Chapitre 28

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 Presque tout l’immeuble est plongé dans l’obscurité. De la rue, on ne voit plus qu’une seule pièce éclairée, au premier étage : le bureau de Xavier. Que peut-il bien faire, à cette heure si tardive ? La curiosité me pousse à me rendre chez lui. Je le découvre assis, la tête affalée sur la table, le front reposant sur ses avant-bras. La lampe est restée allumée, comme s’il s’était endormi d’un coup, sans même s’en rendre compte.

 Un écriteau est posé contre le mur, à l’entrée de la pièce : « dans un souci de respect de la laïcité, en vertu de la loi de 1905 qui cantonne l’expression des convictions religieuses à la sphère privée, et dans le but de ne heurter personne, nous demandons à notre aimable clientèle… ». Je n’ai pas besoin de lire la suite : Xavier a rapporté du magasin l’affiche qu’il avait mise en début de semaine.

 Sur le bord de la table se trouve un gros livre aux pages jaunies, qu’il a laissé ouvert. C’est un vieil album de photographies, tel qu’on en trouvait à peu près partout, dans les foyers, avant l’apparition du numérique. Sur la page de droite, deux jeunes gens s’embrassent sur une jetée en bord de mer, sous un ciel brumeux auquel ils ne prêtent nulle attention, trop absorbés l’un par l’autre pour s’en inquiéter. Comme s’il voulait protéger les amoureux des regards indiscrets, le vent souffle sur la longue chevelure frisée de la femme, dissimulant ainsi une partie de son visage et de celui de l’homme. La photo de gauche est prise de plus près : on y découvre le même couple, mais cette fois-ci souriant à l’appareil. Ce qui attire l’œil, ce sont les traits de la jeune femme : un nez fin, un regard d’un bleu qui ensorcelle, une peau mate et sans aspérité. À côté d’elle, l’homme, par contraste, apparaît un peu fade. Il n’est pourtant pas laid, et surtout son large sourire en dit long sur son état d’esprit à ce moment précis : se trouver aux côtés de cette femme satisfait autant son cœur que son ego. Mais pourquoi donc Xavier consulte-t-il cet album photo ? Et qui est ce couple par rapport à lui ?

 Je tourne la page : l’une des deux photos a été arrachée, avec rage, semble-t-il, à voir les traces abandonnées sur le papier. L’autre est encore présente, mais un pâté grossièrement fait au marqueur noir masque complètement la tête de la femme dont on ne voit plus que les cheveux bouclés et le corps sculptural, dans un maillot de bain blanc qui fait ressortir, par contraste, sa peau brune. Les pages suivantes de l’album sont à l’avenant : des photos arrachées, d’autres où le visage de la femme a été éliminé par des traits de marqueur. J’arrive à la dernière page : on s’est acharné, on dirait presque une toile de Jackson Pollock. Mais derrière les multiples ratures, on devine que se trouvait une femme alanguie, sur un lit, un drap négligemment rabattu sur elle et ne recouvrant que très partiellement sa nudité. Au-dessus de la photo, un unique mot en lettres capitales nerveuses : SALOPE.

 Je ferme l’album, perplexe.

 Non, ce n’est pas vrai ! Et pourtant, il n’y a aucun doute possible : sur la première de couverture, est écrit à l’encre noire « Xavier et Khadija, vacances en Bretagne, 1990 ». Je rouvre à nouveau le livre, examine plus attentivement les photos, à la recherche de points communs entre les traits du Xavier d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. Je finis par en trouver quelques-uns, bien sûr, mais un peu comme s’il s’agissait de deux lointains parents, à qui on reconnaît un léger air de famille. Certes, les années ont passé, mais ce n’est pas seulement cela qui rend Xavier méconnaissable : sur les photos, il respire la joie, l’amour. C’est littéralement un autre homme.

 Un sanglot brise le silence ; Xavier lève la tête, essuie les larmes qui coulent le long de ses joues. Il saisit l’album, se dirige d’un pas hésitant vers l’étagère, déplace quelques livres, place ses lointains souvenirs tout au fond, puis remet les ouvrages en place, comme s’il voulait se dissimuler à lui-même l’existence de toutes ces photos, comme s’il tenait à ce que ces vestiges de son passé, qu’il n’a pu se résoudre à jeter, demeurent au moins celés, hors de sa vie quotidienne : il n’est pas parvenu à les oublier, mais il les a enfouis bien au fond de sa mémoire, ils ne ressortent de leur cachette qu’occasionnellement.

 Avant de quitter la pièce, il éteint la lumière de la lampe. En sortant, il heurte par mégarde l’écriteau qui tombe face contre terre. Il hausse les épaules, le laisse au sol. Cette nuit, en lui, la tristesse a pris la place de la haine. C’est trop peu pour l’absoudre, mais suffisant pour comprendre : parfois l’aigreur n’est rien de plus qu’un travestissement de la souffrance, un voile épais posé sur les désillusions, un masque qu’on revêt pour ne pas se faire submerger par le chagrin, qu’on finit par ne plus pouvoir ôter, mais qui n’efface pas tout à fait ce qu’il recouvre.

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