Chapitre 1.8: SONGE

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Jérémy Chapi :

Alors que j’avais enfin achevé les trois nouveaux anneaux célestes — chacun portant un nom distinct, Victor, Louis et Jules, et que j'avais surnommés collectivement "Cassidy" pour leur taille imposante par rapport aux anneaux classiques — je ressentis un profond soulagement. Après une journée éprouvante à devoir invoquer leurs forces, je pouvais enfin me permettre un moment de repos.

Seraphina et Daniel étaient partis se reposer de leur côté, épuisés eux aussi. Ils avaient prévu de reprendre le travail sans moi, même s'ils semblaient vouloir essayer de créer un anneau céleste par eux-mêmes. Malgré leur observation minutieuse de mes gestes et méthodes, je savais qu’ils ne réussiraient pas dans l’état actuel des choses. Je n’avais pu m'empêcher de noter dans leurs regards un mélange de perplexité et d'inquiétude, comme s'ils commençaient à me prendre pour un fou. "Si seulement ils savaient la vérité," murmurai-je plus fort que je ne l'avais prévu.

Ma fille, Iris, leva les yeux de sa toile, interpellée. « Tu as dit quelque chose, père ? »

Elle peignait une magnifique toile représentant une femme de profil, aux longs cheveux blancs, embrassant doucement une fleur d’un autre monde, dont les pétales vibraient d’une palette de couleurs éclatantes. Le fond noir faisait ressortir encore plus vivement les teintes de la fleur et de la femme, ajoutant un côté onirique et mystérieux à l’œuvre.

« Non, j'étais dans mes pensées, » répondis-je en l’observant travailler. « Comment vas-tu appeler cette toile ? » demandai-je en m’approchant pour admirer les détails, remarquant sa concentration extrême. Ses cheveux étaient attachés en queue de cheval, signe qu'elle était absorbée par son travail.

Elle réfléchit un instant avant de répondre, ses pinceaux dansant avec précision sur la toile. « Je pensais à Rainbow Kiss. Mais tu devrais te reposer, père, j’ai bien vu que tu souffres et que tu as du mal à dormir. »

« Décidément, je ne peux rien te cacher... » répondis-je avec un sourire fatigué. « Oui, ça commence à devenir visible. » Des bleus marquaient de plus en plus mon bras gauche, et la douleur devenait plus intense chaque jour.

« Il faudra bien que tu leur en parles à un moment, » me dit-elle doucement, reprenant calmement sa peinture.

« Je sais, mais ce n’est pas encore le bon moment. Bientôt, » répondis-je en attrapant une bouteille d’eau dans le petit frigo de l’entrepôt. Soudain, la sonnette retentit, signalant la présence de quelqu’un à l’entrée, accompagné de trois soldats.

Je partis ouvrir la porte et me retrouvai face à un visage familier que je n’avais pas revu depuis un certain temps. « Pavel ! Je suis si content de te voir, » dis-je avec un large sourire.

« Moi de même, depuis le temps, » répondit-il en me rendant une solide poignée de main, tandis que les soldats l’accompagnant repartaient discrètement.

Je l’invitai à entrer dans l’entrepôt pour la première fois. Nous nous étions brièvement vus après mon réveil à l’hôpital, où l’on m’avait dit qu’il demandait souvent de mes nouvelles. Ensuite, il avait pris du temps pour être avec sa famille, et nous avions continué à échanger par téléphone.

Je le conduisis près de ma fille. « Pavel, je te présente Iris. »

« Enchantée de te rencontrer, Pavel, et merci encore pour le soutien que tu as apporté à mon père, » dit-elle avec un sourire chaleureux. Tandis qu’ils échangeaient quelques mots, je proposai à Pavel de boire un verre. Il refusa poliment, m’expliquant que sa famille l’attendait, en vacances, mais il me proposa que nous dînions ensemble un soir pour me la présenter. Sa présence me faisait réellement plaisir ; après tout ce que nous avions traversé, savoir que notre lien n’avait pas été brisé me rassurait. Bientôt, j’aurais une proposition à lui faire, et de plus, le rôle de sa fille s’avérera crucial dans un futur proche qu’il ne soupçonne même pas. Qui aurait cru que nous nous rencontrerions à nouveau de cette façon ?

Nous décidâmes de nous retrouver dans deux jours, mais il me faudrait d’abord en parler à Natali si je survis à ses cours. Bien que je ne sois pas un prisonnier, il était nécessaire que je signale tout déplacement en dehors de la base où je résidais actuellement.

D’ordinaire, j’avais toujours quatre militaires pour m’accompagner, que ce soit pour une promenade ou, la dernière fois, pour une randonnée dans les environs, ce qui m’avait permis d’admirer la nature et de libérer une partie de mon esprit.

Je repensai à la formation en socio-politique que Natali m’avait promise. À quoi devais-je m’attendre exactement ? Je pouvais déjà imaginer le défi que cela représenterait, et il y avait de fortes chances qu’elle me fasse vivre un véritable enfer demain.

Je souhaitai une bonne nuit à ma fille, qui désirait terminer sa peinture avant de se reposer à son tour. Je m’approchai ensuite d’Evangelyne et d’Adamai, qui semblaient eux aussi encore fatigués par la création de l’anneau Cassidy. Je leur souhaitai une bonne nuit et un prompt rétablissement, avant de me glisser dans mon lit. La chaleur du lit et l’épuisement de la journée eurent raison de moi, et je laissai la fatigue m’emporter doucement dans ses bras.

Je voyais la Terre au loin, flottant dans l’espace, tandis que je conduisais un bus, entouré des personnes qui m’étaient chères. Je positionnai le bus face à la planète pour que chacun puisse admirer cette vue époustouflante, dont je ne me lassais jamais. Ma fille vint s’installer près de moi, posant une main chaude et rassurante sur mon épaule. Ma petite sœur, Evangelyne, était assise sur mes genoux et leva vers moi ses yeux rubis, ses cheveux blonds flottant dans l’apesanteur de l’espace. En me retournant, j’aperçus mes grands-parents ainsi que ma meilleure amie, absorbés par la vue de la Terre à travers les fenêtres.

Cependant, en cherchant le regard de mes parents, un étrange malaise m’envahit. Leurs visages n’étaient que des formes lisses et vides, comme effacées. Je ne comprenais pas ce qui se passait, mais une inquiétude montait en moi. À l’extérieur, je remarquai d’autres bus flottant dans l’espace, manœuvrant de la même manière que le nôtre. Cependant, leurs vitres demeuraient opaques, me laissant incapable de voir ce qui se trouvait à l’intérieur.

Soudain, une petite figurine de raptor rouge traversa mon champ de vision. Je l’attrapai au vol, et, au moment où mes doigts se refermèrent sur elle, je réalisai que tout autour avait disparu, excepté cette petite figurine de dinosaure. Elle flottait devant moi, avec des plumes délicates sur la crête et la queue, lui donnant un air étrange et mignon à la fois.

Je remarquai alors que mes doigts étaient déformés. Tout semblait faux, malléable. Une réalisation soudaine me traversa l’esprit : j’étais en train de rêver.

Cette pensée fit vaciller le décor, mais, avec un peu de concentration, je réussis à prendre le contrôle de mon rêve. Je me créai des ailes d’ange, blanches et majestueuses, et commençai à voler vers un endroit familier, à travers l’immensité étrange et silencieuse du monde des rêves.

En montant toujours plus haut dans le ciel, je vis défiler des bribes de ma journée passée, comme un tunnel où des projecteurs projetaient chaque moment et détail que j’avais remarqué. Les visages des gens qui m’entouraient me semblaient plus nets, certains exprimant de la surprise, d’autres de la peur – difficile à dire.

Enfin, je sortis de ce tunnel pour me retrouver dans une vaste contrée où le sol était composé de fins nuages. Les environs étaient parsemés de ruines, de magnifiques piliers finement sculptés et d’anciens encadrements de portes qui luisaient faiblement dans cet espace splendide. Des arbres en fleur, chacun différent, parsemaient le paysage. Au-dessus de nous s’étendait un ciel spectaculaire, une galaxie étincelante, traversée de comètes. Bien que nous soyons dans un rêve, je pouvais sentir une légère odeur d’agrume flotter dans l’air, enveloppant tout dans une douceur envoûtante.

Ce paysage, que j'avais déjà vu tant de fois, apaisa immédiatement mon cœur. Tandis que je me posais au sol, allongé de tout mon long, je croisai mes bras derrière ma tête pour la soutenir. Impossible de dire depuis combien de temps j'étais là, perdu dans cette contemplation, quand soudain une tête surgit au-dessus de la mienne, me surprenant au point que je me redressai trop rapidement. Nos fronts se heurtèrent violemment l’un contre l’autre.

« Aïe, ça fait mal ! » s'exclama la personne en se massant le front, de dos. En frottant moi aussi mon front endolori, je me retournai pour découvrir qu'il s'agissait d'Elowen Vinogradov.

« Pourquoi tu t'amuses toujours à me surprendre comme ça ? » lui demandai-je, encore un peu groggy, tout en gardant la main sur mon front.

« À la base, je voulais juste te saluer, pas me prendre un coup de tête, » répondit-elle en riant légèrement, avant de s'asseoir tranquillement à côté de moi.

Je regardai le ciel, encore un peu sonné par le coup de tête, et repris la conversation.

« Ça va aller ? » demandai-je à Elowen.

Elle hocha la tête avec un léger sourire. « Je survivrai… »

« Aurais-tu vu Séléné ? »

Elle secoua la tête. « Non, ça fait un moment que je ne l’ai pas vue. Par contre, mon père est venu te parler. »

Je souris en retour. « Oui, c’est toujours étrange de penser que c’est ton père. Parfois, on dirait que ce monde est vraiment trop petit, » dis-je, tandis qu’elle appuyait doucement son dos contre mon épaule.

« Tu crois vraiment ça ? Moi, je dirais plutôt que des fils invisibles nous relient tous, » répondit-elle en s’installant plus confortablement.

« Si tu le dis… On se verra donc vraiment dans deux jours, » lui dis-je, pensif.

Elle hésita un instant, puis, d’une voix légèrement tremblante, ajouta : « Tu promets de ne pas changer de regard sur moi quand on se verra ? »

Je sentis une légère inquiétude dans sa question et posai une main rassurante sur sa tête. « Ton père m’a déjà parlé de… ton état, et de tout ce que tu as accompli malgré tout. Il m’a même dit combien il est fier de toi. »

Elle baissa les yeux un instant, puis plongea son regard intense dans le mien. « Tout ça… je n’ai pu le faire que grâce à lui. Il a toujours su m’offrir ce dont j’avais besoin, malgré mes difficultés. Mais moi… à quel moment pourrai-je lui rendre tout ça ? C’est pour ça que je veux ton remède, » dit-elle avec détermination, sa voix à la fois douce et inflexible.

Je fronçai les sourcils, mon cœur partagé entre le désir d’aider et la conscience du danger que cela représentait pour elle. « Je t’ai déjà expliqué les risques. Ce remède… il te fera souffrir comme jamais. Ça pourrait même te tuer. Attendre un peu pourrait diminuer les effets secondaires, et… » Je serrai mon bras gauche, sentant la douleur qui me rappelait mes propres limites.

Elle me saisit la main fermement, son regard plongeant dans le mien avec insistance. « Je sais tout ça, mais la vie que je mène… ce n’est pas celle que je veux. Je refuse de dépendre de qui que ce soit pour toujours. Je t’en prie, Jérémy… donne-le-moi. »

Sa détermination me touchait profondément. Je savais combien elle tenait à cette indépendance et au désir de retrouver une vie qu’elle estimait « normale. » Mais après les discussions avec Natali et Vivian, je n’arrivais pas à me défaire de cette question : qui étais-je pour juger de ce qui est normal, d’un point de vue humain ? Le poids de la responsabilité m’écrasait.

« Tu es vraiment têtue, » soupirai-je avec un sourire fatigué. « Très bien… mais voici ce que je te propose : on en parlera à table, avec ta famille. Je ne peux pas assumer cette décision tout seul, Elowen. Ton père… il me haïrait pour ce que je vais te faire, tu comprends ? »

Elle me fixa intensément. « C’est pour ça que je le demande à toi. Je suis sûre que tout se passera bien. »

Je la regardai, mais cette fois, mon sourire était absent. Je savais ce qu’elle aurait à affronter si jamais nous en arrivions là.

Après notre discussion intense, nous restâmes un long moment dans le monde des rêves, parlant de tout et de rien. Les sujets dérivaient vers ce qui se passait à la base, les petits détails du quotidien, les anecdotes qu’Elowen me racontait avec cet humour léger qui lui était propre. Mais, au fond de moi, j’espérais apercevoir une présence qui m’était encore plus chère. Celle dont le souvenir restait flou, comme effacé par le temps et la douleur. J’attendais, en silence, que Séléné se manifeste… que son image apparaisse, même brièvement.

Pourtant, la réalité de ce monde onirique était implacable. Malgré tous mes efforts, malgré ce lieu qui avait souvent été le théâtre de nos rencontres, elle ne se montra pas. Je sentais le poids de son absence, un vide qui me rappelait combien je tenais à elle, même si je ne pouvais lui rendre visite ici qu’épisodiquement.

Elowen posa doucement une main sur mon épaule, comme si elle avait perçu cette tristesse fugace. « Elle reviendra, tu sais, » murmura-t-elle, une douceur indéfinissable dans la voix.

Je hochai la tête, tentant de cacher cette part de moi qui souffrait de son absence. « Oui, je sais. »

Le monde des rêves, avec ses décors changeants et son atmosphère apaisante, nous enveloppait, mais j'avais ce pressentiment persistant que mon chemin vers elle n’était pas terminé.

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