Chapitre 17

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 Vingt et une heures, chez les Dupré. Sur la table figurent encore les résidus du repas : un fond de quinoa dans un saladier, des os de poulet dans les assiettes, des épluchures de mandarines, trois pots de yaourts vides, où le mot « bio » est écrit en gros, en lettres de couleur verte.

 Julien est déjà monté dans sa chambre ; il doit penser à Marie-Line. Côte à côte, Olivier et Noémie pianotent sur leur smartphone, en silence. Légère innovation, ce soir : pas de poker pour Noémie, pas de pétition en ligne sur le climat pour Olivier. Tandis qu’elle se concentre sur Candy Crush, il fait défiler les informations de son fil Facebook, dont il ne regarde, la plupart du temps, que les titres et les images. Il clique parfois sur « j’aime », parfois sur l’icône cœur, le plus souvent sur rien du tout. Il a beau être un universitaire émérite, spécialiste de littérature médiévale, il ne passe pas ses soirées à mettre au point une nouvelle translation en français moderne de Tristan et Yseult ou des romans de Chrétien de Troyes ; elle a beau être une psychothérapeute sondant les profondeurs de l’âme humaine, elle ne côtoie pas en permanence Freud, Jung et Lacan. Candy Crush et Facebook, donc. Ou poker et pétition en ligne. Comme tout le monde.

 Soudain, Olivier, délaissant son smartphone, rompt le silence :

 — Je ne te l’ai pas dit, mais j’ai discuté avec Mme Rosa, hier matin. C’était… inattendu, comme conversation.

 — Pourquoi ? Elle t’a fait une déclaration enflammée, c’est ça ? raille Noémie.

 — Mais non, où vas-tu chercher des choses pareilles, voyons ? Elle pourrait être ma mère.

 — Elle pourrait être ta mère, mais ça ne l’empêche pas de te déshabiller du regard dès qu’elle te croise. Ne me dis pas que tu n’as rien remarqué.

 — Je te l’accorde, je crois qu’elle m’aime bien, en effet.

 — Cela dit, elle a raison, je ferais pareil si je ne te connaissais pas. Tu es encore très séduisant, tu le sais.

 — Tu veux dire que comme tu me connais, tu ne me regardes plus ?

 — Ne sois pas bête, ce n’est pas ce que je voulais dire. Alors, cette conversation avec Mme Rosa ?

 — Eh bien, justement, il était question d’amour, de mariage, de fidélité. C’est le bouquet de jonquilles qui a déclenché ça. Je ne me rappelle plus le fil de nos propos dans l’ordre exact, mais je sais qu’elle m’a demandé si ce n’était pas moi qui l’avais mis. J’ai répondu que j’étais marié, que je t’aimais, et de fil en aiguille on en est venus à parler fidélité. J’ai appris que ce n’était pas ce qui l’embarrassait, quand elle était jeune.

 — Ça ne m’étonne pas du tout. Excuse-moi de te dire ça de manière aussi crue, d’autant que, comme tu viens de le dire, ça pourrait être ta mère, mais il y a dans son regard quelque chose qui transpire le sexe.

 À ces mots, Olivier et moi demeurons stupéfaits. Moi, c’est normal, je découvre à peine Noémie. Mais apparemment, lui aussi a encore des choses à apprendre sur son épouse. L’air interdit de son mari la fait rire.

 — C’est mignon, je peux encore te choquer, après toutes ces années. Mais dis-moi, elle a peut-être raison, Mme Rosa. Qu’est-ce qui me dit que ce n’est pas toi, l’auteur de cette déclaration d’amour sur le miroir ? Tu voudrais séduire quelqu’un ? Notre voisine du quatrième, peut-être, qui se balade toujours perchée sur ses talons hauts ? C’est vrai qu’à côté d’elle, avec mes éternelles baskets blanches, je ne fais pas le poids. Mais ne fais pas cette tête, voyons. Je plaisante ; je te fais confiance.

 Mais Olivier ne partage pas l’état d’esprit joueur de Noémie : sa physionomie, soudain grave, souligne la solennité de ce qu’il s’apprête à dire. Il lui prend la main, la caresse doucement, en traçant avec ses doigts des cercles entrelacés, comme s’il voulait panser par avance la plaie que ses mots allaient causer.

 — Noémie, ça fait deux jours que je pense à nous. C’est cette conversation avec Mme Rosa qui m’a perturbé, notamment lorsqu’elle a comparé le mariage au concept de propriété privée. Je me suis demandé si j’étais ta propriété, si tu étais la mienne, et si c’était ça qui nous faisait rester ensemble, si c’était ça qui nous retenait d’aller voir ailleurs, qui nous empêchait de satisfaire d’autres désirs…

 — Tu me fais un peu peur, tout à coup, et je n’ai plus envie de badiner.

 En effet, Noémie a ôté son sourire. Elle se demande où il veut en venir. Il ne va quand même pas lui parler de séparation, si ?

 — Laisse-moi finir et ne t’inquiète pas, enchaîne Olivier. Je ne suis pas en train de te dire que je veux qu’on se quitte. Pas du tout. Mais tu as conscience, je suppose, tout comme moi, que notre amour ne s’exprime plus comme avant, comme au début, quand on s’embrassait n’importe où, quand on pouvait passer des heures en voiture à la recherche d’un lieu tranquille où faire l’amour, quand on s’amusait même à imaginer qu’on pourrait nous surprendre. Ça nous excitait encore davantage, tu te souviens ? Tout ça a disparu avec le temps. Ce n’est pas un reproche, d’ailleurs. Ni toi ni moi n’en sommes responsables. C’est juste le temps qui provoque ça.

 — Où veux-tu en venir exactement ? demande Noémie, qui peine à renoncer à son visage crispé.

 — Eh bien, j’y ai réfléchi et j’en suis arrivé à la conclusion suivante : il y aurait un moyen de raviver notre désir l’un pour l’autre. Ce serait de pratiquer l’amour libre, comme dans la conception de Mme Rosa, mais rien qu’entre nous deux.

 Olivier s’interrompt. Mais Noémie le regarde, dubitative : elle ne saisit pas bien ce que son mari lui propose. Il reprend :

 — Il suffirait de changer notre vision des choses. Il faudrait imaginer que nous ne sommes pas mari et femme, que nous n’avons aucun devoir de fidélité l’un envers l’autre, que mon cœur ne t’appartient pas et réciproquement. Tu te souviens de ce que mon ami Laurent avait écrit sur notre livre d’or, le jour de notre mariage ? Il avait mis : « agissez l’un envers l’autre comme si vous n’étiez pas mariés, et tout ira bien ». À l’époque, j’avais trouvé cette phrase absurde, et même déplacée. Mais maintenant il me semble la comprendre. De mon côté, je sais que ça fonctionnerait, car je ne désire que toi. Et je crois que je te désirerais encore plus si tu n’étais pas ma femme, si tu ne m’appartenais pas, quelque part. Et toi, ne m’as-tu pas dit tout à l’heure que, si tu ne me connaissais pas, tu me déshabillerais du regard ?

 Noémie réfléchit un instant. Puis elle se cambre, met les mains sur les hanches, se compose une moue indignée :

 — Monsieur, je ne vous permets pas une telle familiarité. Qu’est-ce qui vous fait dire que je vous déshabille du regard ? Vous me prenez pour qui ? Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’une femme seule dans un pub est forcément en chasse ?

 Cette fois-ci, c’est Olivier qui est perplexe. Il observe sa femme : ses yeux brillent de malice. Il met quelques secondes avant de comprendre. Puis il entre dans le jeu :

 — Veuillez m’excuser, Madame. Pour me faire pardonner, permettez-moi de vous offrir un verre.

 — C’est d’accord pour un verre. Mais n’espérez rien de plus, ajoute Noémie d’un ton qui sous-entend plutôt j’espère qu’on échangera davantage qu’un verre, avec comme sous-titre, quasiment écrit sur son front, je me verrais bien nue dans un lit avec vous, Monsieur Dupré.

Noémie et Olivier s’apprêtent eux aussi à passer une bonne soirée. Décidément, presque tout l’immeuble se livre à l’amour aujourd’hui. Sous une forme ou sous une autre.

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