Chapitre 9

7 minutes de lecture

 Ce matin, les couronnes des jonquilles resplendissent davantage qu’hier : les fleurs qui les entourent se sont écartées, tels des courtisans au passage de leur souverain. Violette, immobile face au miroir, contemple le bouquet. À quoi pense-t-elle ? À sa soirée d’hier en compagnie d’Alexandre ? Le ronronnement de l’ascenseur, dont la porte vient de s’ouvrir, ne la fait pas ciller.

 — Bonjour, Madame Rosa. Il vous fascine, ce bouquet, n’est-ce pas ?

 Voix grave, articulation parfaite : Olivier Dupré a fait son apparition dans le hall. Mais Violette n’esquisse pas le moindre geste. Elle ne songe ni à se redresser, ni à adopter un regard sémillant, ni à rajuster sa robe, sa coiffure, ni même à répondre quoi que ce soit. Pourtant, elle a mis son appareil auditif. Pourtant, hier, elle buvait avec avidité les paroles d’Olivier. Alexandre aurait-il passé la nuit chez elle, pour qu’elle soit à ce point perdue dans ses pensées ?

 Olivier ne se formalise pas et réitère sa question, en détachant encore plus les syllabes. Cette fois-ci, Violette tressaille, se retourne, bredouille, sort des mots dans le désordre : excusez-moi, je suis désolée, Monsieur Dupré, oui, bonjour, j’étais distraite, dans mes pensées, vous disiez ? Le bouquet ? Je me demande toujours qui a bien pu le mettre.

 — Ah ça, je suppose que c’est le sujet de conversation de tout l’immeuble depuis hier soir. Je vous assure que ce n’est pas moi, en tout cas.

 — Ce ne serait pas très discret vis-à-vis de votre épouse, ni très délicat, répond Violette en souriant. Mais même si ça avait été vous, je ne vous aurais pas mal jugé pour autant. J’ai connu les années soixante-dix, vous savez. À l’époque, on s’embarrassait peu de la morale bourgeoise.

 — C’est vrai qu’elles ont mis un bon coup de balai dans ces carcans étriqués, les années soixante-dix ! Il n’empêche qu’avec le recul, je me dis que vous – je dis vous, mais pas vous en particulier, bien sûr – êtes allés un peu loin dans la revendication de liberté sexuelle. L’amour libre, c’est très joli sur le papier, mais dans la pratique, ça ne fonctionne pas très bien, si ? On aura beau faire, on n’éradiquera pas le besoin que les êtres humains ont de se sentir en sécurité, sentimentalement parlant. Vous ne pensez pas ?

 Violette esquisse une moue dubitative, avant de répondre :

 — Je comprends ce que vous dites, mais c’est peut-être parce qu’on les formate à ce schéma-là, les êtres humains. Si la valeur ultime était la liberté en matière d’amour, et si cette valeur était posée en principe dès le moment où on s’éveille au désir, elle nous semblerait tout aussi naturelle que cette fameuse fidélité que l’on continue de prêcher malgré tout. Si on remplaçait le mot « fidélité » par « appartenance » ou « propriété », qui sont pour moi des termes à peu près synonymes, on détruirait du même coup le caractère positif associé à la fidélité. Et si on partait du principe que personne n’appartient à personne, on trouverait le fait de ne pas céder à nos désirs spontanés complètement absurde.

 Elle s’interrompt un moment, cherche sur le visage d’Olivier un signe d’encouragement. Il a l’air intrigué, ce qu’elle interprète comme une invitation à continuer car elle enchaîne, décidément bien prolixe ce matin :

 — Voyez-vous, je vais vous faire une confidence : je ne me suis jamais mariée, je n’ai jamais été constante dans mes relations amoureuses, et je n’en éprouve aucune culpabilité, aucun remords. J’ai juste obéi aux appels de mon corps et de mon âme. Et je vous garantis que c’était très bon. Et ça l’est encore !

 Violette émet un soupir peu équivoque, avant de se mordre la lèvre ; elle se rend compte qu’elle s’est épanchée de manière bien crue. Elle se tourne vers le bouquet, semble se demander s’il ne porte pas une part de responsabilité dans les propos qu’elle vient de tenir, dans la part d’intimité qu’elle a proposée à l’oreille attentive d’Olivier.

 — Mais je vous choque, peut-être. Excusez-moi, parfois, j’oublie que je suis une vieille dame, et que quand on est vieux, on ne dit pas ces choses-là.

— Ne vous inquiétez pas, vous ne me choquez pas du tout. Et confidence pour confidence, je vous avoue qu’il m’arrive parfois de me sentir un peu à l’étroit, dans ma vie somme tout bien réglée.

 Olivier s’arrête. Lui aussi a l’impression d’en avoir trop dit. Il regarde à son tour le bouquet, paraît s’interroger sur le pouvoir qu’il exerce sur lui. Mais il se reprend vite, secoue la tête comme pour chasser cette impression fugace et décide de couper court :

 — Madame Rosa, je vous souhaite une bonne journée. Je vous quitte, je ne voudrais pas faire attendre mes étudiants.

 Et il décampe d’un coup. Sans doute ne veut-il pas qu’elle s’aperçoive de son trouble. Violette le regarde s’éloigner. Elle ne détourne les yeux qu’au moment où il disparaît dans l’habitacle de son Audi aux vitres fumées, garée juste à côté du hall d’entrée. La voiture démarre sans émettre un seul bruit de moteur : on pouvait s’en douter, Olivier possède un véhicule propre, fonctionnant à l’électricité.

 Violette sort à son tour de l’immeuble. Promenade matinale, apparemment : je la vois s’engager dans la même direction qu’hier, d’un pas alerte. Sa soirée avec Alexandre l’a vraiment revigorée, elle semble avoir retrouvé ses jambes d’antan, ce n’est plus du tout la même démarche qu’hier qu’elle adopte.

 Le hall ne demeure pas vide bien longtemps. Bientôt la porte de l’escalier s’ouvre, en même temps que celle de l’ascenseur : Julien et Marie-Line tombent nez-à-nez.

 — Salut.

 — Salut.

 Julien baisse la tête vers son tee-shirt grenat pour qu’on ne le voit pas rougir, saisit son smartphone, fronce les sourcils comme s’il venait de tomber sur une information essentielle et sort en pressant le pas. Marie-Line ne le voit pas rougir, car elle fouille dans son sac à la recherche d’une contenance qui pourrait, on ne sait jamais, se trouver à l’intérieur. Elle laisse à Julien quelques mètres d’avance, avant de le suivre à distance, adoptant la même allure que lui. Ce n’est pas ainsi qu’ils vont briser la glace, tous les deux. Ni l’un ni l’autre n’a osé poser les yeux sur le bouquet, comme s’ils craignaient que les fleurs narguent leur maladresse.

 Une demi-heure plus tard, Jamil surgit de la porte de l’ascenseur, les yeux gonflés par une nuit trop courte. Sourcils froncés, mine fermée : il est de mauvaise humeur. J’ai dans l’idée que sa soirée d’hier n’est pas étrangère à celle-ci. Alors qu’il traverse le hall de mauvaise grâce, il tourne la tête vers le miroir, se fige dans la position de L’Homme qui marche de Giacometti, les yeux rivés sur le bouquet. Les secondes s’égrènent, Jamil n’esquisse toujours pas le moindre mouvement : le bouquet l’a littéralement pétrifié, c’est le retour de la statue de cire.

 Le klaxon énervé d’une voiture retentit au-dehors ; dans le hall, la sculpture cède la place à un Jamil en transe : il secoue la tête, agite ses bras dans tous les sens, avant de rebrousser chemin en courant. Ce n’est plus L’Homme qui marche, mais Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Il ne prend pas la peine d’appeler l’ascenseur, comme s’il redoutait le temps qu’il mettrait à lui répondre, s’engage dans l’escalier. Les marches sont gravies quatre à quatre et c’est à bout de souffle qu’il parvient au troisième étage. Heureusement que je peux me déplacer à ma guise. Si j’étais comme tout le monde, je n’aurais pu le suivre. Nous entrons en même temps, lui et moi, chez lui. Sans même reprendre sa respiration, Jamil s’empare en hâte d’une des deux guitares électriques, la branche à l’amplificateur et pince les cordes. Air d’abord lancinant, en mode mineur, passage en mode majeur, envolée vers les aigus, je retrouve le solo d’hier, mais avec davantage de fougue, d’assurance. Jamil paraît sûr de lui, ce matin, certain d’arriver au bout de sa création. Il ne s’arrête même pas pour noter les modifications sur la partition : la mélodie s’est gravée dans son esprit, ses doigts parcourent les cordes sans effort, jusqu’à la dernière note, qu’il laisse planer dans l’air jusqu’à ce qu’elle s’éteigne d’elle-même. Cette fois-ci, la vague est arrivée à bon port.

 — Enfin !

 Tel est le premier mot qui lui échappe, bientôt suivi, après qu’il a consulté l’heure sur son portable, par :

 — Merde ! Je suis en retard. Mon patron va me démonter !

 Il se lève, quitte son appartement, sans même fermer la porte à clé, appuie sur le bouton de l’ascenseur ; il tarde à arriver, Jamil s’impatiente. Et le voilà reparti dans les escaliers, dévalés en vitesse, dans le hall, traversé en quelques bonds, dans la rue, empruntée au pas de course. Dans sa hâte, il a oublié de saluer Xavier Dumont, qu’il a croisé sortant de l’ascenseur, vêtu du même costume bleu outremer qu’hier.

 — On ne leur apprend pas la politesse, chez eux ? maugrée Xavier.

 En passant devant les jonquilles, il s’arrête, hésite un moment, s’approche du miroir ; d’un coup sec, il arrache le bouquet de son support de fortune. Une fois dehors, il le jette dans le container avant de se frotter les mains, visiblement très content de lui.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gilles Panabières ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0