Chapitre 7

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 Il ne me reste plus qu’à rendre visite aux habitants du dernier étage et j’en aurai terminé pour ce soir. Heureusement, d’ailleurs : à force de naviguer des uns aux autres, je commence à tanguer un peu. Il ne faudrait pas que je finisse par mettre un voile sur la tête de Marie-Line, un appareil auditif dans l’oreille de Xavier et des fleurs de toutes les couleurs chez les Ben Saadi. Cela dit, la beauté de Marie-Line n’en serait pas altérée, Xavier cesserait peut-être de n’entendre que ce qu’il daigne écouter sur CNews et Sarah verrait sa vie un peu plus en rose. Mais on ne négocie pas avec le réel : Marie-Line aime faire danser sa chevelure. Sarah déprime. Et Xavier est, au dire de Violette, un con.

 Au troisième et dernier étage, donc, résident d’un côté Myriam Doisnel et Thomas Pacaud, de l’autre Jamil Ahmat. Comme il faut bien faire un choix, je décide de pénétrer d’abord chez Myriam et Thomas : je ne saurais dire pourquoi, mais je les sens déjà proches de moi. Un pressentiment me souffle que ce que je vais découvrir ne me décevra pas. Je me raisonne : il faut que je me méfie de mes idées préconçues.

 Un cri aigu retentit à l’instant où je franchis le seuil. Je me précipite dans le salon, plongé dans la pénombre : personne. Personne non plus dans la cuisine. Je me dirige en hâte vers l’unique chambre.

 La scène que je découvre me laisserait bouche-bée si j’en possédais une : Myriam est allongée en travers du lit, sur le ventre, presque nue. Seuls des bas et des escarpins ornent ses jambes fuselées, éclairées par la faible lueur rouge que diffuse une lampe de chevet à la forme phallique assumée. Thomas, debout à côté d’elle, est plus vêtu que Myriam : il porte encore sa chemise noire, entièrement ouverte, et son pantalon très cintré. L’une de ses mains, gantée, tient une cravache. Il lève le bras, le baisse d’un coup. Sifflement de la cravache qui fend l’air, bruit sec sur des fesses déjà écarlates, cri strident que laisse échapper Myriam, voix rocailleuse de Thomas :

 — Dis que tu aimes ça. Allez, dis-le, coquine.

 — Non, je t’en prie, arrête !

 — Hors de question. Je n’arrêterai que lorsque tu m’auras dit que tu aimes ça !

 Un nouveau coup de cravache s’abat sur Myriam, suivi d’un troisième cri.

 — Alors, cochonne, tu vas le dire ?

 — Oui, j’aime ça, j’aime ça. Vas-y, salaud ! Fouette-moi !

 Myriam se cambre, puis se dresse sur ses genoux pour faire face à Thomas. Il lui a bandé les yeux. Je me dis que les verbes « dresser » et « bander » peuvent sans doute s’appliquer aussi à lui en ce moment. Je n’en ai pas la preuve irréfutable, il est de dos par rapport à moi. Afin d’en avoir le cœur net, je fais le tour du lit pour modifier mon axe de vision : pour le coup, mon intuition était juste.

 Encore un coup de cravache, encore un cri. Et soudain, un rire éclatant : celui de Myriam. Thomas laisse tomber son jouet et regarde sa compagne, les bras ballants, décontenancé.

 — Que se passe-t-il ? J’ai dit quelque chose qui n’allait pas ?

 Myriam enlève son bandeau pour s’essuyer les yeux, tout en essayant de contrôler son fou rire.

 — C’est que… tente-t-elle de dire, sans pouvoir terminer sa phrase.

 Elle déglutit, dans le but de mettre fin à ce qui ressemble désormais davantage à une série de hoquets qu’à un rire. Thomas ne sait plus bien quoi faire. Il s’assoit sur le lit, attend que sa compagne soit en mesure de lui expliquer sa réaction, ce qu’elle finit par faire, profitant d’une pause entre deux gloussements.

 — Je suis désolée, mais l’une de tes répliques m’a fait rire, quand je me suis rendu compte qu’elle était paradoxale.

 — Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

 — Tu m’as demandé de te dire que j’aimais ça, sinon tu allais continuer à me fouetter. Mais ça n’est pas logique : si j’aime ça, je ne vais pas le dire, sinon tu vas arrêter. Et si je n’aime pas et que je te le dis, tu vas continuer. Dans les deux cas, je suis perdante !

 — Mince, tu as raison, il y a un petit problème de scénario. Sur le moment, ça me semblait pourtant cohérent.

 Et les voilà tout à coup tous les deux pliés en deux. Ils ne sont plus du tout en état de poursuivre leurs ébats.

 — Bon, je crois qu’on peut se rhabiller, non ? demande Myriam.

 — Oui, je suppose que c’est ce qu’on a de mieux à faire. On va se regarder quelque chose à la télévision ? On peut se faire un plateau repas en même temps, si tu veux.

 — Allez, c’est parti.

 Myriam quitte ses talons, ses bas, revêt à la place un pyjama en laine et de grosses chaussettes, cependant que Thomas se débarrasse de son pantalon puis s’enroule dans un peignoir à la couleur indistincte. Alors qu’ils s’affairent dans la cuisine, mettant sur un grand plateau en bois tout ce qu’ils trouvent et qui peut se grignoter sans préparation — chips, cacahuètes, tomates cerises, fromage, biscottes, yaourts —, Myriam lance à son compagnon :

 — C’est quand même dommage, on était bien partis. Et puis ça faisait longtemps que ça ne nous était plus arrivé, de jouer comme ça. On fait l’amour comme des vieux maintenant. Et encore ! Je te parle des rares fois où on ne s’endort pas devant la télévision.

 — Tu as raison, notre vie sexuelle est devenue un vrai désastre !

 Leur ton badin me surprend presque autant que la scène dont je viens d’être témoin. Myriam et Thomas ne s’embarrassent pas de cette pudeur qui caractérise beaucoup de couples, de ces atermoiements nés de la peur de blesser ou de se mettre à nu, de cette retenue qui empêche ceux qui vivent ensemble de se dire les choses qui importent. Bien souvent, je l’ai constaté à maintes reprises, ils n’ont que peu de scrupules à faire une scène à propos d’un évier qui déborde, d’un lave-vaisselle non vidé ou d’une lessive non faite, alors qu’ils hésitent avant de révéler ce qui leur pèse vraiment, ce qui se loge au plus profond de leurs entrailles. Ils préfèrent transférer leurs insatisfactions profondes sur des éléments matériels ; il est vrai que c’est beaucoup moins dangereux. Chez Myriam et Thomas, au contraire, l’intimité se déverse, leurs paroles sont à l’image de leurs jeux : dénuées de tabous. Quelle aubaine pour moi ! Je ne vais pas être contraint de traquer leurs mimiques, leurs gestes, leurs silences pour découvrir ce qui se cache derrière le vernis bien huilé de leur vie quotidienne, pas plus que je n’aurai à fouiller l’appartement à la recherche d’informations dont je pourrais tirer des conclusions. Voilà que, pour la deuxième fois, j’ai un bon prétexte pour éviter de décrire un intérieur. Ils vont me livrer le leur spontanément ; je n’ai rien à faire, sinon les écouter.

 Ils viennent de s’installer sur le canapé. La chaîne qu’ils ont mise diffuse un épisode du Mentaliste, la série américaine avec Simon Baker dans le rôle principal. Myriam saisit une tomate-cerise, qu’elle lèche légèrement avant de l’engloutir.

 — C’est Simon Baker qui te fait cet effet ? demande Thomas, à qui le geste sensuel de Myriam n’a pas échappé.

 — C’est vrai qu’il est très sexy, pour un blond ! Mais mon fou rire de tout à l’heure m’a coupé toute envie. Quand même, avant, on prenait un pied d’enfer, tu te rappelles ?

 — Évidemment que je m’en souviens. Il y a même trois scènes en particulier qui sont gravées dans ma mémoire et qui n’en sortiront sans doute jamais. Tu veux savoir lesquelles ?

 — Non, laisse-moi deviner, je préfère. Puisque nos deux corps ne s’emboîtent plus à la perfection, j’aimerais savoir si nos deux têtes sont encore connectées !

 — J’espère qu’il nous reste au moins ça !

 Myriam se rapproche de Thomas et le fixe, comme pour mieux sonder ses pensées et découvrir les trois scènes en question, tandis que sur l’écran de la télévision, Simon Baker annonce à ses collègues stupéfaits, sourire goguenard à l’appui, qu’il sait déjà qui est le coupable du crime.

 — Je crois que j’ai trouvé un premier souvenir, finit-elle par dire. Tu songes à la fois où on est revenus à quatre heures du matin de cette soirée, dans ce club, comment s’appelait-il déjà ? Ah oui, la Sylphide. Le spectacle érotique nous avait particulièrement excités, on avait même fait un petit tour dans les toilettes, tu m’avais prise par derrière et par les cheveux, mais quelqu’un avait frappé à la porte et on avait dû s’interrompre. Le chemin du retour s’est avéré bien périlleux parce qu’on se chauffait dans la voiture, on a fini par s’arrêter dans un coin et on a baisé sur le capot.

 — Bravo ! Un point pour toi. Continue !

 — Mon cadeau pour ton anniversaire, il y a trois ans : la journée pipe. Cette journée où je t’ai sucé dans tous les endroits qui nous sont tombés sous la main, si j’ose dire : dans le parc derrière un arbre, dans une cabine d’essayage, dans l’ascenseur, sur le palier. Mais sans jamais aller jusqu’au bout. Tu n’en pouvais plus, à la fin. Moi non plus, d’ailleurs, ma mâchoire s’est même bloquée à un moment ! Et quand on est rentrés, le soir, tu m’as prise avec une force ! C’était comme si la frustration avait décuplé ton envie de moi. On a joui tous les deux en même temps, en à peine deux minutes !

 — Bien joué. Et la troisième scène que j’ai dans la tête ?

 — Je dirais la nuit dans cette chambre d’hôte en Italie, celle où on a dû réveiller toute la maison avec nos cris. Le lendemain matin, au petit déjeuner, personne n’osait nous regarder, ni les autres vacanciers, ni la femme qui tenait la maison.

 — Tu es parfaite : trois sur trois. Simon Baker ne t’arrive pas à la cheville.

 La connivence entre Myriam et Thomas fait plaisir à voir. À la manière dont ils se regardent, j’ai l’impression qu’ils revivent en accéléré ces trois souvenirs. Tout à coup, la physionomie de Myriam bifurque : sa bouche forme une moue, ses épaules s’affaissent, elle baisse légèrement la tête, enroule une mèche de cheveux autour de son doigt :

 — Pourquoi ça s’est arrêté ? J’aimais vraiment beaucoup, tu sais. Regarde-nous, maintenant : moi et mes grosses chaussettes, toi et ton vieux peignoir, un plateau télé.

 — Je ne sais pas ce qui s’est passé, répond Thomas. Pourtant, on vient d’essayer, à l’instant : tout était en place, la lumière, les accessoires, la mise en scène… Mais je sentais que ça sonnait un peu faux, même avant que…

 — J’ai eu la même sensation. Pourtant, j’essayais de me concentrer, d’être dans le truc, je t’assure. Mais au premier grain de sable, je n’ai pas pu me retenir de rire. D’ailleurs, avant, on n’avait même pas besoin de bandeau, de cravache, de tous ces artifices. Notre désir était brut, immédiat. Tu crois qu’on se lasse l’un de l’autre ?

 — Je vais dire une banalité, mais je pense que c’est simplement le passage du temps qui a étouffé notre désir, et qu’on n’y peut rien. Que veux-tu ? On se connaît trop, désormais. Il n’y a plus cette excitation qu’on ressentait lorsqu’on se découvrait, quand on ne savait pas encore à l’avance les caresses qu’on allait entreprendre, celles qu’on allait recevoir. Maintenant je peux anticiper dans mon esprit mes gestes sur ton corps, les tiens sur le mien. Toi aussi, je pense. Il n’y a plus de surprise. Mais au moins on ne court plus le risque de faire quelque chose qui déplait. Ce qu’on a perdu en intensité, on l’a gagné en connivence.

 — Tu as raison, je le sais. Il n’empêche que parfois je ne peux m’empêcher de repenser à nos débuts… Ça me manque, je crois.

 — Moi aussi, pour tout te dire, mais je ne vois pas bien comment remédier à ça. Tu vois bien ce que ça donne quand on essaie de mettre un peu de piment : ça se termine en fou rire ! Cela dit, si tu as une solution, je t’écoute.

 — J’ai bien une idée qui me trotte dans la tête depuis tout à l’heure, mais je ne sais pas comment aborder la chose.

 — Lance-toi, je crois qu’on est suffisamment complices pour ne pas être gênés d’en parler à cœur ouvert. On s’est toujours révélé nos fantasmes respectifs, non ?

 — D’accord, j’y vais. C’est quelque chose qui m’a traversé l’esprit en passant devant le bouquet de jonquilles dans le hall. Ne me demande pas le lien, je n’en ai aucune idée. Je sais juste que j’ai eu comme un flash à ce moment-là, alors que je fixais le miroir.

 Elle laisse passer un temps, observe la physionomie de son compagnon, histoire de s’assurer qu’elle peut continuer, puis :

 — Pourquoi n’inviterait-on pas quelqu’un d’autre dans nos ébats ? On s’était dit au début que notre désir diminuerait forcément un jour et que quand ça arriverait, on pourrait essayer de le raviver en expérimentant d’autres choses. Peut-être que ce moment est arrivé… Qu’en penses-tu ? Tu me trouves bizarre ?

 Pour toute réponse, Thomas se mord la lèvre. Il ne s’attendait pas à cette proposition. L’idée lui ferait-elle peur ? Apparemment, dans le couple, si c’est bien lui qui tient la cravache, il n’a pas les rênes. Il finit par dire :

 — Je suis partant. On peut essayer. Oui. Mais…

 — Mais quoi ? Un homme ou une femme, c’est ça ?

 — C’est ça.

 — C’est moi qui ai lancé l’idée, c’est moi qui décide : je ne me vois pas du tout avec une femme, alors un homme. En plus, toi, tu es plus… Enfin, tu vois ce que je veux dire.

 — Oui, je vois très bien : je suis plus ouvert que toi, question désir. Reste à trouver quelqu’un qui nous plaît à tous les deux, à présent.

 — Eh bien, justement, tout à l’heure, juste après avoir vu ce bouquet de jonquilles, j’ai eu une vision : il y avait toi, il y avait moi, et…

Myriam lève les yeux sur son compagnon, hésite. Il l’encourage :

 — Je t’écoute.

 — Notre voisin de palier.

 — Jamil ?

 — Oui. À chaque fois qu’on le croise, j’ai l’impression de déceler chez lui du désir. Pour toi ou pour moi, je ne sais pas. Je peux me tromper, mais je me suis dit qu’il venait peut-être de lui, ce bouquet de jonquilles, et qu’il nous était adressé. En fait, maintenant que j’y repense, je crois que c’est ça qui a déclenché ma vision.

 — C’est vrai qu’il est plutôt pas mal, Jamil. Si tu veux, on peut l’inviter à prendre l’apéritif, un de ces jours. On verra bien ce qui arrivera. Mais rassure-moi, tu parles bien uniquement de désir, n’est-ce pas ? Parce que si c’est lui qui a déposé les jonquilles, et si ce message nous est vraiment destiné, ça peut poser problème : il y est question d’amour plus que de désir, non ?

 — Je ne sais pas, les propos sont plutôt ambigus, il me semble. En même temps, si ça se trouve, il n’a rien à voir avec cette histoire de bouquet. Et puis, s’il cherche autre chose qu’un moment de plaisir, nous lui ferons comprendre qu’il n’en est pas question. Je t’aime et n’aime que toi, tu le sais.

 — Moi aussi je t’aime.

 Thomas se rapproche de Myriam et dépose un baiser sur son front. Elle caresse sa joue en retour. Puis tous deux se lovent l’un contre l’autre et se tournent vers l’écran de la télévision : un nouvel épisode du Mentaliste vient de débuter. Je peux m’éclipser, j’en ai appris assez en ce qui les concerne pour ce soir, et j’ai déjà vu l’épisode : le crime s’est déroulé dans le salon, avec un couteau de cuisine et, ô surprise, le meurtrier est le mari jaloux.

 Il est temps pour moi d’aller voir ce qui se passe dans l’appartement d’en face, chez ce fameux Jamil que je n’ai fait qu’entrevoir tout à l’heure : Myriam et Thomas viennent d’aiguiser ma curiosité.

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