Chapitre 42 : Noble incursion (1/3)
Malgré leurs indéniables disparités, ludrams et humains partagent la volonté de s’interroger sur nos civilisations.
La valeur attribuée à nos vies diffère selon nos interprétations et préférences. Cependant, quelle que soit la culture, quel que soit le lieu, quelle que soit l’époque, un dénominateur commun se révèle : le meurtre est systématiquement condamné.
De cela découle une question naturelle : quel sort réserver aux coupables du pire crime ? C’est là que les approches divergent d’une société à l’autre.
D’aucuns affirmeraient que leur vie ne revêt plus aucune importance sitôt qu’ils en ont ôté une autre. Les châtiments ne manquent pas : pendaison, décapitation, bûcher et autres exécutions magiques. Que mes homologues débordent d’imagination quand il s’agit de procéder à l’irréversible sentence !
D’autres rétorqueraient qu’une telle approche est hypocrite, coûteuse, voire atroce. Justice et vengeance sont deux notions distinctes, surtout lorsque le pouvoir détient le contrôle sur nos vies, fussent-elles répréhensibles. Ceux-là avancent donc qu’emprisonner à perpétuité constitue le meilleur compromis. Un innocent ne verra pas son existence s’écourter, tandis qu’un coupable ne fera plus souffrir qui que ce soit, tout en perdant à jamais sa précieuse liberté.
Une ultime pratique, certes minoritaire, revient à juger au cas par cas. Et si le fautif avait des circonstances atténuantes, peut-être qu’une réhabilitation est envisageable ?
Tous se fourvoient, parce qu’ils omettent un aspect crucial. Nos existences sont-elles quantifiables ? Si tel est le cas, d’après quel référentiel mesure-t-on la bonté ou la malévolence d’un individu ?
Une pléthore d’érudites et d’érudits s’est penchée sur la question depuis la nuit des temps. Je ne prétends pas mieux savoir qu’eux… juste que la pratique éclipse toujours la théorie. Or mon expérience a démontré que dérober les souvenirs d’une personne revient à lui forger une nouvelle identité.
Comment ces savants d’antan ont pu omettre cette possibilité ? Si simple, si élégante. L’indubitable preuve que nul n’est irrémissible et que nos vies ne sont pas gravées dans le fezura. Il suffit d’un éclat opalin, fulgurant avec virtuosité, pour que tout recommence. Jusqu’à présent, cette stratégie s’est montrée sans faille, nonobstant les inévitables réprobations.
Il reste maintenant à savoir quand elle se heurtera à ses limites. Toute règle a ses exceptions, après tout. Et il n’y a nul besoin de méditer longtemps là-dessus, quand le criminel en question n’est autre que Nasparian. Lui qui n’accorde aucun respect à la vie ne mérite qu’une forme de justice poétique, à la hauteur de son extrême dangerosité.
Aujourd’hui, ma philosophie va être mise à l’épreuve.
Aujourd’hui, débarrassé d’une menace imminente, le monde va pouvoir tourner sereinement.
*****
Personne ne sut combien de temps Nasparian et Vazelya se fixèrent. Comme s’ils communiquaient par télépathie, comme s’ils attendaient le moment propice avant de frapper.
Des colonnes de flux, longtemps enfouies dans les profondeurs, s’éveillèrent sur un vrombissement, se matérialisèrent sur un tournoiement. Une kyrielle de couleurs s’entremêlait, et cette lumière, d’apparence constante adoptait de nouvelles formes sitôt à proximité des mages.
Il régnait un semblant de quiétude au centre de la dévastation. Peu avant, sanglots et vociférations emplissaient un terrain souillé, où séchait le sang des meurtris. Toute voix s’était tue, désormais, et les survivants observaient les adversaires se jauger sur un silence presque cérémonial. Par-dessus l’épaisse frondaison, elle aussi dérobée de sa force constitutive, les rayons du soleil se raréfiaient. Ici l’enchantement purifiait les maux, fût-ce éphémère. Ici l’enchantement éclipsait la douleur, étincelait comme lors des temps anciens, se réverbérait jusqu’aux yeux inquisiteurs d’armées en décomposition.
Aussi artificielles s’avérassent les particules virevoltant autour d’eux, Vazelya et Nasparian les manipulait tels des détenteurs naturels. Ils s’étaient suspendus dans un long moment de plénitude, lors duquel ils oscillaient entre illusions et réalité. Lors duquel ils ne se quittèrent jamais du regard, pas même pour admirer ces flots ataviques converger vers eux.
Toute cette accumulation les galvanisa. Alors que les témoins retenaient leur souffle, que des sphères électrisées miroitaient jusqu’à leur rétine, Nasparian et Vazelya avaient patiemment rassemblé cet ubiquiste, intact afflux de puissance.
Deux sorts s’entrechoquèrent sur une assourdissante collision. Succéda une onde de choc qui renversa chaque arbre sur un rayon de plusieurs centaines de mètres. Seuls quelques mages, s’agençant en cercle, limitèrent les dégâts sur leurs alliés. Sauf que la plupart expirèrent juste après, leur égide se dissipant en un clin d’œil, une béante lacération déchirant leur orbe ou perçant leur armure.
Dans ce condensé de pouvoir ne prévalaient que deux individus. Deux êtres inébranlables, insensibles à cette vague. À peine avaient-ils vacillé, des éclairs cramoisis jaillissant de leurs iris, qu’ils canalisèrent de plus belle.
— Juste un échauffement, dit Vazelya en haussant les épaules. J’étais bien consciente que, contre un adversaire de ton calibre, déployer toutes mes forces sera requis.
— J’en frissonne d’avance, répondit Nasparian, un sourire germant au coin de son visage.
La mécène fronça les sourcils. Un craquement perturba l’écoulement de son flux.
— Crois-tu qu’il s’agit d’un jeu, meurtrier ? fulmina-t-elle.
— Qui dupes-tu encore, avec ta fausse vertu ? provoqua son ennemi. Toi et moi avons autant de sang sur les mains, la différence étant qu’au moins, j’assume les vies que j’ai prises.
Il n’en fallut pas davantage à Vazelya pour charger. Pour assaillir Nasparian d’un orbe aveuglant, destructeur condensé d’énergie. Sur une véloce impulsion, elle appliqua le sort, qui impacta un sombre vortex. Des filaments s’entrecroisèrent, compressèrent l’air, déchirèrent l’environnement.
— Fuyez ! s’époumona Sharialle. Nous serons tous emportés si nous restons sur leur chemin !
À l’avertissement s’ensuivirent des secousses. Partout des fissures lézardèrent le sol, encouragèrent les belligérants à détaler au plus vite, à suivre la générale dans une illusion d’abri. Plusieurs malheureux chutèrent dans les failles et rejoignirent leurs camarades déjà trépassés, engloutis par l’opacité.
— Non ! hurla Vazelya. Je t’interdis de…
— Admets la réalité, répliqua Nasparian. Ici, la responsabilité est partagée.
D’un poing gorgé de magie, scintillant d’une teinte ambrée, la mage éjecta son opposant par-delà leur champ de bataille. Un sillage s’élargit entre les gouffres, tout comme les traits de Vazelya se distendirent de turpitude. Quelques malchanceux, tranchés en deux, gisaient sur sa propre création. Même Muznarie avait frôlé la mort de justesse. Elles dévisagèrent la sauveuse en s’enfuyant, ébranlées, couvertes de sueur glacée.
Pour sa propre sauvegarde, Vazelya ignora ces consciences annihilées, ces existences raccourcies. Elle fusa comme jamais elle n’avait fusé, déterminée à repousser Nasparian, loin, très loin, et à l’occire ensuite.
Derrière elle retentissait une infatigable clameur. Des gémissements promettant de la hanter si elle s’y focalisait trop. De même, à force de puiser autour d’elle, racines et ramures se ternissaient. Comment pouvait-elle admirer son œuvre si son flux s’avivait au détriment de son environnement ? Tant de questions la taraudaient, aussi se concentra-t-elle sur son adversaire. Persista à l’éjecter, pour que chaque impulsion l’adoucît. Continua de le repousser, afin que les voix se tussent pour de bon.
Devant elle apparut l’orée tant désirée. Des filets de lumière dorée, issus de la bénigne nitescence, caressaient sa peau, malgré l’assombrissement progressif de la voûte. Des orbes rougeâtres sur ses paumes, consolidées à mesure de son avancée, appuyaient sa charge dantesque. Elle disposait d’un bref moment pour attaquer, qu’elle saisit toute entière, rugissant sitôt à hauteur de Nasparian.
Lequel para avec aisance, déjà redressé, des rayons anthracites spiralant le long de ses bras.
— Tu vis dans un déni perpétuel, assena-t-il. N’as-tu toujours pas réalisé ? Où que tu ailles, personne n’est en sécurité.
Des ondes d’énergie rasèrent les derniers arbres à proximité. Jamais la sylve n’avait paru aussi vide. Bientôt elle se confondit avec une friche, où les sorts successifs la dérobaient de sa vie, de son identité. Grinçant des dents, extériorisant sa fureur, Vazelya s’opiniâtra. Nasparian accaparait son attention, inexpugnable force.
L’ouragan se développa à la frontière entre deux mondes.
Plus les nuages s’amoncelaient et plus le désespoir gagnait la mécène. Des grondements eurent beau bourdonner dans ses tympans, elle refusa de se laisser déstabiliser. Elle s’immobilisa à hauteur de son adversaire, inébranlable en dépit des assauts incessants. Égides, sphères et vagues se relayaient, intarissables.
Dans cette pluie de sorts n’étaient censés importer que deux mages. Pourtant, à mesure que le duel se poursuivait, de nouveaux cris percèrent les oreilles de Vazelya. Elle les éclipsa de prime abord, persuadée de détruire Nasparian d’une minute à l’autre. Mais à cette lutte prolongée, tout coup d’œil risquait d’affaisser un cœur déjà fort sollicité. Lorsque les brèches s’épaississaient alentour, quand la désolation grandissait le long du littoral, Vazelya réalisa. De la transpiration refroidit sa nuque, mais son flux neutralisait tout tressaillement.
— Aveuglée par ta frénésie, lança Nasparian, tu n’as pas songé aux répercussions de tes actes. Moi qui imaginais que tu avais sondé le terrain avant de revenir… Est-ce là ton plan si bien ourdi ?
— Tout est de ta faute ! brailla Vazelya. Tu savais que les troupes stationnées le long de la frontière interviendraient sitôt avisés de l’irruption des terekas !
— Et tu aurais dû le savoir aussi.
Une furie indicible peignit les traits de la mécène.
— Nous irons là où notre puissance n’impactera plus qui que ce soit, déclara-t-elle. Que tu le souhaites ou non.
Sur ces mots, elle plaqua ses mains l’une contre l’autre, d’où jaillit une intense éclat iridescent.
Le sort se diffusa si rapidement que Nasparian ne put l’enrayer. Tous deux se retrouvèrent alors transportés sur les terres émergées, entraînés vers leurs îles voisines, par-delà la frontière endommagée.
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