chapitre 3

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Yaros a toujours observé le monde avec une intensité troublante. Ses yeux, d'un gris pâle presque translucide, semblent pénétrer au-delà des surfaces, cherchant l'essence cachée des choses. Avant même de comprendre les lois invisibles qui régissaient les rapports humains, il a pressenti qu'il existe un plaisir secret dans le contrôle absolu d'un être plus faible. Cette intuition, viscérale et primitive, il l'expérimente d'abord sur des créatures minuscules et silencieuses, qui ne peuvent ni protester ni s'échapper. Dans ces moments, une chaleur particulière l'envahit, un frisson de pouvoir qui lui donne l'impression d'exister pleinement.

Catherine connaît chaque craquement de la maison. Chaque latte du plancher qui gémit sous le pas, chaque porte qui grince à peine quand on l’ouvre trop vite. Chaque après-midi, elle apprend à se glisser entre les bruits. Elle devient une ombre.

Elle attend que la lumière change dans le couloir, que les mouches se mettent à danser lentement autour des lampes chaudes. Elle sait que Ghislaine somnole à cette heure-là, que Michel lit ses journaux, les lunettes de travers, dans le salon.

C’est le moment.

Elle descend pieds nus, le souffle suspendu, son cœur battant dans les tempes. Elle contourne le tapis du couloir — il accroche, il bruisse. Elle se glisse par la porte de service, celle qui grince moins, et longe la façade blanche, là où les hortensias amortissent les bruits. Ce gravier, elle le traverse à pas lents, les orteils crispés à chaque petit crissement. Elle a l’impression que tout l’univers pourrait l’entendre.

Comme chaque fois, elle atteint enfin son repaire et s’accroupit sans bruit. De là, elle voit son frère.

Alors que la chaleur de l'été engourdit la maison et que les adultes somnolent derrière les volets clos, Yaroslav, comme à son habitude, s’est installé au fond du jardin, un vieux carnet à la couverture écornée sur les genoux. Le soleil darde ses rayons implacables sur sa nuque, mais il ne semble pas le sentir. Il se met à observer les insectes avec une concentration absolue. Les fourmis qui tracent leur sillon dans la terre meuble, organisées en une procession disciplinée. Les coccinelles, trop confiantes, qui grimpent sur ses doigts, ignorant le danger qui les guette. Il les regarde longuement, les retourne entre ses paumes, comme s'il cherchait à comprendre leur logique, leur mécanique interne.

Puis, lentement, méthodiquement, il les écrase du bout de son ongle, savourant la minuscule résistance de leur carapace avant qu'elle ne cède dans un craquement imperceptible. Il aime ce bruit. Plus que tout, il aime ce moment précis où la vie cède sous sa pression, où l'être vivant devient matière inerte. Ce n'est pas seulement un jeu, c'est une expérience. Une révélation intime qui fait naître en lui un sourire intérieur, jamais visible sur son visage impassible. Dans ces instants fugaces, Yaros sent un vide en lui se combler momentanément, comme si la mort de ces minuscules créatures nourrissait quelque chose d'affamé tapi au fond de son être.

Il ne se contente pas de tuer. Il étudie avec la méticulosité d'un savant fou. Le cadavre d'une sauterelle disséqué avec la pointe d'un canif volé à Michel, son père adoptif, qui n'a même pas remarqué sa disparition. Les ailes d'une libellule arrachées une à une pour voir si elle peut encore voler, ses pattes sectionnées méthodiquement pour observer comment elle s'adapte à chaque nouvelle amputation. Jour après jour, il consigne ses observations dans son carnet avec l'application d'un scientifique, notant les temps de survie, les convulsions finales, la manière dont certains insectes se débattent plus que d'autres. Des croquis précis accompagnent ses notes, tracés d'une main étonnamment assurée pour un enfant de son âge.

A force d'observations répétées, il distingue des différences fascinantes entre les espèces. Les fourmis luttent jusqu'à la fin, continuant à se mouvoir même gravement mutilées, comme animées d'une volonté collective qui transcende la souffrance individuelle. Les mouches abandonnent rapidement, comme résignées à leur sort. Les papillons, eux, ont quelque chose d'étrange qui le captive plus que tout autre insecte. Une résistance silencieuse, presque élégante, qui le fascine. Leurs ailes continuent parfois à battre faiblement, même séparées du corps, comme si la vie y persistait obstinément.

À la fin de chaque session d'observation, Yaros signe soigneusement son carnet. Ce n'est pas son nom qu'il inscrit, mais un symbole: un cercle parfait surmonté de deux petites cornes recourbées. Diavol, le diable en roumain, langue de ses ancêtres biologiques qu'il n'a jamais connus. Ce symbole, découvert dans un vieux livre de contes slaves trouvé dans le grenier, est devenu sa marque personnelle. Sa signature secrète. L'affirmation muette de ce qu'il sait grandir en lui.

Comme à l'accoutumée, Catherine l'observe en silence, dissimulée derrière les buissons ou le tronc massif du vieux chêne. Elle n'a que quelques mois de plus que lui, et pourtant, un gouffre semble déjà les séparer. Ce jour-là, elle l'aperçoit, accroupi derrière le vieux cerisier, penché sur un papillon particulièrement magnifique. Ses ailes aux reflets bleutés, parcourues de veines délicates comme de la dentelle, tremblent légèrement entre les doigts de Yaros, qui les tient avec une douceur presque tendre, presque amoureuse. Une douceur qui contraste violemment avec ce qui va suivre. Alors, sans hésitation, il les brise net.

Le papillon s'effondre sur la terre, réduit à un corps impuissant qui bat frénétiquement l'air avec ses pattes fragiles. Une vague de répulsion submerge Catherine, nouant son estomac. Elle veut détourner le regard mais en est incapable, hypnotisée par l'horreur de la scène. Yaros, lui, contemple sa victime, absorbé, une lueur curieuse dans le regard, une sorte d'émerveillement glacé. Il ne cligne pas des yeux, totalement hypnotisé par le spectacle de l'agonie. Il suit du bout du doigt les spasmes du papillon, traçant un cercle invisible autour de lui, comme un enfant qui découvre un nouveau jouet. Il veut voir combien de temps il mettra à s'arrêter, combien de secondes avant que le frémissement ne devienne immobilité. Ce n'est pas de la cruauté, pas à ses yeux. C'est une observation. Une expérience nécessaire pour comprendre les mécanismes secrets de la vie.

Catherine n’entend rien, bien sûr. Mais elle sent les gestes que son frère exécute. Elle les imagine. Elle est le papillon, le sent dans son ventre, elle agonise.

Elle serre les genoux contre elle. Sa peau colle à l’ombre du vieux mur. L’humidité traverse la robe. L’odeur de terre chaude monte, mêlée à celle, sucrée, de la résine du cerisier. Une abeille passe près de son oreille : elle sursaute, se fige. Elle a peur que Yaroslav l’ait entendue. Mais il ne bouge pas.

Ou plutôt… il s’arrête.

Il ne se tourne pas. Il ne dit rien. Mais elle le sent. Il sait. Elle est là, et il le sait.

Il reprend ses gestes comme si de rien n’était. Pas pour la rassurer. Parce qu’il l’a intégrée. Comme une donnée connue. Un paramètre. Il savait qu'elle finirait par le rejoindre.

Et ce jour-là, sans lever le stylo de son carnet, il lui dit :

— Je t'ai vue. Tu peux venir.

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