Chapitre 19

3 minutes de lecture

 Assis sur l’un des quatre tabourets de bar en lin disposés de part et d’autre de la table haute de la cuisine, Olivier a délaissé les pétitions en ligne et le fil d’actualité de son portable, ce matin : un ouvrage épais, ouvert devant lui, reçoit toute son attention. Tout en lisant, il fredonne l’air de la douce musique qui émane de la salle de bain, où Noémie se prépare. Une sonate de Chopin, peut-être. Ou du Schubert. En tout cas, c’est du piano. Va pour une sonate de Chopin. Cheveux encore mouillés, chantonnant elle aussi, Noémie sort de la salle de bain ; une serviette, nouée autour de la taille, laisse apparaître ses épaules et ses jambes. C’est la première fois que je vois son corps, d’habitude recouvert invariablement d’un jean, d’une paire de baskets et d’un pull. Elle est plutôt bien faite, dans son genre : un corps menu de femme enfant, préservé par les ans. En entrant dans la cuisine, elle adresse un sourire radieux à Olivier, qui cesse aussitôt sa lecture pour lui renvoyer la pareille.

 — Qu’est-ce que c’était bien, hier soir ! s’exclame Noémie. J’ai eu l’impression de te redécouvrir.

 — Moi aussi. On recommence quand tu veux.

 — Tu lisais ? J’aime bien quand tu lis. Ce petit côté intello, ça m’excite, je crois.

 — Ah ? Je m’y replonge, alors.

 — Qu’est-ce que tu lis ?

 — Un passage de La Nouvelle Héloïse de Rousseau, celui où il parle du désir. J’ai pensé à ce texte en me levant, ne me demande pas pourquoi.

 — Je n’en ai pas besoin. Au vu de notre nuit, j’ai une petite idée de la réponse.

 Elle se penche vers lui pour l’embrasser. Olivier l’enlace, la serviette, malicieuse, se dénoue, manque de tomber ; Noémie la rajuste avant de demander :

 — Et qu’en dit-il, du désir ? Du mal, je suppose. Parce que Rousseau, quand même, n’était pas réputé pour être très guilleret, il me semble.

 — Eh bien, détrompe-toi, le passage commence par « malheur à qui n’a plus rien à désirer ». Rousseau émet l’hypothèse que l’on n’est heureux que lorsque l’on désire. Mieux même, ce n’est pas la satisfaction du désir qui mène au bonheur, mais le désir lui-même, car on le pare de notre imagination. « L’illusion cesse où commence la jouissance », ajoute-t-il. Le bonheur est donc, d’après lui, dans le désir et non dans la satisfaction de celui-ci.

 — C’est drôle, il me semble que c’est un peu ce qui s’est passé hier soir entre nous deux. On a imaginé un jeu et ça a débouché sur… Oh, c’était si bon. Vive Rousseau !

 Olivier glisse une main sous la serviette, caresse les jambes de Noémie, remonte le long de ses cuisses.

 — Tu ferais bien de t’habiller, sous peine de quoi je crois que je ne tarderai pas à ôter ce bout de tissu et à t’entraîner au lit.

 — Tu ne dois pas aller donner de cours ce matin ? Je ne voudrais pas te mettre en retard…

 — Je ne commence qu’à onze heures le jeudi, cette année. Mais comme tu pars tôt d’habitude, tu ne t’en es pas rendu compte jusqu’à aujourd’hui. Et toi, d’ailleurs, tu ne serais pas un peu juste, question horaire ?

 — J’ai des rendez-vous qui se sont annulés. J’ai tout mon temps.

 — Dans ce cas, je ne vois pas bien ce qui va m’empêcher de te poursuivre de mes assauts fougueux.

 Et le voilà qui se lève d’un bond, attrape Noémie par le bras. Joueuse, elle se dégage et court en direction de la chambre en riant. Il s’élance à sa poursuite, mais c’est trop tard : elle a le temps de fermer la porte derrière elle et de tourner la clé.

 — Ouvrez-moi, Madame, c’est un ordre.

 — Je vous en supplie, preux chevalier, laissez-moi en paix ! De grâce, n’attaquez pas ma vertu ! Ayez pitié d’une pauvre femme sans défense !

 — Madame, si vous ne daignez pas m’ouvrir votre porte, je vais me voir dans l’obligation de la défoncer à coups d’épée, je vous en avertis.

 Le sous-texte grivois provoque un gloussement de Noémie ; mais elle parvient à reprendre le jeu au sérieux :

 — Si vous faites cela, je me jette par la fenestre. Je préfère me donner la mort plutôt que d’être déshonorée.

 — Très bien, alors je vais faire le siège de votre forteresse jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus et que vous en sortiez, assaillie par la faim.

 Olivier s’interrompt un instant, puis reprend :

 — Ne tardez pas trop, quand même, je vous rappelle que j’ai croisade à onze heures.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gilles Panabières ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0