Chapitre 10

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 En cette fin d’après-midi, des lambeaux de soleil se sont frayé un chemin à travers la porte vitrée et illuminent le nouveau bouquet de jonquilles, scotché sur le miroir à la même place que l’ancien. Marie-Line traverse le hall, s’arrête au niveau du bouquet, le scrute, pointe son index et lézarde l’air de neuf points imaginaires : elle s’est aperçue qu’il y avait deux fleurs de plus. Elle s’approche pour relire l’inscription : « vous m’attirez comme un aimant. Vous donnez corps à ce que je ne suis qu’en puissance. Sans vous, je ne suis rien, mais avec vous je pourrais tout. Je ne peux vous le dire, alors je vous l’écris. V-V. » Son regard s’immobilise sur la signature. Elle se caresse le menton, déconcertée. Pourquoi le mystérieux C. initial a-t-il été remplacé par un V-V. tout aussi opaque ? Et Julien a-t-il quelque chose à voir là-dedans ? Telles sont les questions qu’elle semble se poser.

 Voilà justement Julien qui surgit au bout de la rue. L’avantage, avec ce tee-shirt grenat, c’est qu’on le repère de loin. Marie-Line saisit son porte-clé, ouvre la boîte aux lettres, en retire le courrier. Elle en met, du temps, à saisir son porte-clé, à ouvrir la boîte aux lettres, à en retirer le courrier. Mais ce n’est pas suffisant, Julien a encore deux ou trois mètres à faire avant de parvenir jusqu’au hall ; Marie-Line se plonge dans la lecture des documents qu’elle tient dans sa main, il n’y a que des prospectus publicitaires, qu’à cela ne tienne, elle se passionne soudain pour du matériel de bricolage. Julien arrive enfin. Ils échangent les mêmes mots que d’habitude, salut, salut. Il regarde ses chaussures, elle joue avec ses cheveux noirs, attend. Comme rien ne se passe, elle se résout à appuyer sur le bouton de l’ascenseur, cependant qu’il se dirige vers l’escalier, obéissant aux injonctions écologiques de son père. Lorsque la porte s’ouvre, elle déglutit, puis lui dit d’une voix étouffée :

 — Tu peux monter avec moi, si tu veux.

 Julien ne résiste pas à l’occasion qui se présente. L’amour a plus de poids que le formatage familial, apparemment. Et c’est heureux. Mais une fois dans l’ascenseur, il ne se passe toujours rien. Pas un mot. Julien ne se lasse pas d’observer ses chaussures ; elles n’ont pourtant rien de bien notable. Marie-Line délaisse sa chevelure pour poser son doigt sur le bouton du premier étage, sur celui du deuxième, sur les pages du prospectus, qu’elle tourne sans parvenir à donner le change. L’ascenseur fait son travail : il referme sa porte sur les deux jeunes gens et prend son envol. Si Julien possédait quelque expérience, il s’apercevrait que Marie-Line n’attend qu’une chose : qu’il lui adresse la parole. Mais question expérience, Julien est un embryon.

 Heureusement, le désir peut parfois accomplir de petits miracles : voilà que l’ascenseur s’arrête brusquement, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Marie-Line et Julien ne semblent pas s’en inquiéter outre mesure, d’ailleurs. L’ascenseur doit être coutumier du fait.

 — Décidément, confirme Marie-Line, il est souvent bloqué, en ce moment. J’espère qu’on va vite nous sortir de là.

 Son regard révèle l’exact contraire de ce qu’elle prétend : elle est ravie. L’ascenseur est coincé, Julien aussi. Coincé avec elle. Et coincé tout court, me dis-je en l’observant : il n’a pas quitté ses chaussures des yeux.

 Marie-Line appuie sur le bouton d’urgence. On entend une musique d’ascenseur, évidemment. Pour l’instant, personne ne répond. Alors Marie-Line prend son courage à deux mains et dit, l’air faussement détaché :

 — Tu as vu ? Il y a deux nouvelles fleurs sur le bouquet, dans le hall, et la signature n’est pas la même.

 — Ah ? Non, je n’ai pas fait attention, répond Julien à ses lacets.

 Marie-Line est lancée, elle ne se laisse pas décourager par le fait qu’il ne lui renvoie que mollement la balle, elle la saisit même à la volée :

 — Tu sais quelle est la symbolique de la jonquille ? Cette fleur renvoie à l’espoir, au renouveau, mais aussi à l’amour brûlant qui veut obtenir une réponse.

 — Ah bon ?

 Julien se mord les lèvres, secoue la tête : il s’en veut de ne répondre que par une interjection. Mais aucun autre mot ne parvient à sortir. Marie-Line comprend qu’elle va devoir accomplir le travail toute seule. Après avoir examiné, sur le tract publicitaire, la nouvelle perceuse sans fil révolutionnaire capable de perforer tout type de murs grâce à sa puissance inégalée et à la variété de ses mèches et de ses forets, qui plus est en promotion, à moitié prix, elle décide de passer à l’attaque directe, de briser la glace une fois pour toutes, quitte à ramasser seule les morceaux :

 — Tu veux une réponse ?

 — Pardon ?

 — C’est toi, le bouquet, n’est-ce pas ?

 — Moi ? Non.

 Julien sent son visage s’empourprer. Ses joues sont désormais couleur cerise. Marie-Line reprend, de plus en plus intrépide :

 — Tu sais, tu peux m’embrasser si tu en as envie.

 — Mais… Euh… bégaie Julien.

 Il délaisse enfin sa paire de chaussures, pose son regard sur la jeune fille. Ses cellules grises doivent s’agiter, dans son cerveau : il se demande sans doute que répondre. Il n’a rien à répondre, il n’a qu’à l’embrasser. Mais tout en rosissant davantage, il ne trouve que :

 — Le… le moment est peut-être mal choisi, non ?

 — Au contraire, gros bêta. Le moment est très bien choisi, on n’a rien à faire d’autre qu’à attendre qu’on débloque l’ascenseur. Et puis, tu sais, l’amour et la jonquille ont quelque chose en commun : ils naissent, s’épanouissent et se fanent très vite. Embrasse-moi. J’en ai envie. Et je sais que toi aussi, je le vois.

 Marie-Line pourrait difficilement être plus claire. Que va faire Julien ? Va-t-il oser ou va-t-il prononcer une nouvelle banalité ? L’alternative ne devrait pas engendrer une délibération complexe, et pourtant il hésite. Son visage n’est plus cerise, à présent, mais framboise, presque de la même teinte que son tee-shirt. Le jeune homme ne sait comment éteindre ce feu qui s’accroît, gagne ses mains, ses bras. Son corps dégingandé ressemble à un immense piment. Allez, Julien un peu d’audace ! Lutte contre ta timidité ! Encore un effort ! Voilà, tu y es presque !

 Il avance sa bouche avec maladresse vers celle de la jeune fille. Tous ses membres tremblent. Mais il saisit à deux mains ce qui lui reste de courage, s’approche encore un peu. Il peut maintenant sentir le souffle de Marie-Line contre son visage. Ses jambes flageolent, son cœur menace de déchirer son tee-shirt tellement il bat, ses bras tremblent comme des feuilles en pleine bourrasque, il chancèle, s’appuie d’une main contre la paroi pour ne pas tomber, mais il continue à s’approcher, allez, courage, plus que quelques centimètres, il ne voit plus rien, si ce n’est un grand vert, ce sont les yeux de Marie-Line dans lesquels il se perd, ça y est, leurs lèvres se frôlent, se touchent, à peine. Une esquisse de baiser. S’enhardissant, Marie-Line entrouvre la bouche, la plaque contre celle de Julien. Leurs langues se mêlent, il passe ses mains dans ses cheveux noirs, derrière sa nuque, sur son visage, elle enroule ses bras autour de son dos, presse son corps contre le sien. Leurs mouvements se font plus instinctifs, ils ne réfléchissent plus maintenant, comme si en réalité ils connaissaient déjà la langue de l’amour, comme si elle était inscrite en eux depuis toujours sans qu’ils en aient conscience.

 Malheureusement, l’entreprise qui gère la sécurité de l’ascenseur brille par sa promptitude et son efficacité : « société Ecogis, je vous écoute, quel est votre problème ? »

 Les deux jeunes gens s’écartent brusquement l’un de l’autre, comme honteux de se faire surprendre par cette voix aussi terne que professionnelle. Ils mettent quelques secondes à comprendre ce qu’on leur veut. C’est Marie-Line qui, la première, recouvre ses esprits et prononce la réponse adéquate :

 — Nous sommes bloqués dans l’ascenseur. Il s’est immobilisé entre deux étages, je crois.

 S’engage un dialogue dépourvu de tout intérêt romanesque, où il est question de ne pas s’inquiéter et d’une intervention à venir dans les meilleurs délais. Mais elle ne sera pas nécessaire : l’ascenseur ne semble pas apprécier qu’on parle de lui à la troisième personne et, s’invitant dans la conversation, décide d’affirmer son autonomie. Il se remet en marche et redescend avec autorité au rez-de-chaussée. Marie-Line indique à la voix que le problème s’est réglé tout seul, en fin de compte. Julien sort en hâte de l’ascenseur.

 — Je… Je dois rentrer chez moi, bafouille-t-il. Salut.

 Il s’apprête à emprunter l’escalier pour rejoindre le premier étage, quand il entend dans son dos :

 — Julien ? On pourrait aller faire une petite balade tous les deux, un de ces jours. Si ça te dit, bien sûr.

 Si ça lui dit ? Évidemment que ça lui dit, il passe son temps à contempler la photo de Marie-Line, sur son portable ! Il prend une profonde inspiration, puis, contre toute attente, tel un acteur qui, le soir de la première, oublie d’un seul coup le trac dont il était la proie dans les coulisses avant d’entrer en scène, il débite d’une traite :

 — Ça me plairait beaucoup, oui. Demain en fin d’après-midi, ça t’irait ? On pourrait s’attendre dans le hall, devant le bouquet, vers dix-sept heures, ça nous laisserait deux heures avant le couvre-feu.

 — Très bien. À demain, alors.

 — À demain. J’ai hâte !

 Puis, comme honteux d’avoir montré autant d’enthousiasme et d’impatience, Julien s’engouffre dans l’escalier et monte les marches quatre à quatre. Il était temps. À mon avis, quelques secondes de plus et il lui hurlait naïvement « je t’aime, je suis fou de toi, je t’adore, je rêve de toi toutes les nuits, je veux vivre avec toi pour le reste de mes jours ».

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