Chapitre 22

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 Au rez-de-chaussée, chez Violette c’est soirée Porto. La bouteille, aux trois-quarts pleine lorsque j’arrive dans la cuisine, ne tarde pas à subir une cure d’amaigrissement : Violette verse une rasade généreuse dans deux verres à pied. Les voilà remplis à moitié, les glaçons remontent à la surface, le choc thermique les fait crépiter ; Alexandre saisit son verre, l’agite en l’air avec malice, il hume l’odeur du liquide, parodiant ceux qui se prétendent spécialistes en œnologie ; Violette l’observe en souriant, amusée autant par les facéties de son compagnon que par les vaguelettes qui se sont formées sur la mer rouge ; fort de son succès, Alexandre accentue ses mouvements circulaires, la mer se déchaîne à l’intérieur du verre. Sur le bord de la table, roulé avec soin, un joint patiente, il ne devrait pas tarder à être allumé. De la musique s’échappe de l’enceinte posée sur l’étagère. L’atmosphère s’annonce gentiment festive.

 Les verres s’entrechoquent, les deux septuagénaires prononcent en chœur « tchin », Alexandre ajoute « nous l’avons bien mérité » et Violette confirme. Ils reviennent sur leur journée, leur ton enjoué couvre bientôt presque totalement la musique ; ils échangent leurs impressions, évoquent la réaction enthousiaste de cette femme à qui ils ont parlé de leur action, cet encouragement que leur a adressé une autre, ce sourire qui a jailli du visage d’un homme lorsqu’il a pris connaissance du projet de manifestation. De temps à autre, ils ponctuent leurs propos de petites pauses, lorsqu’ils portent leur verre à leurs lèvres.

 — On n’a eu quasiment que…

 À peine entamée, la phrase d’Alexandre vient de s’effondrer en plein envol, criblée de trois pesants points de suspension. Violette attend, inquiète : ferait-il un nouveau malaise ? Au bout de quelques secondes, il s’écrie :

 — Mais coupe le son, vite !

 — Pardon ? Tu n’aimes pas cette chanson ? Je la trouve plutôt belle, pourtant.

 Alexandre fronce les sourcils, croise les bras sans rien dire, comme si la réponse allait de soi. Violette, décontenancée, réitère sa question. Alors il finit par éructer :

 — Mais c’est du Sardou, voyons !

 Violette ne répond rien ; elle ne comprend pas. Moi non plus. Devant notre perplexité, Alexandre consent à fournir un début d’explication :

 — Écouter Sardou, c’est comme adhérer à la droite la plus réactionnaire qui puisse exister !

 Manifestement, Violette ne voit pas le rapport entre ce qui est diffusé par l’enceinte – il s’agit de la chanson « Dix ans plus tôt » – et la thèse d’Alexandre. Il s’en rend compte, déglutit de façon à masquer tant bien que mal son irritation, puis reprend :

 — Sardou, c’est l’idole des abonnés au Figaro, je ne t’apprends rien ! Et encore, s’il n’y avait que ça ! C’est aussi celui qui fait l’apologie des États-Unis dans « Les Ricains », au moment même où ils sont empêtrés dans le bourbier de la guerre du Vietnam.

 — Mais dans cette chanson, il évoque la libération de la France par les Alliés, pas le Vietnam, si je me souviens bien, risque Violette du bout des lèvres.

 La remarque a le don de faire fulminer davantage Alexandre, mais comme il n’a plus assez de cheveux pour se permettre de s’arracher ceux qui lui restent, il se contente de mettre les deux mains sur son crâne dégarni. C’est la première fois que je le vois ainsi. Violette aussi, apparemment, vu la tête qu’elle fait.

 — Mais tu ne te rends pas compte ! s’exclame-t-il. On ne peut pas soutenir la politique impérialiste et belliciste des Américains, quand même ! Et puis Sardou, c’est tout ce qu’on déteste, à gauche. Tu ne te souviens pas qu’au milieu des années soixante-dix, il a sorti coup sur coup un plaidoyer en faveur de la peine de mort, ça s’appelait « Je suis pour », une chanson homophobe, « J’accuse », où il parle « des hypocrites moitié pédés moitié hermaphrodites », et « Le Temps des colonies », temps qualifié, sans honte et sur une musique enjouée, de « béni » ? Éloge glaçant de la peine capitale, homophobie crasseuse, nostalgie badine de la colonisation ! Voilà ce que c’est, Sardou ! Une saloperie de fasciste, oui !

 Alexandre s’interrompt, hors d’haleine, le visage rouge et trois doigts dépliés en l’air, mimant les trois péchés capitaux dont s’est rendu coupable, à ses yeux, ce pauvre Sardou, en plus de son américanisme primaire. La chanson « Dix ans plus tôt » a décidé, par prudence, de toucher à sa fin. La voix d’un présentateur a pris sa place, bientôt couverte par un éclat de rire : Violette est parvenue à garder son sérieux pendant qu’Alexandre parlait, mais à présent, elle ne peut s’empêcher de s’esclaffer devant la pose grandiloquente de son compagnon.

 — Tu ne trouves pas que tu en fais un peu trop, alors que la chanson qu’on a failli entendre est une innocente ballade amoureuse ?

 Il s’apprête à s’enflammer à nouveau, regarde le visage hilare de Violette, se ravise. Il vient de s’apercevoir qu’il s’est emporté un peu vite.

 — Cela dit, reprend Violette, j’aime les gens qui ont des convictions. C’est ça qui m’a séduit chez toi, notamment. Mais je ne pensais pas que tu étais capable de partir au quart de tour !

 Les trois doigts tendus quittent l’air et se replient sur le verre de Porto. Alexandre le vide d’un trait, avant de se renverser contre le dossier de la chaise : son coup de sang aussi subi qu’inattendu l’a exténué. La couleur de son visage n’a pas changé, mais c’est de honte plus que de rage qu’il est rouge maintenant.

 — Je suis désolé, Violette. C’est plus fort que moi, à chaque fois que j’entends du Sardou, je ne peux m’empêcher d’exploser. Dans les années soixante-dix, j’ai même fait partie d’un comité anti-Sardou. On organisait des manifestations devant les salles où il devait se produire, où on criait, je m’en souviens comme si c’était hier, « bâillonnons-le », « dehors la droite réactionnaire », et même « saloperie de fasciste ».

 Violette fait une moue amusée et peu équivoque, ouvre la bouche pour répliquer, mais Alexandre la devance :

 — D’accord, je le reconnais, c’était peut-être excessif, ce qu’on faisait. Mais laissons tout ça de côté, tu veux bien ? Et parlons plutôt de notre manifestation de samedi : ça se profile très bien, tu ne crois pas ? En tout cas, on a tout fait pour qu’il y ait du monde. Je suis content de ma journée.

 — Moi aussi. Les mauvaises langues diront peut-être que ce n’est plus de notre âge, de parcourir les rues de la ville en distribuant des tracts, mais ça m’a fait un bien fou. J’ai eu l’impression d’être à nouveau une jeune femme.

 Elle s’interrompt un instant, avant de conclure :

 — Je me suis sentie vivante. Tellement vivante.

 Alexandre l’enlace. Comme attendrie par le geste, la radio diffuse La Vie en rose. Pendant trois minutes, Violette et Alexandre se laissent bercer par la voix de Piaf. Pendant trois minutes, il n’est plus question de rien : les tracts, la manifestation, Sardou, tout disparaît, il n’y a plus que Violette dans les bras d’Alexandre, il n’y a plus qu’Alexandre dans les bras de Violette.

 Mais on ne peut rester hors du temps bien longtemps : une publicité vantant les mérites d’une grande enseigne, dont les produits cumulent soi-disant trois avantages (ils sont bio, ils sont bons, ils sont même bon marché), remplace la chanson d’Édith Piaf. Le charme est rompu, les deux vieux amants n’ont plus qu’à s’écarter l’un de l’autre et à retrouver le fil de leur vie.

 Alexandre demande à Violette de consulter les réactions sur les réseaux sociaux, afin de voir si ses publications ont obtenu du succès. Violette parcourt son mur Facebook, puis son compte Twitter. Alexandre attend le verdict, examinant tantôt le smartphone tantôt le visage de Violette : il essaie de percer le mystère de ce monde dont il ne connaît rien, de comprendre si les réactions qui ont fleuri autour du message de Violette sont de bon augure ou non. Il voit défiler toutes sortes de termes plus ou moins courtois, orthographiés d’une manière plus ou moins correcte, des phrases alambiquées, d’autres sobres et neutres, des messages à rallonge, d’autres réduits à un seul mot, des émoticônes de différentes couleurs, de différentes tailles, mimant différentes expressions, des insultes aussi, dirigées principalement contre la classe politique, financière ou médiatique – ordures, incompétents, corrompus-jusqu’à-la-moelle, salauds-qui-ne-pensent-qu’à-s’en-mettre-plein-les-poches, merdias et j’en passe. Lorsqu’elle lève les yeux vers lui, elle aperçoit son air perplexe.

 — Tu fais une drôle de tête. Tu as besoin d’une synthèse, c’est ça ?

 — Tu as deviné. J’ai compris au moins une chose, c’est qu’il y avait plein de commentaires. Je suppose que ça doit être bon signe.

 — Oui, beaucoup de mes contacts se disent prêts à nous rejoindre samedi soir. Regarde, sur Facebook il y a quarante-huit personnes qui ont cliqué sur « je participe à l’événement ».

 — Ah oui, je n’avais pas vu. Par contre, certaines remarques sont bien véhémentes, je trouve, et parfois complètement hors-sujet, non ?

 — Ne te fais pas de souci, ça arrive tout le temps, sur les réseaux. C’est une réaction épidermique habituelle, un peu comme toi quand tu entends une chanson de Sardou.

 Violette fait une pause pour sonder la réaction d’Alexandre : tout va bien, il sourit, il n’a pas mal pris la saillie. Il doit commencer à avoir l’habitude de ce genre de persiflage, à force de passer l’essentiel de son temps avec Violette depuis lundi.

 — C’est comme ça que ça se passe, maintenant, reprend-elle. Mais tu verras, les gens qui se rendront au rassemblement seront sûrement charmants, et tout à fait pacifiques, samedi. Lorsqu’on s’exprime face à son ordinateur, on dit souvent tout ce qui nous passe par la tête. On écrit d’abord, on réfléchit ensuite. Mais comme tout le monde en a conscience, personne ne s’en émeut plus que ça. On sait tous que ce n’est pas si grave, et qu’on fait preuve de davantage d’intelligence quand on se retrouve dans la société réelle.

 — Bon, je te fais confiance, répond Alexandre. Et c’est vrai que les gens avec qui on a parlé aujourd’hui, lorsqu’on distribuait les tracts, se sont montrés beaucoup plus mesurés, et tout à fait sensibles à notre action. Ça m’a fait un bien fou ! Ça m’a montré que le militantisme n’était pas mort. Et j’ai beaucoup aimé arpenter les rues avec toi.

 Alexandre se lève, fait le tour de la table pour rejoindre Violette, lui prend la main :

 — Je suis vraiment heureux de ce qui nous arrive. C’est la première fois que je me sens aussi bien depuis…

 Il hésite, mais la tendresse qui émane du visage de Violette l’encourage à terminer sa phrase :

 — Depuis que je suis veuf.

 Elle se lève à son tour, dépose sur ses lèvres un baiser qu’il accueille les yeux fermés.

 — Tu trouves que je vais trop vite ? murmure-t-il.

 — Non. À notre âge, on ne va jamais trop vite. Il faut profiter du temps qui nous reste.

 Et pour conforter son adage, elle allume le joint dont on semblait avoir oublié la présence, inspire une bouffée, avant de l’approcher de la bouche d’Alexandre.

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