » – il ne trouve pas incongru qu’un ordinateur demande à un être humain de prouver qu’il n’est pas un robot. On lui demande s’il veut soutenir financièrement la démarche ou s’il préfère partager la pétition sur son fil d’actualité Facebook ; il clique sur « partager ». Presque instantanément, miracle de la 5G, son visage s’illumine : il est le quatre cent quatre-vingt-dix-septième à avoir signé. Grâce à lui, la pétition va bientôt atteindre les cinq cents signatures. On le remercie, on le congratule. Un large sourire se forme sur ses lèvres : il est fier d’avoir œuvré pour l’avenir de la planète, et flatté de recevoir les félicitations de la part du robot qui gère la plate-forme. De son côté, Noémie, elle aussi, est toute joyeuse : elle vient d’empocher trois milliards de dollars fictifs grâce à une mise audacieuse qui s’est avérée payante, les autres joueurs ayant fini par se coucher. Heureusement pour elle, d’ailleurs ! Elle avait bien un roi et un as, mais sur le tapis ne sont apparus que des petites cartes.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gilles Panabières ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0