Chapitre 15

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 Le bouquet a perdu l’une de ses fleurs ! Quelqu’un a dérobé une jonquille pendant mon absence ! Qui ? Julien aurait-il eu la témérité d’en offrir une à Marie-Line, après leur étreinte passionnée ? Je n’ai pas le temps d’approfondir la question : voilà Violette et Alexandre qui franchissent le seuil. Elle, les cheveux en bataille et les traits tirés ; lui, en chemise d’hôpital, guère plus fringuant. Il marche en s’appuyant légèrement sur l’épaule de Violette. Il n’a pas l’air au mieux de sa forme. Mais on l’a autorisé à rentrer chez lui, c’est plutôt rassurant. Il se tourne vers le miroir, s’examine un moment, dubitatif, avant d’opter pour l’autodérision :

 — Très seyant, cette tenue, vous ne trouvez pas ?

 — Vous ne pourriez être plus séduisant, répond Violette en souriant. Je suis désolée, j’aurais dû penser à vous prendre des vêtements hier, ça vous aurait évité de devoir partir comme ça.

 — Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas. Le ridicule ne va pas plus me tuer que mon petit malaise d’hier.

 Je regarde leur reflet, et tout à coup, je ne vois ni les cheveux en bataille, ni les traits tirés, ni la chemise d’hôpital. Je vois deux êtres embellis par leur connivence et leur amour naissant.

 — Après toutes ces émotions, enchaîne Alexandre, on ne va pas se quitter comme ça : je vous invite à dîner. Je vais bien trouver quelque chose à cuisiner. Je crois qu’il me reste des filets de perche au congélateur. Et je vous dois bien ça, avec tout ce que vous avez fait pour moi ! On pourrait se retrouver, disons, dans une demi-heure, le temps pour moi de retrouver une apparence plus convenable, qu’en pensez-vous ?

 — D’accord, mais à une condition : c’est moi qui prépare le repas. Je vous rappelle qu’on vous a conseillé de vous reposer, à l’hôpital.

 — Pas question, je me sens tout à fait bien. En plus, mes filets de perche, je vais les faire revenir dans du beurre persillé et je vais les servir avec une sauce au citron dont vous me direz des nouvelles.

 — Mais…

 — Je ne vais pas me laisser abattre par un simple malaise vagal, quand même. Vous les avez entendus comme moi, ils ont dit que ce n’était rien, que ça pouvait arriver, en cas de stress ou d’effort physique violent. Et je dois vous avouer que j’ai cumulé les deux causes, hier.

 Alexandre ne laisse pas à Violette le temps de culpabiliser, car il ajoute tout de suite après :

 — Et j’en suis ravi ! J’espère bien reprendre là où on s’est arrêtés dès que possible !

 — Oh ! Alexandre, vous êtes un coquin ! Vous me faites rougir ! Et on ne dit pas ces choses-là à une femme de mon âge !

 Violette fronce les sourcils, feint un regard sévère, pose les mains sur ses hanches. Elle s’amuse beaucoup à jouer l’offusquée. Et alors qu’elle est sur le point de franchir le seuil de son appartement, elle ajoute, malicieuse :

 — Et ne pensez pas que je vais accepter de me livrer à vos quatre volontés, je ne suis pas une femme facile !

 On n’est vraiment pas sérieux quand on a soixante-dix ans, me dis-je pour la seconde fois en quarante-huit heures.

 En attendant qu’elle et Alexandre soient prêts, je passe voir Marie-Line, histoire de vérifier mon intuition. Je la retrouve dans sa position favorite, allongée à plat-ventre sur son lit, penchée sur son journal, en train de détailler ce qu’elle a éprouvé tout à l’heure dans les escaliers. Les petits cœurs dont elle a parsemé la page forment un contraste avec le langage plutôt cru qu’elle utilise pour décrire ses sensations au moment de l’étreinte. Je balaie sa chambre du regard : pas de trace de la jonquille manquante. Peut-être est-ce elle qui l’a offerte à Julien.

 Une demi-heure plus tard, me voici chez Alexandre. Il a ôté les filets de perche de leur sachet et sa chemise d’hôpital, qu’il a troquée contre un sweet-shirt noir. Il s’affaire dans la cuisine. Son visage a repris des couleurs.

 — Vous êtes sûr que vous ne devriez pas plutôt vous reposer ? demande Violette. Je peux vous aider, au moins.

 — Non, asseyez-vous, je vais vous servir un verre. Vous l’avez bien mérité. Et vous devez être lasse: à votre âge, une nuit à moitié blanche dans une pièce encore plus blanche, ça a dû obscurcir vos facultés !

 Alexandre sourit, satisfait de son persiflage. Violette lui adresse une chiquenaude sur l’épaule, avant de rétorquer :

 — Dites, je vous signale que je suis plus jeune que vous. De quelques jours, d’accord, mais c’est toujours ça de gagné sur la mort. Et ce n’est pas moi qui ai perdu mes facultés en pleine action, que je sache.

 — Au moins, on s’en souviendra, de notre première fois et de notre première nuit ensemble ! À moins que l’ami Alzheimer nous guette dans l’ombre…

 — Dieu nous en préserve !

 Violette lève les yeux au plafond pour railler le ciel, avant de faire le signe de croix en guise de provocation. La pantomime fait rire Alexandre à gorge déployée. Décidément, ils n’ont pas emprunté des chemins de traverse depuis lundi pour nouer une connivence parfaite, ils ont plutôt pris la voie rapide. Ils ont brisé les codes de la relation amoureuse, ces règles tacites qui incitent à se découvrir, mais peu à peu, à se dévoiler, mais à petits pas, à garder une main sur le frein, à vérifier dans le rétroviseur qu’on peut faire marche arrière si on se rend compte qu’on est sur le point de s’engager dans une impasse ou un chemin semé d’embûches. Bref, elle avance vite, leur histoire, elle avance vite. Violette et Alexandre sont parvenus à cet endroit qu’on nomme complicité en un temps défiant toute concurrence et sans aucune réticence. En à peine deux jours, ils ont mis de côté la honte d’admettre leurs failles, la peur de vexer, d’être blessé, de dire ce qu’ils pensent, de ne pas dire ce qu’il faut, tous les faux-semblants auxquels la plupart des couples ne renoncent qu’après des mois ou des années, au prix d’innombrables efforts et de compromis effectués de plus ou moins bonne grâce, et avec plus ou moins de succès. Certains même n’y parviennent jamais et s’enferment dans des murs de silence ou une politesse de façade. Ce n’est pas le cas de Violette et Alexandre. Même s’ils persistent à continuer à se vouvoyer.

 Alexandre allume la plaque à induction de la cuisinière, prend une poêle, la pose dessus, ajoute une noisette de beurre ; il la regarde fondre, il la regarde crépiter. Soudain, il se tourne vers Violette. Son air a changé d’un coup, comme si les crachotements de la poêle avaient réveillé chez lui une pensée amère. Et en effet :

 — Je ne voulais pas revenir là-dessus, on en a déjà parlé tout à l’heure en chemin, mais ça me trotte dans la tête comme le tic-tac d’une montre : c’est vraiment scandaleux, la façon dont on nous a traités tout à l’heure dans la rue.

 — Je suis bien d’accord avec vous, Alexandre. Deux cent cinquante euros pour un dépassement d’à peine dix minutes, et pour une bonne raison, en plus, c’est une honte !

 — Et le ton qu’il a employé, en plus, ce flic tout fier de son uniforme ! À moitié autoritaire, à moitié paternaliste, comme si on était des enfants de maternelle !

 — Je pense qu’on devrait porter plainte : après tout, nous ne sommes pas responsables de l’heure à laquelle on nous a permis de quitter l’hôpital. Et ce n’est pas notre faute si l’arrêt de bus est loin de notre immeuble. J’ai regardé ma montre quand nous sommes sortis et il était dix-huit heures cinquante-cinq. On n’a plus quinze ans, on ne peut pas s’amuser à courir pour être à dix-neuf heures pile chez nous.

 — Porter plainte ? Mais contre qui ? Contre le maire, qui a fait voter l’arrêté municipal ? Contre les policiers, qui l’appliquent avec zèle, trop heureux de faire usage de leur petit pouvoir ? Vous croyez vraiment qu’on va accepter de la prendre, notre plainte ? Non, il faut trouver un autre moyen de nous faire entendre.

 — Et vous pensez à quelque chose de précis, Alexandre ?

 — J’ai une petite idée qui commence à faire son bout de chemin, mais il faut que j’y réfléchisse encore un peu avant de vous en parler. En attendant, trinquons ! Il est hors de question que je me laisse abattre par un petit malaise vagal et par une contravention inique !

 — Vous avez raison, Alexandre. Et quand nous aurons dîné, vous me ferez visiter à nouveau votre chambre : certains détails m’ont échappé, la dernière fois.

 — Je croyais que vous n’étiez pas une femme facile… Et que j’étais un vieux croûton qui devait se reposer.

 Décidément, elle avance bien vite, leur histoire, et elle avance bien.

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