Chapitre 18

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 Quelques raies de lumière ont pénétré dans le hall ce matin et sont venues se loger pile sur les dix jonquilles restantes, leur donnant une teinte éclatante. Il est tôt, Xavier n’est pas encore sorti de chez lui, le bouquet ne risque rien pour le moment. Aussi les fleurs ont-elles ouvert leurs pétales, et c’est sans honte ni pudeur qu’elles offrent à tous un généreux accès à leur intimité.

 La porte de l’ascenseur s’ouvre ; surgissent, fringants et enjoués, Violette et Alexandre. Auraient-ils passé la nuit ensemble ? Alexandre tient sous le bras une pile de feuillets. Il en donne la moitié à Violette. Tous deux se dirigent vers les boîtes aux lettres et commencent à insérer dans chacune d’elles un exemplaire de ce qui ressemble à un tract. Violette fredonne L’Internationale, Alexandre l’accompagne en sifflotant.

 — Tu crois que c’est nécessaire d’en mettre un dans la boîte de Dumont ? demande Alexandre en plein milieu du refrain que Violette vient d’entonner.

 — Glisses-en un, on ne sait jamais. On n’est pas à l’abri d’un miracle.

 Ils se tutoient donc, désormais ? Ils ont bien passé la nuit ensemble : vouvoiement et ronflement riment mais ne se conjuguent pas, c’est connu. Dommage, j’aurais bien aimé que cette intime distance entre eux perdure. Mais je ne peux prétendre modeler le réel à mes désirs. Quoique…

 — Comment s’organise-t-on, après ? Tu veux qu’on se partage le quartier pour aller plus vite ?

 — Restons tous les deux, ce sera plus agréable. De toute façon, j’ai tout mon temps. Et toi aussi, non ?

 — Certes. Enfin, n’oublie pas que tu es chargée de motiver les habitants sur tes réseaux sociaux, tout à l’heure. Sinon, on risque d’être peu nombreux samedi.

 — Ne t’en fais pas, ça ne prendra que le temps de deux ou trois clics. Je te montrerai.

 — Tu dois vraiment me prendre pour un vieil imbécile : je ne suis jamais parvenu à me mettre à la page. Je n’y comprends rien, à ces « nouvelles technologies », comme on dit. Je sais comment envoyer un e-mail, et c’est à peu près tout, sur mon smartphone.

 — Cette nuit, en tout cas, je ne t’ai pas trouvé vieux. Pas du tout, même.

 Alexandre sourit, fier comme un jouvenceau après sa première expérience. Voilà qu’il se met à bomber le torse. L’espace d’un instant, je me dis qu’il va la jouer à la moi Tarzan toi Jane, mais non, il sait raison garder.

 Pendant que Violette et lui continuent leur distribution, je subtilise un des feuillets. En haut, en lettres capitales rouges, on peut lire le slogan : « halte à la privation de sortie ». En dessous, un texte d’une dizaine de lignes rappelle la situation dans laquelle la ville se trouve depuis trois mois et lance un appel à la mobilisation de tous les habitants de la ville pour s’opposer à cette « mesure inique », à cette « privation intolérable de notre liberté d’aller et venir sous des prétextes fallacieux ». L’expression « société sécuritaire » apparaît en gras, suivie de la question rhétorique : « est-ce vraiment dans ce monde que nous voulons vivre ? ». Le texte se termine par la célèbre phrase attribuée – en partie à tort, d’ailleurs – à Benjamin Franklin : « une nation prête à sacrifier un peu de liberté contre un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ». En bas, en gros caractères, on peut lire : « rassemblement nocturne à 19h ce samedi devant la mairie, pour exprimer notre opposition au couvre-feu ». Le tract se termine par : « venez nombreux, si possible une jonquille à la main, ce sera notre signe de ralliement ! On a besoin de vous ! ». L’appel a le mérite d’être clair et concis.

 Qui a dit que l’amour rendait aveugle, que les tourtereaux se sentaient seuls au monde, qu’ils se désintéressaient de tout ce qui n’était pas eux ? Dans le cas de Violette et d’Alexandre, c’est plutôt le contraire qui est advenu : l’amour leur a rendu la vue et le désir de s’engager pour des causes qui leur paraissent justes. Ils reprennent goût au militantisme qui a marqué leur vie. En les voyant ce matin, j’ai la sensation qu’ils ont rajeuni de dix ans en une seule nuit. Quand je pense qu’il y a deux jours, j’ai eu peur, l’espace d’un instant, qu’Alexandre ne nous quitte !

 Ayons foi en l’humanité ! Mais voilà Xavier Dumont. De plus en plus persuadé qu’il n’a pas grand-chose à faire dans cette histoire, je l’observe traverser le hall et saluer Violette et Alexandre. Va-t-il arracher le bouquet ou exploser de rage, comme hier face à l’agent chargé du nettoyage ? Contre toute attente, il sort sans accorder un regard au miroir. Se serait-il fait une raison ? La bonté, ou au moins l’indifférence, se serait-elle abattue sur lui dans la nuit ?

 Une fois dehors, il se dirige vers sa voiture, l’ouvre, s’installe au volant, met sa ceinture, puis le contact. Mais au lieu de démarrer, il sort son portable, qu’il se met à consulter avec frénésie, relevant le nez de temps à autre pour jeter des regards à la dérobée dans le rétroviseur. Violette et Alexandre sortent de l’immeuble, il pose son smartphone sur le siège de droite. Ils empruntent la rue, il détache sa ceinture de sécurité. Ils pénètrent dans le bâtiment d’à côté, il coupe le contact, sort en hâte du véhicule et se dirige d’un pas rapide vers l’entrée de l’immeuble. Aurait-il oublié quelque chose chez lui ?

 Non : une fois dans le hall, il saisit précipitamment le bouquet, puis ouvre sa boîte aux lettres pour en retirer le tract avant de ressortir. Et tout en le consultant, il jette les jonquilles dans le container, qui émet un son sec et creux. Et c’est en sifflotant La Marseillaise qu’il se dirige vers sa voiture, satisfait.

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