Lorsqu’il s’était assuré que ce produit miracle serait sans effets secondaires, Virgile avait décidé d’essayer le produit sur ses enfants. Un choix que plusieurs lui reprochaient encore à ce jour, d’être cruel et indigne. Troyd avait pris la décision pour ses frères d’accepter ce présent, car il voulait contribuer à la défense de la ville quand il serait adulte. Les jumeaux étaient alors adolescents et leur frère avait plus ou moins l’âge d’entrer à l’école pour la toute première fois.

Les effets avaient été immédiats. Artael avait obtenu la capacité de produire de la lumière malléable de ses mains. Pour Troyd, ça avait été le pouvoir de créer des vents violents au milieu de nulle part tandis que Nash avait été capable de manipuler tout objet à sa portée, ou plutôt leur élément et s’en servir comme il le souhaitait. Virgile avait compris rapidement qu’il s’agissait du pouvoir de manipulation élémentaire que seuls quelques créatures étaient en mesure de reproduire, sauf un être humain.

Nash avait démontré le plus de potentiel chez les trois frères, selon les observations de Virgile. Une flamme pouvait devenir une armure s’il se concentrait assez bien et une feuille de papier pouvait devenir aussi tranchante que la lame d’une épée et aussi longue qu’une lance.

Sous l’apprentissage de Randell, les frères Markios avaient appris rapidement à se servir de leurs pouvoirs. On avait découvert qu’Artael possédait aussi des pouvoirs de guérison au fil des années qui avaient suivi sa propre mutation et qu’il avait une régénération cellulaire plus rapide que la moyenne des mortels – un don que plusieurs soldats avaient envié, sur le terrain.

Du jour au lendemain, le caractère de Troyd était devenu impossible à contrôler. Son jumeau était incertain si c’était un effet secondaire du sérum à l’époque ou bien s’il s’était tout simplement rebellé comme la plupart des adolescents, hélas cette folie avait duré jusqu’à l’âge adulte. Le président n’avait pas eu l’air de s’en soucier. Nash de son côté avait été sage comme une image et n’avait apporté aucun problème à ses frères et son père adoptif.

Durant ces années d’expériences, Randell avait lancé son premier projet de golems et il s’était servi du sérum et de son propre ADN afin de créer le premier humain synthétique… une expérience qu’il avait regrettée assez vite.

Dans un incubateur gigantesque, il avait fait grandir une étrange créature qui avait pris la forme d’un être humain en l’espace de quelques jours. Au bout d’une semaine, l’étrange personnage avait presque détruit l’incubateur à force de grandir et de grossir. Il était devenu incontrôlable. Randell avait pris la décision de sortir le golem de son état de stase. Une fois réveillé, le colosse synthétique l’avait regardé bêtement. Il n’avait pas su parler, ni comment se tenir debout correctement. Il était une reproduction grossière de son créateur. Plus grand, plus large et surtout très gros. Il avait été empoté et maladroit, avait tout cassé sur son passage parce qu’il n’avait pas fait attention où il avait mis les pieds. Les vêtements qu’on lui avait proposés étaient soit trop petits ou trop étroits pour sa carrure, donc le scientifique l’avait temporairement forcé à porter des soutanes qu’il avait empruntées à l’église.

Randell avait désiré en faire son serviteur, mais avait rapidement perdu patience pour ensuite l’abandonner dans une ruelle de la ville. Gabriel, tel qu’on l’appellerait par la suite, fut retrouvé par Artael et Nash alors qu’ils jouaient dans les rues. Le pauvre golem était assis près de la benne à ordure et pleurait comme un gros bébé qu’on avait délaissé sur un banc de parc. Les Markios avaient décidé d’en faire leur protégé. Le golem, qui n’avait connu personne d’autre que les scientifiques et son père adoptif, s’était réjoui d’avoir de nouveaux amis, mais il ne pouvait pas parler à l’époque et ne savait pas comment se comporter normalement. Nash avait promis à son père qu’il allait l’aider à devenir un citoyen modèle, au grand dam de Randell qui ne pouvait pas croire qu’on allait leur permettre de garder cet animal. Le scientifique avait même souhaité sa mort, à quelques reprises.

Virgile ne s’était pas opposé à l’idée de garder le golem. Cependant, Artael avait rejoint le Conseil et avait fait adopter une loi qui interdirait aux scientifiques de créer de nouvelles formes de vies intelligentes comme Gabriel, sans le consentement du président et de l’église. Ils devraient avoir les deux autorisations, sans quoi Randell ne pourrait plus travailler sur ces marionnettes étranges.

Puis Artael avait annoncé un jour, au président, qu’il allait bientôt être père à son tour, car il avait rencontré une jolie demoiselle dont il était tombé amoureux et tous deux avaient déjà consumé leur amour, sans même être mariés. D’après ses dires, ils attendaient sûrement des jumeaux ou des triplés.

Cette nouvelle avait mis le palais sens dessus dessous, sachant que l’un des fils de Virgile allait bientôt être père et qu’il n’avait pas encore atteint l’âge adulte. Troyd était devenu jaloux de son frère et n’avait même plus osé lui adresser la parole par la suite. Le président s’était dit que la brute derrière ce jeune homme n’avait besoin que d’un peu d’affection pour être heureux, donc il s’était contenté d’ignorer les hostilités entre son jumeau et lui.

D’ailleurs, Virgile avait développé discrètement des liens particuliers avec Troyd et en en avait fait l’un de ses gardes du corps personnel. Quelque temps plus tard, il l’avait nommé capitaine de la Première Brigade qui était sans chef depuis au moins quelques mois ; l’autre avait démissionné pour aller passer du temps avec sa famille au nord de la province. Cela avait fait l’affaire de son fils.

À l’accouchement de Diana, la mère des petits, celle-ci était morte après la naissance du quatrième enfant, Flint. Celui-ci était le plus faible des quatre enfants, d’après les archives médicales de Baldt. Gabriel avait décidé de se charger de sa croissance et avait veillé à ce que dernier ait suffisamment à boire. Il s’assurait aussi qu’il puisse dormir en paix durant les premières semaines. Dès le premier jour, le golem avait développé un sentiment protecteur envers les enfants, surtout envers Flint dont il ne se séparait jamais. Il était devenu sans s’en rendre compte, le garde du corps et domestique des enfants et avec Nash, il avait appris à s’occuper de ces derniers tout en mûrissant chaque jour. Le président avait trouvé l’évolution du golem plus ou moins étrange. Il s’était rendu compte que celui-ci n’avait pas vieilli d’un brin depuis sa création et qu’il semblait quand même faire toutes les mêmes activités que les autres humains.

Virgile avait commencé à se faire vieux et à perdre tranquillement la raison. Désormais, il voyait des ennemis partout et participait rarement aux débats politiques. Malgré cela, le peuple de Baldt continuait à voter pour lui à chaque élection par favoritisme ou par manque de choix, alors qu’il se lassait peu à peu du métier. Ce qu’il ignorait, toutefois, c’était qu’il n’était plus qu’un vulgaire pantin aux yeux des nouveaux membres du Conseil qui prenaient pratiquement toutes les décisions à sa place. Il avait été réduit à cet état et c’était à peine s’il avait assez de neurones pour dire quoi que ce soit de cohérent lorsque venait le moment pour lui de prendre une décision importante. À vrai dire, il voulait prendre sa retraite et aller passer le reste de ses jours dans une petite maison tranquille… Il se fichait de tous les problèmes des autres, à cet âge. Il avait assez travaillé et avait mérité son repos tant désiré.

Ses derniers jours approchaient à grands pas, il avait soixante-dix-sept ans et il avait de plus en plus de difficulté à assister à ces stupides réunions du Conseil. Les membres de son gouvernement trouvaient encore le moyen de venir le perturber au beau milieu de la soirée afin de lui annoncer qu’une mutinerie arriverait bientôt depuis l’extérieur de la capitale.

Certains informateurs avaient entendu Artael conclure une alliance avec le chef des rebelles et qu’il ralliait en ce moment même des troupes à travers la cité pour mener un combat corsé contre l’armée. À force d’avoir perdu le contrôle sur sa république, celle qu’il avait tant aimé, le pauvre vieil homme se leva au beau milieu de la session du Conseil et tomba raide mort près de sa chaise, d’un arrêt cardiaque.

Cette nouvelle n’arrêta pas les gens à l’extérieur du palais présidentiel durant les heures qui suivirent. Une milice composée de gens qu’on avait recruté dans plusieurs coins de la république luttait contre les fidèles du président et du Conseil afin de se frayer un chemin jusqu’au palais. À leur tête, le chef des rebelles combattait férocement contre quelques membres de la Première Brigade, y compris Troyd Markios, qui s’était fait un plaisir de massacrer les rebelles.

Quelques membres du Conseil avaient manqué à l’appel de cette session ; ceux et celles qui étaient présents comprirent qu’ils avaient été trahis. Ils décidèrent de se rendre, ils n’étaient pas en mesure de lutter contre ces barbares ! Les gardes qui protégeaient les portes de la salle du Conseil n’allaient pas tenir longtemps avec le golem Gabriel qui fonçait déjà dans leur direction.

Cet événement passa donc à l’histoire : un jour dont les gens se souviendraient pour les années et les siècles à suivre comme celui où le régime du Conseil avait été renversé. Le corps du président compta parmi l’une des quelques victimes de cet incident et cela avait été causé par une attaque de cœur. On avait aussitôt nommé Artael comme chef de nation par intérim et fait enfermer ceux et celles qui résistaient déjà à son affectation. Le nouveau chef d’État avait même tenté de faire emprisonner Troyd, mais le général de l’armée avait disparu au milieu du champ de bataille, en compagnie de Randell et de quelques-uns de leurs alliés.

Ainsi se terminait le règne de Virgile Matthias Knox, deuxième du nom. Jamais les gens n’auraient compris tous les sombres secrets qu’il emportait avec lui dans sa tombe… tous, sauf quelques-unes de ses anciennes connaissances. Bientôt, Baldt connaîtrait une nouvelle ère de prospérité. Il était temps pour son âme de quitter ces terres et de ne plus jamais y revenir.