Chapitre 24

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 Elle n’est pas aussi rayonnante que d’ordinaire, ce matin. Ses yeux sont pourtant toujours aussi verts, sa chevelure toujours aussi longue, soyeuse, son corps toujours aussi élancé. Mais il y a dans son regard un mélange de dureté et de tristesse qui entrave sa grâce habituelle. Alors qu’elle s’apprête à sortir du hall, son sac de lycéenne sur l’épaule, une voix timide murmure dans son dos :

 — Marie-Line.

 Elle se retourne, fixe Julien. Il n’a pas l’air très à son aise : ses yeux hésitent entre le carrelage et ses chaussures. Les mains sur les hanches, Marie-Line attend, peu disposée à faciliter la tâche du jeune homme. Il se résout finalement à lever la tête, mais son courage ne le mène pas plus loin, et c’est plus au bouquet de jonquilles qu’à la jeune fille qu’il adresse ces mots :

 — Je voulais te dire… C’est… C’est d’accord pour demain. Je viendrai à la manifestation avec toi.

 — Le petit garçon a eu l’autorisation de ses parents ?

 Je ne sais pas ce qui est le plus terrible pour Julien : le contenu des paroles ou le ton acerbe avec lequel elles ont été proférées. Mais il passe outre le fiel que vient de déverser Marie-Line et reprend, avec un peu plus d’assurance, sans pour autant cesser de fixer les jonquilles :

 — Je ne leur en ai pas parlé. Et je voudrais m’excuser pour ma réaction d’hier. Quand tu as ouvert la boîte aux lettres et que tu m’as parlé du tract, enthousiaste, j’ai eu un mouvement de peur, je le reconnais. J’ai été éduqué comme ça : on m’a appris à rester dans les clous, quoi qu’il arrive. C’est pour ça que je t’ai dit que tu étais folle d’envisager de t’y rendre.

 — Et qu’est-ce qui a changé depuis hier ?

 Marie-Line a prononcé ces mots sur un ton un peu moins aigre, mais on sent qu’elle n’a pas encore renoncé à toute animosité. Julien se mord les lèvres, joint ses mains crispées entre ses cuisses, tente d’apaiser la honte qui menace de le submerger en prenant une profonde inspiration, puis se lance :

 — Il m’a suffi de repenser à ce que tu m’as dit quand tu as essayé de me convaincre, juste avant que les choses ne s’enveniment. Tu sais, tu as ouvert mon cœur, mais aussi mon esprit. Je crois que je t’admire autant que je t’aime.

 Julien a jeté ces phrases en l’air d’un coup. Les a-t-il préparées toute la nuit, retournées dans tous les sens, ressassées, apprises par cœur ? Je l’ignore, mais elles sonnent juste. D’ailleurs, Marie-Line dépose les armes sur-le-champ, se précipite vers lui, l’enlace, lui murmure à l’oreille un charmant « oh, moi aussi je t’aime ». Julien en a les jambes qui tremblent. Ses bras enserrent la taille de Marie-Line comme si sa vie en dépendait. Ils restent un moment ainsi, sans bouger. Lorsqu’ils s’écartent l’un de l’autre, je m’aperçois que la dureté du regard de Marie-Line a disparu. Elle lui dit :

 — Je suis désolée d’avoir réagi de manière aussi virulente hier. J’étais tellement déçue de ta réaction. Je croyais qu’on était sur la même longueur d’onde, qu’on se comprenait, qu’on pensait les mêmes choses. Je suis parfois un peu dure, je le sais. Ma mère me le dit souvent. Je déteste tellement la société qu’on est en train de nous proposer, à nous, les jeunes, cette société schizophrène, libérale d’une main, sécuritaire de l’autre, que parfois je ne peux m’empêcher de réagir violemment. Je vais faire plus attention, à l’avenir, avec toi.

 — Surtout pas ! Reste ainsi, passionnée. C’est ça que j’aime chez toi.

 Julien se noie dans le vert des yeux de Marie-Line avant d’ajouter :

 — Enfin, c’est aussi ça que j’aime.

 Le sourire de Marie-Line n’a pas le temps de se déployer ; Julien a pris possession des lèvres de la jeune fille. Mais comme ils ne sont ni dans l’ascenseur, ni dans les escaliers, ni dans quelque autre endroit où ils risquent peu d’être surpris, le baiser avorte assez vite.

 — Julien, maintenant qu’on n’est plus fâchés, toi et moi, dis-moi : est-ce vraiment un hasard que tu te sois trouvé juste derrière moi à l’instant ? Tu m’attendais, n’est-ce pas ?

 — Je l’avoue. Je voulais absolument te parler le plus vite possible. J’ai même failli sonner chez toi, hier soir, après notre dispute. Mais je n’ai pas osé. Alors ce matin, je suis descendu un peu plus tôt que d’habitude, pour être sûr de ne pas manquer le moment où tu partirais. Je me suis caché derrière la porte de l’escalier et j’ai attendu. Quand j’ai entendu l’ascenseur, je me suis planté devant et…

 Un rire nerveux interrompt son propos. Il se reprend :

 — Tu vas te moquer de moi : je suis tombé nez-à-nez avec le vieux qui adore parler de politique, je ne sais pas comment il s’appelle.

 — Monsieur Suchet, mon voisin de palier ?

 — Oui. Tout penaud, j’ai mis la main sur mon front, en faisant mine d’avoir oublié quelque chose d’important chez moi et je suis retourné dans l’escalier en courant. Il a dû me trouver ridicule, en s’apercevant que j’attendais l’ascenseur pour décamper dès qu’il arrivait !

 — Oui, mais moi je trouve ça très mignon. Heureusement, tu as eu plus de chance la deuxième fois : c’était bien moi.

 — Pas du tout. Quelques minutes après, j’entends à nouveau l’ascenseur. Cette fois-ci, je ne commets pas la même erreur : je m’arrange pour pousser la porte de l’escalier au moment où je sens que l’ascenseur est sur le point de s’ouvrir, pour que ça paraisse plus naturel. Et je tombe sur Dumont, cette fois-ci.

 — Ce gros con raciste ?

— Oui. Enfin, je ne l’aurais pas dit exactement comme ça.

 Marie-Line s’apprête à s’enflammer, mais Julien ne lui en laisse pas le temps : la dispute d’hier lui a servi de leçon.

 — On se croise, donc, avec ce gros con raciste. Je le laisse passer devant moi, mais voilà qu’il s’arrête devant le bouquet de jonquilles en maugréant.

 — À mon avis, il aurait bien voulu les arracher du miroir, ces jonquilles, il est animé par la haine, ce type ; mais il n’a pas dû oser le faire, en sachant que tu étais juste derrière lui, parce qu’en plus de tout, il est lâche.

 — C’est possible. Bref, je marche le plus lentement possible, parce qu’à ce moment, je ne pense qu’à une chose : faire demi-tour et me cacher dans l’escalier pour attendre ton arrivée. Mais je ne veux pas être ridicule une deuxième fois. Finalement, il se décide à sortir du hall en haussant les épaules et je peux retourner d’où je viens. Et la troisième fois que j’entends l’ascenseur…

 — C’était moi.

 — Oui. Enfin !

 — Tu as bien fait de guetter ma venue, en tout cas. Moi aussi je m’en voulais d’être fâchée avec toi.

 Elle lui prend la main, l’entraîne à l’extérieur. L’air s’engouffre dans le hall juste avant que la porte ne se referme. Julien et Marie-Line ne voient pas les treize jonquilles frémir, s’incliner devant leur amour naissant.

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