Chapitre 5

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 Sur la porte de l’autre appartement du rez-de-chaussée est collée une étiquette écornée que le passage du temps a rendue jaunâtre, une de ces étiquettes qu’on trouve dans les grandes surfaces au rayon des fournitures scolaires : Farid et Sarah Ben Saadi, Hamza et Ahmed. Tels sont les mots griffonnés à la hâte, d’une écriture penchée, peu soignée. Rien à voir avec la plaque clinquante de l’étage du dessus, celle de Xavier Dumont, avec ses lettres gravées dans une police improbable, du type Bahnschrift SemiBold Semiconden ou Franklin Gothic Medium, ce type de police qui à lui seul révèle l’arrogance de ceux qui veulent montrer qu’ils ont réussi dans la vie. Les Ben Saadi ne sont pas dans l’exhibition ; ils n’ont pas mis un point d’honneur à peaufiner l’allure du seuil de leur intimité ; ils pensent que l’essentiel est ailleurs, que les signes extérieurs de richesse ne constituent pas une plus-value, que l’être, en somme, compte plus que l’avoir.

 J’entre. Je découvre un mobilier modeste, constitué d’éléments disparates posés les uns à côté des autres, sans réel souci de l’esthétique d’ensemble. Cela se confirme : les Ben Saadi considèrent que l’abondance de biens matériels, aussi luxueux et harmonieux soient-ils, n’est pas le signe irréfutable d’une vie épanouie.

 Un dossier d’aide au logement, posé sur la console du couloir, attend son remplissage. Je me suis enflammé un peu vite, sur l’être et l’avoir : en réalité, ils ne roulent tout simplement pas sur l’or.

 Le silence règne dans l’appartement. Au milieu du salon, un homme plutôt maigre est à genoux sur un tapis noir, pieds nus, les mains et le front posés au sol. Farid. Tout à coup, il redresse son buste, regarde droit devant lui. De ses yeux se dégage une intensité étonnante, presque irréelle. Il demeure un moment ainsi, avant de reprendre sa position initiale. Dans la chambre attenante, Sarah est elle aussi en pleine prière. Ses gestes sont appliqués, elle reproduit comme il faut ce qu’elle a appris, elle exprime sa foi avec bonne volonté. Mais son regard n’affiche pas la même ferveur que celui de Farid. Dans l’autre chambre, Ahmed et Hamza, dans la même position que leurs parents, paraissent, quant à eux, peu convaincus de la pertinence de ce qu’ils font. Leur visage, dénué d’expression, donne à penser qu’ils laissent simplement le temps imparti s’écouler. J’en ai la confirmation quand je les vois échanger un regard pour tromper leur ennui. Manifestement, ils font la prière parce qu’on leur demande de la faire, ni plus ni moins. Ils y mettent juste ce qu’il faut d’application pour ne pas se faire houspiller. Peut-être font-ils partie de ces adolescents nonchalants qui effectuent leurs devoirs scolaires en visant à peu près la moyenne, histoire qu’on ne leur inflige pas une leçon de morale. Peut-être feront-ils partie, plus tard, de ces employés qui prennent un air affairé quand leur patron est dans les parages, tout en masquant à la hâte le jeu en ligne auquel ils s’adonnaient dix secondes auparavant. Ou de ceux qui donnent un coup de frein brusque sur l’autoroute lorsqu’ils aperçoivent une patrouille de police au loin, puis prennent un air très sérieux quand ils passent à sa hauteur, tout en pensant « je les ai bien niqués ». Ou encore de ceux qui, exerçant une profession dite intellectuelle, s’appliquent à bien parler, se délectent de mots pompeux de temps à autre, lorsqu’ils sont en société, se gardant bien de révéler que, comme tout un chacun, ils jurent comme des charretiers quand ils heurtent par erreur une table ou s’entaillent un doigt en s’essayant au bricolage.

 Bref, Hamza et Ahmed font semblant, comme beaucoup de monde. Ils sont bien éduqués, mûrs pour leur future insertion dans la société.

 Une sonnerie retentit. Farid se lève, se dirige vers son portable, qu’il caresse d’un doigt ; la sonnerie cesse. Chez les Ben Saadi, le temps de la prière est minuté avec précision. Leur tapis sous le bras, Sarah et les enfants débarquent dans le salon. Farid ouvre le placard de gauche, range son tapis avec soin. Sarah fait de même. Puis vient le tour des enfants : d’abord Hamza, l’aîné, puis Ahmed. L’ordre semble immuable, selon des règles apprises il y a longtemps et que personne ne songe à remettre en cause, comme dans une pièce de théâtre dont les rôles ont tellement été joués qu’ils en sont venus à coller à la peau des comédiens.

 Tout le monde se rend dans la cuisine : Sarah commence à préparer le repas, pendant que son mari saisit la vaisselle propre sur le bord de l’évier pour la ranger dans le buffet. Les enfants, quant à eux, mettent la table avant de filer dans leur chambre et de se plonger dans l’exploration du contenu de leur smartphone. Là encore, les pratiques semblent bien enracinées. Chacun sait ce qu’il a à faire et accomplit sa tâche sans sourciller. Une façon comme une autre d’éviter à la fois les conflits et de se parler : aucun mot n’a été proféré pour le moment. On se croirait presque dans un film muet des années vingt, au ralenti, et le comique en moins. Je me demande si je ne ferais pas mieux de quitter les lieux : ma présence ici semble n’avoir aucun effet. Le bouquet de jonquilles non plus.

 Alors que je désespère de glaner un signe de vie, voilà que Sarah, comme pour m’enjoindre de rester, délaisse tout à coup ses actions mécaniques pour passer ses mains sur son cou : avec grâce, elle défait son voile, l’ôte, le plie et le pose sur le buffet. Une chevelure auburn, soyeuse, apparaît. J’examine son visage : une touche discrète de rouge à lèvres orne ses lèvres et un trait de mascara souligne son regard. Tout à l’heure, dans le hall, elle n’était pas maquillée, j’en suis sûr. Tout à l’heure, elle ne possédait pas cette petite flamme dans les yeux. Tout à l’heure, elle scrutait le sol. Ce n’est plus tout à fait la même femme, à présent. Elle lance un regard discret à Farid. Si ce dernier était un tant soit peu observateur, il s’apercevrait qu’elle cherche à attirer son attention ; Farid range des couverts dans le tiroir.

 Dans la poêle garnie d’huile, des blancs de poulet panés commencent à crépiter. Sarah les retourne, avant de faire chauffer au micro-onde de la purée en flocons. Farid, lui, a fini de ranger les couverts. Le rôle qu’il est censé interpréter dans cette pièce, celui qui lui a été assigné – ou qu’il s’est attribué lui-même – au moment de la distribution, sans doute des années auparavant, doit être parvenu à son terme, car il s’assoit à table.

 — C’est bientôt prêt ?

 Il a prononcé ces mots d’une voix atone, sans agressivité ni tendresse. Elle esquisse un sourire qu’on ne lui renvoie pas, dit doucement :

 — Presque. Dans deux minutes.

 Le film muet reprend. Deux minutes plus tard, Farid s’écrie :

 — Hamza ! Ahmed ! Venez manger, les enfants !

 On entend deux « j’arrive » légèrement décalés. Hamza et Ahmed s’installent côte à côte à table. Sarah dépose les plats, s’assoit à son tour. Le dîner commence, rythmé par le son des couverts qui s’entrechoquent. Je me dis que j’ai le temps d’inspecter plus en détail l’appartement : il ne va pas se passer grand-chose dans l’immédiat, mis à part les coups de fourchettes des uns et des autres.

 Je commence par la chambre parentale : c’est un endroit qui peut receler bien des secrets. La pièce est sombre – le rideau est tiré –, la pièce est sobre – rien sur les murs peints en blanc, rien sur le lit. J’ouvre les tiroirs de la commode : des sous-vêtements féminins, en vrac, des chaussettes, des collants, des foulards et une boîte en carton servant d’écrin de fortune à des bijoux de pacotille. L’armoire, elle non plus, ne m’apprend rien de spécial : un côté contient les vêtements de Sarah, l’autre ceux de Farid. Je commence à douter de découvrir quoi que ce soit qui pourrait m’en dire davantage sur eux, quand je découvre, dans l’un des deux tiroirs de la table de nuit, à l’abri des regards, derrière des paquets de mouchoirs en papier, un petit objet violet, de forme ovale, avec un bouton pour le faire vibrer ; le voile de Sarah cache aussi bien ses cheveux que ses désirs ! C’est ce qui est intéressant dans le réel : il déjoue souvent les idées que l’on se forge.

 J’ouvre l’autre tiroir, en me demandant ce que je vais y trouver, cette fois-ci. Mon esprit imagine un fouet, des menottes, que sais-je ? Le résultat n’est pas à la hauteur de mes attentes : à côté d’un exemplaire du Coran se trouve une boîte de pilules. Sur celle-ci, on peut lire : Citalopram almus 20mg. Des antidépresseurs. Destinés à qui ? Sarah ? Farid ?

 Je me rends dans l’autre pièce, celle qu’Hamza et Ahmed se partagent. Elle ressemble à une chambre d’adolescent banale : les deux lits sont recouverts d’une couette posée à la hâte – on leur demande vraisemblablement de faire leur lit, et ils respectent à peu près la consigne, sans néanmoins y accorder beaucoup plus de soin qu’à la prière. Des vêtements sans doute à moitié propres traînent çà et là ; on peut quand même se mouvoir dans la pièce sans se livrer à des contorsions ou à des détours. Un placard, dont l’une des portes coulissantes est ouverte, regorge d’habits mal pliés. Sur la table de bureau gisent gommes, stylos, papiers froissés, manuels scolaires et résidus d’un crayon taillé. Pas de jouets en vue. Ils doivent avoir été stockés quelque part, ou vendus, ou mis à la déchetterie, depuis qu’Hamza et Ahmed ont tous les deux un smartphone.

 Je n’ai pas indiqué leur âge : à vue de nez, je leur donnerais respectivement quatorze et douze ans. Plus ou moins. Je jette un œil sur les manuels scolaires : l’un porte comme titre « Physique-chimie 3e", un autre se nomme « Français 5e ». Il n’est pas nécessaire de consulter les autres, mon intuition était juste, quatorze et douze ans. Les murs de la chambre sont garnis d’une tapisserie d’une couleur assez peu définissable, entre le gris clair, le blanc cassé et le beige, qui mériterait d’être remplacée. Quelques posters font office de cache-misère : sur l’un, on voit un homme que je ne connais pas, chaîne clinquante autour du cou, lunettes de soleil, tee-shirt blanc et survêtement noir, baskets sans doute hors de prix, bras croisés, torse bombé. Trois de ses doigts sont tendus en avant. Seuls le pouce et le majeur sont repliés. Bien, ce doit être un rappeur à la mode, me dis-je. En face, un portrait de Kylian Mbappé, tout sourire et bonnet sur la tête, juste à côté d’une photo de Teddy Riner en kimono blanc à moitié ouvert, et d’une autre d’Antoine Griezmann.

 J’entends tout à coup la voix de Farid : on a avancé dans le temps, on est passé du muet au parlant. Je reviens dans la cuisine. Les assiettes sont vides : dans cette famille on ne fait pas deux choses en même temps, on ne parle à table qu’une fois l’appétit rassasié.

 — Votre journée s’est bien passée, les enfants ? Vous avez fait quoi, au collège

 C’est Hamza qui répond le premier. Il était manifestement pressé qu’on lui accorde la permission de prendre la parole : il n’a même pas laissé le temps à son père de mettre un point d’interrogation à la fin de sa phrase. Il entreprend un récit assez confus, où il est question d’un de ses copains qui a osé tenir tête au surveillant chargé d’organiser le passage à la cantine : ce dernier a accusé le copain en question de ne pas suivre les règles de la file d’attente, alors que ce n’était même pas vrai, et le copain a bien fait de le dire haut et fort, et c’est injuste qu’il se soit fait coller pour si peu, et le surveillant est vraiment nul, et il n’arrête pas de leur chercher des poux dans la tête, à lui et à ses copains, et c’est sûr qu’il est raciste, de toute façon, et ça se voit à la manière dont il les regarde quand ils passent devant lui, mais ça ne va pas se passer comme ça, lui et ses copains vont le dénoncer au CPE et il va se faire virer, parce qu’il n’a pas le droit de se comporter comme ça. Bref, une fois qu’il est lancé, Hamza ne s’arrête plus. J’en viendrais presque à souhaiter le retour du muet.

 J’observe Sarah : elle non plus n’a pas l’air spécialement captivée par le récit de son fils aîné. Par moments, elle lève les yeux vers Farid. Il ne s’en rend pas compte : il écoute Hamza avec attention. Lorsque ce dernier met enfin un point qu’il semble considérer comme final, Farid pose sa main sur son épaule, lui répond qu’il a raison, qu’il ne faut pas se laisser faire dans la vie, que de toute façon Allah voit tout et punira les injustes. Sarah acquiesce sans grande conviction, puis dit en regardant Farid :

 — Dans le hall, quelqu’un a scotché un bouquet de jonquilles sur le miroir. Je me demande qui ça peut être, et dans quel but.

 — J’ai vu, oui. Ahmed, tu peux me passer le pain, s’il te plaît ?

 Tandis que la corbeille de pain parvient jusqu’à Farid, il s’adresse à son cadet :

 — Et toi, alors, ta journée ?

 Ahmed parle lui aussi de la cantine, pour dire que c’était « dégueulasse » aujourd’hui, enfin que c’était comme d’habitude, en fait. Farid ne juge pas utile de reprendre son fils sur l’usage du mot « dégueulasse » et passe la main dans ses cheveux. Farid aime ses deux fils, il n’y a pas de doute possible là-dessus. Apparemment, l’histoire du surveillant et celle du repas « dégueulasse » l’intéressent davantage que les propos de son épouse. Elle tente une nouvelle fois d’attirer son attention :

 — Ce qui était écrit sur le miroir m’a émue. J’ai trouvé la déclaration très belle.

 — Je ne l’ai pas lue, répond Farid. Vous avez beaucoup de devoirs pour les jours qui viennent, les enfants ?

 Hamza a un contrôle de mathématiques mercredi, Ahmed un exposé vendredi sur les romans de chevalerie au Moyen Âge. Farid dit à Hamza qu’il pourra l’aider pour réviser les mathématiques s’il en a besoin ; en revanche, les romans de chevalerie, il avoue qu’il n’y connaît rien. Ahmed répond que ce n’est pas grave, qu’il va faire du copier-coller sur Internet.

 Les yeux de Sarah disparaissent dans son assiette. Je comprends mieux les antidépresseurs dans la commode.

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