Chapitre 3 : Perpétuelles responsabilités (1/2)
Les funérailles débutèrent sur un resplendissant lever de soleil.
Partout où l’étoile diurne irradiait, les ombres de la vallée contrastaient, se projetaient sur les âmes chagrinées. Flammes et orbes azurés s’allumèrent en alternance et crépitèrent en continu, forts d’une lueur complémentaire avec la brillance dominante. Ils ceignirent un amas de pierres polies et ivoirines, elles-mêmes cerclant un lit d’herbe humide.
Par dizaines ils avaient gravi les marches dès l’aurore. Des touches blanches et noires se mêlaient sur leur manteau massif, ainsi que leur double cape en laine, comme des bâtons incrustés d’onyx pendaient à leur baudrier en cuir. Une quinzaine parmi eux se mut avec une lenteur solennelle, et les courbes motifs de leur pantalon s’illuminèrent. Ils se positionnèrent derrière les sphères incandescentes sur des fredonnements synchronisés, leur expression s’obscurcissant sous les reflets de ces éclats.
En dépit des sanglots, le chant cérémonial emplit la montagne. Il s’étendit sous les notes rocailleuses du purhan, la langue locale, quoique du nirelais s’incrustât de temps à autre. Il se prolongea au déclin du flux environnant, narrant les moments importants de la disparue, rehaussé de fortes inflexions lorsque cela fut jugé nécessaire.
Il était vêtu identiquement aux membres de son clan. En ce jour, Guvinor Heï Velham ne se présentait guère comme parlementaire. Il avait noué ses longues mèches opalines, révélant l’intense bleu de ses yeux et la fermeté de son faciès glabre, sur lequel ses émotions finirent par se trahir. Ni sa grande taille, ni sa carrure n’étaient mis en valeur par la façon dont il s’inclinait. Lui qui aspirait à se fondre parmi les siens, son échec retentissait quand ses tressaillements s’intensifièrent. De surcroît, son teint se plombait sur son visage déjà naturellement gris.
Mais ce fut la vision de Turon qui l’acheva.
Turon Belemia, privé de deux membres, se déplaçait péniblement avec sa jambe en bois. À ras de la magie chuintante, il observait le silence de vigueur. Akhème Vanyar, son homologue, sa partenaire, reposait à ses pieds. Celle avec qui il avait grandi, celle avec qui il avait tout vécu. Esseulé, brisé, Turon fléchit bientôt sous le poids des notes mélancoliques. Incomplet, ravagé, il s’effondra face à feu son amie, ses mèches d’argent plaqués contre sa figure larmoyante. Rien ne put endiguer ce flot jaillissant, pas même l’apaisante mélodie du flux.
Guvinor le rejoignit pour le restant des obsèques. Il sombra à son tour, envahi de sanglots, alors que les ultimes éclats s’affadirent pour de bon. Si les réminiscences perduraient dans son esprit, la voix familière se grava en échos, le silence hanta sitôt le chant terminé.
Bientôt, il n’y eut plus personne.
De fourbes rafales s’enfoncèrent au creux de la vallée, fouaillèrent le politicien malgré la lourdeur de sa tenue. Il s’était agenouillé à proximité de l’ellipse sépulcral, où la magie émit ses derniers grésillements. Même Turon avait quitté ses lieux : face à sa propre compagnie, Guvinor peina à affronter sa géhenne.
Il remarqua tardivement la silhouette atteindre sa hauteur. Paravon Onkanam, meneur du clan Kothan, claudiquait davantage qu’il ne marchait. Amaigri par les années, de rares mèches anthracites bataillaient encore sur son crâne, chutant disgracieusement sur les sillons de sa figure parcheminée. Il s’était vêtu d’un manteau plus volumineux que quiconque, pourtant son corps affaibli ne cessait de frissonner.
Un regard compatissant éclaircit d’abord son faciès, après quoi frappa le dédain.
— Tu aurais dû t’en douter, fit-il.
Bien que ses larmes eussent séché, Guvinor évita encore de fixer son chef.
— Ces lieux recelaient d’une magie sans nulle autre pareille, insista Paravon. Que Gonel ait survécu à son trépas n’a rien de surprenant.
— Paravon, répondit le parlementaire à voix basse. Vous avez honoré Akhème de funérailles séculaires conformément à son athéisme, malgré nos coutumes. Pouvons-nous être cohérents et ne pas nous disputer là où ses cendres résident ?
— Il ne s’agit pas d’une dispute. Plutôt d’une ultime leçon.
Soudain Guvinor se redressa. Il avait beau dépasser son meneur d’une tête, soutenir pareille sévérité lui était ardu, aussi il dut réprimer ses tremblements.
— Comment interprètes-tu mes paroles, Guvinor ? questionna Paravon. Je suis juste le sage vieillard que l’âge rattrape. Il me reste cinq années à vivre, si je suis chanceux.
— Tout de même ! rectifia Guvinor. Mon cœur ne pourrait supporter perdre autant de proches.
— Ainsi va l’existence lorsqu’elle suit son cours ordinaire. Mon principal regret est que je risque de manquer beaucoup de choses. Comment s’appelle cette aventurière, déjà ?
— Héliandri Jovas, pourquoi ?
— Parce qu’elle fut la clé. La catalyseuse, si tu préfères. Ton obsession pour ces terres oubliées n’était un secret pour personne, dans notre clan. Pourtant, il aura fallu qu’elle brave l’interdit pour que ce mystère devienne connu de tous. L’ironie étant qu’elle a dû franchir nos montagnes afin d’atteindre les monts Puzneh.
— Je ne peux plus rien d’exiger d’elle après l’avoir exposé à un si grand danger.
— Guvinor, au vu de la manière dont tu l’as décrite, crois-tu que le péril réfrè ses ambitions ?
Fendu d’un frisson, le politicien se raidit sous le propos du vieil homme. Des flammes de volonté crépitaient encore chez ce dernier, quand bien même il dut s’appuyer sur son bâton courbé pour rester debout. Paravon dévisagea alors Guvinor avec un air délateur.
— Comprends-tu enfin où je voulais en venir ? lança-t-il. Tu exposes beaucoup de personnes au danger, et lorsque vient ton tour, tu t’en sors indemne. Akhème et Turon n’ont pas eu cette chance. Et je sais qu’ils étaient tes gardes de corps, cela ne change rien à l’affaire.
— Vous y êtes, marmonna Guvinor. Le chagrin ne suffit pas, vous voulez me faire culpabiliser.
Inopinément, Paravon fit volte-face. Tant pis si son ancien protégé l’interpellait, il était prêt à s’engager sur les marches par prudentes foulées. Il se déplaçait toutefois plus lentement qu’à l’accoutumée, et finit par toiser Guvinor.
— Pas exactement, rectifia-t-il. Je n’ai pas mentionné mon âge pour susciter la sympathie, figure-toi. Non content de ne pas être témoin du futur, mon influence va déclinante.
Je ne le montre peut-être pas, mais je pleure davantage que quiconque. Pourquoi les deux frères prodiges n’ont-ils jamais su s’entendre ? Turon affirme que Nasparian n’est pas Gonel. Une solution trop aisée, pour sûr. Réduisant notre imputabilité à néant.
— Je ne peux changer le passé, se défendit Guvinor.
— Tu as encore le pouvoir d’influencer l’avenir, contrairement à moi. Nasparian t’a épargné pour une raison. Peut-être que l’orgueil l’aveugle… Si tel est le cas, à toi de le prouver.
— Comment ?
Paravon s’arrêta. Admira le village adossé au contrebas, séparant l’étincelant lac en deux parties égales. Mais la contemplation ne suffit pas à l’apaiser, alors des plis supplémentaires creusèrent ses joues. De là où il se tenait, Guvinor entendait ses murmures, quoiqu’il n’en saisît guère la teneur.
— Quand je mentionnais mes derniers conseils, dit Paravon, je ne pérorais pas contre le vent. Tu me répondras que la puissance de Nasparian est sans égale. Même si c’est vrai, tu es toi-même fortifié par des décennies de parlement. Tu connais mon opinion sur ces personnes-là, et là n’est pas le sujet. Et si tu déployais ton éloquence à d’autres fins que de contredire un pauvre vieil homme ?
— N’avez-vous pas affirmé ne pas vouloir attiser la pitié ? répliqua le politicien.
— Certes ! Mais laisse-moi terminer. Turon, Yazden et toi avez mentionné l’éveil d’un peuple autrefois en stase. Un phénomène que, d’ordinaire, je ne croirais qu’après y avoir assisté de mes propres yeux. C’est là que tu dois intervenir, Guvinor. Use de tes talents de diplomate. Franchis la barrière de la langue et des époques. Autrement, Nasparian risque de les manipuler à son avantage.
— J’en suis conscient. Et j’y songeais déjà… Ces lieux me poursuivront où que j’aille.
— Car tu en as fait ton objectif de vie. Tu persisteras à être acteur de l’histoire, Guvinor, en bien ou en mal.
Paravon se retourna de nouveau. Même s’il s’engageait avec peine sur chaque marche, jamais ses foulées ne se firent hésitantes. Il s’éloigna d’un parlementaire pétrifié, bras suspendus le long du corps, qui s’opiniâtrait dans le mutisme. Avant que son chef ne disparût pour de bon vers le village, d’ultimes paroles atteignirent les oreilles de Guvinor :
— Turon ambitionne de diriger le clan Kothan, mentionna Paravon. Une chance qu’il t’ait pardonné, n’est-ce pas ? La prochaine fois que tu reviendras en ces lieux, ce sera sûrement à lui que tu t’adresseras.
Il fut le guide et il s’effaça dans l’immensité du panorama. Il fut le modèle et pourtant ses paroles envenimèrent son esprit en quête d’allègement. Patience fut requise pour Guvinor : il se consacra à sa tâche qu’au moment où la solitude le guetta enfin.
Guvinor circula autour de la sépulture désormais éteinte. Ses yeux se posaient sur cette œuvre délicate, contemplant l’honneur accordée à son amie. Joignant ses mains derrière le dos, ses mèches balayées par de froides rafales, il lutta contre l’émergence de nouvelles larmes. Seul contre la montagne, seul face au trépas, il écarta les sombres pensées qui l’assaillaient continûment.
— Désolé, souffla-t-il.
Des sillons s’épaissirent sur sa figure meurtrie tandis qu’il se dédiait au dernier refuge d’Akhème.
— Tu as sacrifié ta vie pour moi. À moi d’œuvrer pour que ce ne soit pas en vain. Toujours est-il que tu respectais Paravon, et voilà comment il te considère. Une arrière-pensée, un argument pour me discréditer. Tu étais ta propre personne, Akhème. Tant pis si notre chef t’oublie, car moi, je ne t’oublierai jamais.
Longtemps le vent avait dérangé Guvinor, lui qui redoutait l’arrivée de la neige. Désormais, il se moquait des flocons tourbillonnant de part et d’autre du versant. Dorénavant, il dédaignait ces basses températures. Il s’installa, jambes croisées, paupières closes, et médita jusqu’au crépuscule.
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