Première lettre à mon père

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Papa,


on ne s’est pas vus depuis maintenant treize ans. Avant ces treize années, nous ne nous étions pas vus depuis dix ans. Chaque jour je pense à toi, je me rappelle des moments que nous avons passés ensemble. Ces moments qui sont entachés des scènes de violence que tu m’as fait subir. Avec le temps, les souvenirs s’estompent dit-on, malheureusement j’ai été doté à la naissance d’une mémoire hors du commun. Les événements qui m'ont marqué sont inscrits en moi comme les goûts et les couleurs. Ce qui est terrible dans notre histoire, c’est que je pense que tu ne sais pas le mal que tu m’as fait. La violence peut prendre beaucoup de formes. La violence psychologique en est l’une d’entre elles. Elle est comme un serpent, discrète et sinueuse. Parfois, tu crois l’entendre et en réalité ce n’est que le vent qui fait bouger les feuilles et parfois tu crois que tout est calme et alors elle te mord. Tu ressens alors une petite piqûre et tes forces te quittent petit à petit. Jusqu’à sombrer dans une mélancolie qui te plonge dans un puits sans fond.

J’ai tenté pourtant à de nombreuses reprises de te dire à quel point tu m'as fait souffrir. J'ai tenté de comprendre pourquoi notre histoire nous a conduits sur ce chemin du chaos et de l'autodestruction. De te comprendre toi simplement, tes raisons, tes pensées et qu’ensemble nous puissions avancer vers un chemin plus radieux. Mais à chaque retrouvaille après de longues années sans se voir, les moments passés avec toi étaient anecdotiques et sans saveur. Comme si je parlais à un robot froid et sans émotion qui ne pense qu’à lui. Je me souviens de ce que tu m’avais dit quand j’avais 5 ans : « Si je ne t’aimais pas pourquoi je te frapperais ? Si je ne te frappais pas ça voudrait dire que je me fiche de toi. Là c’est bien la preuve que tu comptes pour moi. ». Je restais perplexe face à cela mais je pouvais l’accepter. J'ai compris alors que l'amour était associé à la violence. Mais après tout tu es mon père alors pourquoi ne t'aurais-je pas cru.

Beaucoup de phrases résonnent dans ma mémoire avec une intensité qui ne faiblit pas. En y repensant aujourd’hui, je comprends qu’elles étaient pour toi une manière de donner un sens à tes gestes, de leur donner une logique. C’était plus facile pour toi d’imposer à un enfant une explication, aussi bancale soit-elle, plutôt que d’affronter tes propres contradictions et de remettre en cause tes actes. Mais il en est une qui m’a glacé d’effroi, une qui a laissé en moi une trace indélébile : ce jour où tu m’as dit « Faute avouée à moitié pardonnée ». À cet instant précis, une pensée terrible s’est imposée à moi : si je n’avais pas eu le courage d’avouer ma faute ce jour là sur une bêtise qui aujourd'hui me semble futile et que tu t’en étais rendu compte toi-même, je ne serais sans doute plus là aujourd’hui. Cette idée m’a traversé comme une certitude, brutale et elle continue encore à me hanter.

Finalement, pendant longtemps je me suis senti mort à l’intérieur. Cette enfance passée loin de toi m’a fait errer comme un corps sans âme dans la vie. Je n’étais pas triste, je n’étais pas heureux, simplement je ne ressentais plus rien. Chaque tentative de suicide de maman me laissait vide, chaque tentative de suicide de Julie, ton autre enfant, sonnait comme un appel au secours. Chacune de ses tentatives de suicide me rappelait la tienne où tu avais la corde au cou dans le sous-sol de notre maison d'enfance et lorsque je te surpris tu m'as expliqué que c'était pour jouer. Mais moi, enfant, je n'avais pas les mots ni la place mentale pour comprendre ce que je voyais. tout s'est figé en moi comme une image gravée, impossible à analyser. Je comprends aujourd’hui que pour toi partager ta souffrance n’a pas dû être évident. Je me dis que ce devait être une époque terrifiante puisqu’avec du recul tu semblais souffrir et que visiblement personne ne pouvait te venir en aide. Aujourd’hui, quand j'entends parler des théories sur le patriarcat, elles résonnent en moi d'une manière étrange. Il m’est impossible de prendre une position ou une autre. Je me dis que finalement si chacun a sa place et qu’elle lui convient, pourquoi faire une théorie ?

J’ai voulu te demander comment la vie avec papi était. Mais nous n’avons jamais échangé à ce sujet. L’un des seuls souvenirs qui m’a marqué est celui du jour où nous étions en voiture. Nous écoutions la radio ensemble et les horoscopes étaient en train d’être dictés par le présentateur. À un moment, « Lyon » était en train de passer, innocemment je lui posais la question pour lui demander quel était son horoscope. C’est alors que subitement il s’énerva, il éteignit la radio et il me dit : « Mon horoscope c’est le travail, le travail, le travail » et le silence se fit dans la voiture.

Aujourd’hui, ma vie d’adulte est en grande partie consacrée au travail. Je ne peux pas m’empêcher d’établir un lien entre ce souvenir et ma vie d'aujourd'hui. D’ailleurs, le travail est l’un des souvenirs que j’ai de toi où je me disais que tu étais mon modèle. Maman a sombré dans une dépression depuis le début de votre séparation jusqu’à votre divorce qui a duré 20 ans car vous n’étiez d’accord sur rien. Je ne l’ai jamais vue réellement travailler, je sais qu'elle ne m'a rien apporté de ce côté.

Tu dois te poser la question de pourquoi je parle de cela au passé. Parce que quand j’ai eu 18 ans et que j’ai tenté de rétablir le contact avec toi, j’ai été surpris de te redécouvrir. Tu étais un peu grassouillet et tu faisais un travail dans un chantier naval de simple ouvrier. Alors que plus jeune tu étais le patron d’une entreprise qui avait deux magasins de vente de fruits et légumes. Comment ton ambition avait-elle pu s’envoler, que s’est-il passé ? Je sais bien que ce sont encore des réponses que je n’aurai jamais et finalement cela est sans importance pour moi puisque la déception est le sentiment que j’ai quand je pense à toi. Une déception qui est aussi violente que la souffrance que j’ai ressentie au cours de ces années.

Ce qui est difficile, c’est de devoir vivre au quotidien avec des interrogations. Je peux comprendre que tu ne saches pas exprimer tes sentiments. Je peux comprendre que la rupture avec maman a eu plus d’impact que ce que tu laisses paraître. Mais je ne comprends pas comment tu as pu laisser tellement de temps s’écouler sans que nous nous voyions. Aujourd’hui, je ne sais même pas si tu es encore en vie. Je ne sais pas où tu habites et je ne sais pas si je sais qui tu es. J’ai deux filles d’une première union et deux fils d’une deuxième union. J’ai moi aussi eu mes échecs dans mes relations. D’ailleurs, mon esprit associatif m’effraie parfois car je me demande si j'ai volontairement saboté mon premier mariage car je suis inscrit dans un schéma ? Je ne sais pas. Une chose est sûre, j’ai réussi mon divorce plus que je n’ai réussi mon mariage. Je m’entends très bien avec mon ex-femme et j’espère que nos filles ne souffrent pas trop de notre séparation. C’est dur pour moi de jauger car souvent tout cela fait écho à mon passé. Chaque fois que je repense à notre histoire, j’ai tellement mal que je surprotège mes enfants.

La vie avec mes fils est très dure aussi, car je me vois dans leur regard et je les envie. Je les envie de moi-même et du père que je suis et que j’aurais aimé que tu sois. Même si parfois, quand je m’énerve, je me dégoûte de me dire que peut-être j’agis comme toi. Quand ce dégoût arrive, je vais voir mes enfants et je leur dis que je m’excuse de m’être énervé. Même mon fils d’un an aujourd’hui voit dans mon regard que je suis désolé. C’est sur ces excuses que sans rancune nous nous enlaçons et à ce moment je me mets à pleurer devant tant d’innocence et de bonté enfantine.

Ma vie d’adulte me fait prendre conscience du sens des mots qu’on nous répète enfant. Aujourd’hui, je sais ce que veut dire être responsable, être adulte, être père. Je comprends ce qu’est l’innocence. Nous naissons vides et c’est l’amour de nos parents qui nous remplit. Je comprends pourquoi toute mon enfance j’ai été vide. Il m’a manqué la moitié de l’amour que j’aurais dû recevoir de toi. Même si maman a tenté de le remplir du mieux qu’elle pouvait, entre deux crises de nerfs ou tentatives de suicide. Elle m’aura dit des mots qui m’auront fait grandir. J’ai comblé tes lacunes en essayant de me rappeler ce que tu aurais pu me transmettre et j’ai utilisé ces informations du mieux que j’ai pu. Mais mes enfants aujourd’hui me font pleurer. Chaque regard qu'ils me donnent et qui me rappellent un souvenir est comme une descente dans ma grotte de souffrance. C’est peut-être qu’ils chassent la tristesse dont je suis rempli pour la combler par leur amour. Ils sont tellement beaux et intelligents, je voudrais que tu les voies et que tu me donnes tes conseils de père pour les aider à grandir. Aussi maladroits seraient-ils, je sais que je pourrais les utiliser à bon escient. C’est vrai que je voudrais que tu me voies aujourd’hui et que tu me dises que tu es fier. Que je ressente cette plénitude de l’accomplissement. Que j’aie l’impression que ma famille m’a porté et qu’aujourd’hui à mon tour c’est à moi de porter ma famille et de les faire grandir. Au lieu de cela, ma vie est une souffrance continue où je dois consolider des fondations qui sont fragilisées par mon histoire. Je sais bien que la nôtre n’est pas la pire. Je sais qu’il y a des histoires plus graves et plus violentes. Mais cette tristesse continue et ce manque de toi me pèsent lourdement. J’en viens à penser que je voudrais que tu sois mort en croyant que tu m’aimais, plus tôt que de te savoir en vie sans savoir si tu m’aimes et même si tu es capable d’aimer.

J’ai tellement de choses à te dire que je vais devoir t’écrire régulièrement. Je n’attends pas de réponse mais je dois t'écrire. En espérant que ces lettres ne t’accablent pas mais permettent de raccrocher notre histoire commune qui est l’histoire de notre famille. De ma famille, de ta famille et de la famille de mes enfants. Ils ne connaissent pas encore notre histoire, ils sont bien trop petits. Peut-être que ces lettres m'aideront à leur raconter. Même si je ne sais pas si je pourrais leur raconter un jour cette histoire qui est un lourd fardeau à porter.

Papa, j’existe.

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