Chapitre 4

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 Me voici maintenant au rez-de-chaussée. La nature a horreur du vide, dit-on depuis Aristote. C’est particulièrement vrai chez Violette : le couloir, la cuisine et le salon sont parsemés de fleurs, plantées avec soin dans des pots colorés. Je ne m’y connais pas assez pour énumérer tous leurs noms, mais je distingue des pétunias, des géraniums, une sorte de cactus, des œillets. Un cocon chamarré et chaleureux ; on pouvait s’y attendre. Ce qui était moins prévisible, en revanche, c’est cet arôme rond, suave, boisé, qui prend le pas sur les autres parfums, au point de les faire presque totalement disparaître. Non, je ne peux pas le croire ! Et pourtant, il n’y a aucune équivoque possible : c’est bien l’odeur du cannabis que je sens !

 Dans la cuisine, assis face à face, Alexandre et Violette bavardent. Sur le côté droit de la table, on trouve une bouteille de vin vide, deux verres, deux assiettes où deux têtes de poissons examinent leurs propres arêtes et une poêle au fond de laquelle un reste de sauce au beurre commence à durcir : la proposition initiale s’est transformée en une invitation à dîner. Personne n’a songé à débarrasser la table, ils se sont contentés de pousser dans un coin tout ce qui n’avait plus d’utilité. Ne demeurent plus devant eux que deux tasses, une cafetière et un cendrier, sur le rebord duquel un joint, donc, se consume tranquillement, en position d’attente.

 Alexandre s’est lancé dans une critique du monde contemporain, il évoque notamment « la prolifération des réunions par visioconférence », au cours desquelles « les gens sont à la fois connectés les uns aux autres et seuls devant leur ordinateur, à la fois envahis par le monde et coupés de celui-ci ». Le ton est mi-emphatique, mi-nostalgique. Je sens poindre un « c’était mieux avant » à peine implicite, typique de ces êtres qui, parvenus à l’âge où leur avenir s’amenuise et s’assombrit, disent regretter le passé en général pour éviter d’admettre que c’est plutôt leur jeunesse en particulier qui leur manque et leur propre mort qui leur fait peur. Mais en observant mieux Alexandre, en m’attardant sur ses yeux qui brillent, je me dis qu’il y a un autre implicite au creux de ses paroles, beaucoup plus important : il veut, c’est aussi transparent que le verre de ses lunettes de comptable, créer une connivence avec Violette, suggérer, par des propos généraux, en apparence anodins, qu’il lui confie ses opinions à cœur ouvert, sans réticence, parce qu’il sent entre elle et lui une connexion qui n’a besoin, quant à elle, d’aucune technologie informatique pour fonctionner.

 Je me tourne vers Violette pour jauger le succès de l’entreprise d’Alexandre : elle l’écoute avec attention, légèrement de profil, la tête en avant par rapport au buste, comme pour mieux entendre. Et, preuve supplémentaire de l’intérêt qu’elle accorde à ce qu’il dit, elle a inséré dans son oreille gauche un petit appareil auditif de couleur chair, discret, mais pas assez pour que sa présence passe totalement inaperçue. Tant pis pour les calembours accidentels !

 Alexandre s’interrompt, le temps de saisir la cigarette que lui tend Violette, de tirer une bouffée dessus et de la lui rendre. Puis il poursuit :

 — C’est quand même dommage de rompre les relations sociales par des écrans à travers lesquels on fait semblant de communiquer, vous ne trouvez pas ?

 — Je suis d’accord avec vous. J’aime le contact direct, les regards qu’on s’échange, les tressaillements imperceptibles des âmes qui transparaissent à travers les mouvements des corps. C’est incroyable le nombre de choses qu’on peut distinguer chez un être quand on est assez près de lui pour pouvoir le toucher d’un simple geste de la main. Et puis, je vous avoue que je suis très tactile, alors le mur formé par un écran me frustre. Mais que voulez-vous, les gens ne semblent pas trouver à redire à ces nouvelles mœurs…

 — C’est qu’ils ne se rendent pas compte du symbole ! Ils ne voient que le côté pratique de la chose. Remarquez, je les comprends, quelque part : si j’étais encore dans le monde du travail, peut-être que je me dirais moi aussi qu’entre une visio-conférence à laquelle je peux assister de chez moi, à moitié habillé, tout en regardant distraitement un film ou une série sans que personne ne s’en doute, et une réunion traditionnelle pour laquelle je dois me préparer, trouver les vêtements adéquats, faire une heure de trajet, la première option est quand même moins contraignante. Mais j’ai peur qu’à terme, ce soient toutes les relations humaines qui soient remises en question par ces nouvelles mœurs. Vous imaginez, un monde où tout, le travail, la gestion des tâches quotidiennes, mais aussi les rencontres, les discussions, les disputes, les amitiés, les histoires d’amour, les ruptures, la vie, en somme, se fait de cette manière ?

 — C’est un avenir terrible que vous décrivez, Alexandre…

 — Oui, et j’aimerais bien qu’il se révèle faux, Violette. Mais je constate qu’on se parle de moins en moins face à face, aujourd’hui. Et ça ne me réjouis pas.

 Décidément, ce bouquet de jonquilles délie les langues et lie les gens. Les choses ont évolué avec une rapidité que je n’avais pas préméditée : tout à l’heure, elle disait encore « Monsieur Suchet » ; tout à l’heure, il l’appelait « Madame Rosa » ; tout à l’heure, il se montrait moins loquace, moins grandiloquent, moins enflammé ; et tout à l’heure, je ne les imaginais pas partager un joint. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, écrivait le jeune Rimbaud. Il avait en partie tort : on ne l’est pas davantage quand on est septuagénaire, apparemment.

 Alexandre n’approfondit pas sa prophétie. Il se tait un instant, le temps de tirer une nouvelle fois sur la cigarette qui arrive bientôt à son terme, avant de la tendre à Violette. Puis, sans juger utile d’établir une transition rigoureuse – les premiers effets du cannabis commencent peut-être à se faire sentir chez lui –, il enchaîne :

 — Quand j’étais jeune, l’atmosphère était bien différente… Je me rappelle encore aujourd’hui avec émotion le moment où j’ai commencé à m’intéresser à la politique et à me dire trotskyste, sans trop savoir, d’ailleurs, ce que ça signifiait réellement à l’époque. J’étais étudiant en deuxième année. Quand on a vu que ça bougeait à l’université de Nanterre, on a pris l’habitude de se réunir quasiment tous les jours dans l’un des amphithéâtres de la Sorbonne, sans même demander l’autorisation à personne ! On débattait pendant des heures, on refaisait le monde, on s’invectivait : on s’opposait aux communistes qui nous traitaient de fous, et on devait souffrir les foudres des maoïstes, qui nous accusaient d’être trop mous, pas assez radicaux. Il y avait un de ces vacarmes ! Les débats partaient souvent dans tous les sens, on pouvait passer de l’idée qu’il fallait soutenir les révolutions socialistes partout dans le monde à la nécessité d’instituer la mixité dans tous les lycées de France, en passant par la décision de rédiger un tract pour demander la libération d’un étudiant arrêté lors d’une manifestation contre la guerre au Vietnam. C’était une ambiance foisonnante, complètement débridée, il y avait parfois des propositions saugrenues ou délirantes, mais au moins ça vivait. J’ai encore ces scènes en moi, et je les aurai jusqu’à ma mort, je pense.

 Qu’Alexandre ait participé à la révolte étudiante de mai 1968 n’est pas en soi très étonnant. Il a emprunté la même voie que des milliers de jeunes gens à la même époque. Mais à voir son regard qui s’illumine alors qu’il évoque ce souvenir, le doute n’est pas permis : il n’a pas agi par instinct grégaire ou par simple lubie, celle d’un jeune homme ayant au final moins envie de changer le monde que de s’opposer à la génération précédente, voire tout simplement de casser les pieds à ses parents. Non, mai 1968 semble avoir été chez lui une révélation, sinon de son identité profonde, du moins de ce qu’il voulait faire de sa vie. Il cache bien son jeu, derrière ses petites lunettes grises et son crâne à moitié dégarni ! Je raye d’un trait mon hypothèse de tout à l’heure : après ses études, Alexandre n’est pas devenu comptable. Au contraire, c’est sans compter son temps qu’il a dû s’engager pour faire vivre ses idées. Il n’est pas impossible, même, qu’il ait participé à de véritables actions révolutionnaires. Je me plais désormais à l’imaginer cheveux au vent, en treillis, dans un campement de guérilleros en Bolivie, à œuvrer en faveur d’une insurrection socialiste aux côtés de Che Guevara et de Régis Debray. Mais je m’emballe trop vite, il devait à peine entrer dans l’adolescence à ce moment-là.

 En tout cas, l’enthousiasme qui se dégage de lui alors qu’il se remémore ses souvenirs plaît aussi à Violette, son regard pétillant ne ment pas. Elle répond, après avoir écrasé le mégot dans le cendrier :

 — Oui, je vous comprends. Moi aussi, j’ai encore des images très nettes de mes engagements de jeunesse. En fait, je pense qu’on a fréquenté un peu les mêmes cercles, vous et moi, même si mes combats étaient plus sociétaux que politiques. Lorsque je participais aux mouvements en faveur de l’émancipation des femmes, j’ai côtoyé tout ce milieu de la gauche radicale. Je me souviens, d’ailleurs, que j’ai eu des petits soucis avec les communistes, qui à l’époque n’étaient pas très sensibles aux causes qu’on défendait.

 — Je ne les aimais pas non plus beaucoup, les communistes, mais surtout parce que leur acharnement à défendre le bilan soviétique envers et contre tous me semblait dépourvu de toute cohérence, et même proprement scandaleux : on connaissait les crimes de Staline, le goulag, tout ça était de notoriété publique. Et malgré tout, les militants du Parti continuaient à parler du miracle russe. Heureusement, les cadres ont fini par faire leur mea culpa, mais ça a pris du temps.

 — De toute façon, aujourd’hui le Parti communiste ne pèse plus grand-chose…

 — Malheureusement, les trotskystes non plus, déplore Alexandre. Je m’en aperçois quand j’essaie encore, à ma petite échelle, de militer un peu. De temps en temps, on se retrouve à cinq ou six, on refait le monde pendant quelques heures, chacun y va de son petit couplet sur les ravages du néo-libéralisme, chacun propose son idée pour changer les choses, pour réveiller les consciences, on s’échauffe un moment, et on finit par conclure que de toute façon l’époque n’est pas propice pour quelque révolution que ce soit et qu’on n’est pas assez nombreux pour peser sur le déroulement des événements. En général, quand je rentre chez moi, je suis un peu découragé, je vous l’avoue. Et je me dis que je suis trop vieux pour tout ça, maintenant.

 — Et avant d’être trop vieux, vous faisiez quoi dans la vie, à part refaire le monde ? demande Violette.

 La taquinerie a pour mérite de redonner le sourire à Alexandre.

 — Je lisais tout ce qui me tombait sous la main.

 Ce n’est pas la réponse qu’on attendait, Violette et moi. Elle corrige sa question, lui demande quel ét ait son métier, mais il reprend :

 — C’était ça, mon métier. Enfin, en partie, bien sûr. J’étais libraire. Et je mettais un point d’honneur à lire la plupart des livres que je recevais, pour pouvoir donner des conseils en toute connaissance de cause. Et vous ?

 — Oh ! Moi, si je devais vous faire une liste exhaustive, ça nous prendrait toute la nuit ! J’exagère un peu, mais à peine. J’ai rangé des médicaments dans une pharmacie, j’ai travaillé dans une crèche, dans un magasin de chaussures, j’ai été secrétaire dans un cabinet dentaire, j’ai fait un peu d’immobilier pendant un temps, j’ai été fleuriste, puis pigiste pour différents journaux, au chômage, guide touristique à Paris, membre d’un comité de lecture dans une maison d’édition, etc. En fait, j’ai passé ma vie à changer de métier, je ne pouvais rester en place, il fallait sans cesse que je découvre autre chose. Et je vous avoue que je me suis fait souvent licencier, aussi : j’avais tendance à trop ouvrir ma bouche quand quelque chose ne me convenait pas. Vous voulez encore un peu de café ?

 Sans attendre la réponse, Violette remplit les deux tasses d’un liquide qui ne dégage plus du tout de fumée ; ni elle ni lui ne semble accorder beaucoup d’attention à la tiédeur du café. Alexandre lève en même temps sa tasse et les yeux vers Violette :

 — Je me sens bien en votre compagnie. Vraiment bien. Ça fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien avec quelqu’un, à vrai dire.

 — Moi aussi, je passe un très bon moment avec vous.

 Alexandre ne trouve pas les mots pour rebondir. Alors c’est Violette qui s’en charge :

 — Vous avez toujours vécu seul ?

 — Non, j’ai été marié, pendant presque quarante ans.

 Décidément, je me méprends sur tout, au sujet d’Alexandre : il n’a pas été davantage célibataire que comptable ou guérillero en Bolivie.

 — Mais ma femme est morte il y a quelques années. Une rupture d’anévrisme. Le genre de chose qui ne prévient pas, qui arrive d’un coup, sans qu’on sache ni comment ni pourquoi. C’est peu après son décès que je me suis installé ici, d’ailleurs. Je ne pouvais plus vivre dans cette maison chargée de souvenirs. Tout me ramenait à elle, tout le temps. Et vous ?

 — Moi j’ai toujours vécu seule. Plus ou moins. En tout cas, je ne me suis jamais mariée. Par principe. Je me souviens, dans les années soixante-dix, je militais même pour la suppression du mariage, cette vieille coutume bourgeoise et patriarcale, comme on disait alors. Mais ça ne m’a pas empêché de nouer des liens avec plein de monde et de vivre des aventures souvent enrichissantes, même si elles ont toujours été éphémères. Je peux vous le dire, à vous, je sais que vous ne me jugerez pas, que vous comprendrez que c’était l’époque qui voulait ça : je me suis bien amusée.

 — Je vous envie un peu : j’ai l’impression que je n’ai pas assez accordé d’attention à ma vie amoureuse. Je me suis marié jeune, au début des années soixante-dix, un peu à contre-courant par rapport à l’époque, d’ailleurs. Après, j’ai voué ma vie à ma librairie et au militantisme. Ma femme me répétait souvent que je m’investissais trop, qu’il fallait qu’on passe plus de temps ensemble. Elle me reprochait de ne pas lui donner assez, de négliger notre couple. Elle avait raison, mais je ne l’ai pas écoutée. Je me disais qu’on avait le temps. Et les années ont filé. Et il y a eu cette rupture d’anévrisme. Et maintenant je suis seul. Enfin, ce n’est pas grave, on ne peut pas tout faire en une seule vie.

 — Il n’est pas trop tard, vous savez… Je veux dire, pour vivre une nouvelle aventure sentimentale.

 Alexandre garde le silence. Il ramasse des miettes de pain égarées sur la table avec son pouce et les met mécaniquement dans sa bouche. Puis il observe Violette, comme s’il cherchait à sonder son âme de façon à être certain de l’implicite que sa réplique enferme. Elle le regarde à son tour. Dans ses yeux malicieux, il n’y a plus de place où pourrait se loger le moindre doute. Alexandre entrouvre les lèvres, il va dire quelque chose, non, il se ravise, se contente de relever, d’un doigt nerveux, ses lunettes sur son nez. Elles étaient pourtant déjà tout à fait à leur place. Il saisit sa tasse, la porte à sa bouche sans se rendre compte qu’elle est vide. Les déductions sont simples à établir, presque limpides : il a bien compris l’implicite, le joint et Violette troublent son esprit, il ne sait pas comment le lui dire. Il n’y a donc pas d’âge pour manquer de courage dans ce domaine !

 J’espère que Violette ne compte pas sur Alexandre pour faire le premier pas, parce que c’est mal parti. Elle laisse passer quelques secondes. Elle aussi semble un peu sous l’emprise du cannabis. Mais elle finit par murmurer :

 — Vous me plaisez, Alexandre.

 Elle n’a pas compté sur lui pour faire le premier pas. Elle se lève de sa chaise. La démarche un peu flottante, elle se dirige vers lui, se penche vers son visage, dépose un baiser sur sa bouche. Alexandre, d’abord, se contente de se laisser faire : il ne détourne pas la tête, n’oppose pas de résistance, mais reste figé, comme s’il avait oublié les codes du contact physique. Alors elle éloigne ses lèvres, interprétant peut-être l’absence de réaction comme un rejet. Mais elle n’a pas le temps d’approfondir ses doutes. Sortant de sa torpeur, Alexandre tend une main vers elle, saisit sa nuque et l’attire à nouveau à lui. Cette fois-ci, c’est un baiser équitable qu’ils partagent : chacun y met du sien.

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