109.1 - La journaliste et le strip-teaseur

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Diana Kingston quitta le bureau de Maple Leaf’s Gazette, très tard, ce soir-là. Elle était souvent la dernière employée à retourner à la maison, car elle se portait volontaire afin de verrouiller les portes ou rendre certains travaux de son équipe. La plupart des employés trouvaient que leur patronne abusait de sa confiance et craignaient pour sa santé mentale. Même si elle semblait plutôt jeune, les traits de son visage affichaient quelques rides lorsqu’elle plissait son front.

Ces derniers jours, Diana n’avait pas cessé de se poser la question :

Qui est Arthur Sage et pourquoi a-t-il tenté de communiquer avec moi ?

Elle avait effacé son courriel, mais avait rapidement regretté son choix, car ce n’était pas la première fois qu’il tentait de correspondre.

Alors qu’elle entra à l’intérieur de sa petite voiture bleu azur qui avait déjà une décennie à son actif, la journaliste se laissa choir par-dessus la roue de son klaxon et soupira. Bientôt, il lui faudrait changer de voiture, celle-là serait bonne que pour être mise à la ferraille. Elle ne roulait pas sur l’or, mais c’était mieux que rien.

Ce nom me dit pourtant quelque chose, médita celle-ci. Minute… ne serait-ce pas le type avec qui j’ai couché, quand j’avais à peine vingt ans ?

Elle se souvint d’une soirée de fête chez une amie. Elle avait bu et dansé avec un beau blond aux longs cheveux. Il l’avait séduite avec son sourire charmeur, puis elle l’avait invité dans une chambre où ils s’étaient embrassés. Elle avait désiré plus que ça, donc s’était déboutonnée la chemise et celle du jeune homme. Pendant quelques minutes, ils s’étaient enlacés et leurs corps s’étaient mêlés au rythme endiablé de la musique qui avait résonné à travers les murs de cette chambre. Lorsqu’ils eurent terminé, ils s’étaient endormis l’un contre l’autre. Le lendemain, la jeune femme était partie alors que tout le monde était couché, sans même dire au revoir à son coup d’un soir.

Quelques semaines plus tard, elle était tombée malade et avait pris un test de grossesse. Elle avait réalisé qu’elle était enceinte ; ce que la dame trouvait ironique à ce jour, puisque cette dernière avait commencé à prendre la pilule contraceptive quatre ans avant cet incident.

Diana avait décidé de ne pas se faire avorter. Elle ne désirait pas tuer les enfants qui avaient grandi en elle. Elle comptait les garder au départ, mais avait réalisé qu’on ne pouvait pas élever quatre enfants seul, sans emploi. Pour cette raison, la jeune femme avait décidé d’abandonner ses bébés à travers le système d’adoption. Ils avaient mérité mieux qu’une mère qui ne pouvait même pas les nourrir.

Suite à son accouchement, celle-ci avait constaté qu’elle avait commis une grave erreur en les donnant à de purs étrangers. Toutefois, ce qui avait été fait, était fait. Elle avait donc continué ses études en journalisme et avait fini par obtenir son diplôme. Voilà plus de dix ans qu’elle travaillait pour la même compagnie.

Se pourrait-il que ce soit vraiment lui ? spécula la blonde, alors qu’elle mit en marche le moteur de son véhicule. Si c’est le cas, pourquoi a-t-il pris tant d’années pour me contacter ? Essaie-t-il de me soudoyer pour de l’argent ?

Elle bailla, fatiguée. Il était presque minuit et la pauvre Diana avait grandement besoin d’une sieste bien méritée. Sa patronne lui avait donné une journée de congé, pour les prochaines vingt-quatre heures. Elle pouvait donc se reposer après avoir travaillé durant cette fin de semaine chargée. Il avait fait chaud toute la journée, son uniforme commençait à lui coller à la peau tellement ils avaient tous sués.

Ses yeux se fermèrent un moment, elle se souvint que sa collègue de travail lui avait envoyé un texte qu’elle avait lu en ligne. C’était un certain roman digital écrit par un citoyen de la ville. Cette dernière souhaitait qu’on contacte le jeune homme pour le passer en entrevue. Il faisait sensation avec son histoire et souhaitait le rencontrer.

Puisque Diana était l’assistante de Mme Sawyer, cette dernière organisait la plupart des rencontres importantes de ses employés. La collègue en question désirait cette exclusivité, plus que tout. Elle était jeune et était en stage avec eux. Elle apprenait vite. La journaliste n’avait pas fait attention à son nom, puisque cette dernière était toute nouvelle.

Voyons voir un peu de quoi il s’agit… se dit l’assistante qui ouvrit son téléphone portable. Qui est ce mystérieux Teddie Sage, qu’elle veut tant rencontrer… ?

Elle ouvrit le document qu’on lui avait envoyé. Au premier regard, tout cela avait l’air d’un simple délire de jeune adulte qui ne pouvait pas se faire publier. Mais il avait quand même au-dessus de quatre-cent-soixante-et-un chapitres de six minutes, en moyenne. Elle vit sur la table des matières qu’il avait séparé le tout en trois volumes.

Typique de tous les amateurs du genre, une trilogie… soupira celle-ci.

Diana ouvrit le premier chapitre et dès les premières lignes, elle avait une sensation de déjà-vu qui lui parcourait l’esprit.

Un couple gay ? se dit-elle. Ah, je vois… l’un est grand et bedonnant et l’autre est petit et maigrichon… C’est atypique… Flint et Gabriel, hmm ? Étrange… ça me dit vaguement quelque chose… Pourquoi est-ce si familier ?

Un éclair lui traversa l’esprit, comme si elle venait de se réveiller d’un profond sommeil. Elle sursauta dans sa voiture et réalisa qu’elle se trouvait ailleurs que chez son véritable chez soi. Athéna avait repris possession de son corps.

— Oh merde ! Flint est dans cette dimension ! s’exclama-t-elle.

Elle fouilla alors dans les souvenirs de Diana Kingston et se souvint du courriel qu’elle avait reçu l’autre jour. Quinzième appartement de Baldt Street. Elle savait où se trouvait cet endroit pour être passé devant la rue à tous les jours depuis les dix dernières années, depuis qu’elle était coincée ici… ou du moins, dans cette simulation. Car elle avait conscience que tout ceci n’était pas réel.

Faites qu’ils soient réveillés, songea celle qui se croisa les doigts.

Elle se dirigea sur la route avec son véhicule et pria pour que son fils soit bel et bien ce jeune homme. Sinon, cet auteur n’aurait pas écrit cette histoire pour rien !

— Tu as fait une excellente performance, Charlie ! dit une jeune femme de l’autre côté d’un rideau, alors qu’un grand homme musclé et poilu traversait à une salle remplie de boudoirs et divers costumes sexy.

— Merci beaucoup, Tina, fit celui-ci en lui faisant des baisers dans le vide, de chaque côté.

— Un billet de cent dollars ? Wow… ils sont généreux, tes fans. Mais ça ne te dérange pas d’avoir autant d’hommes qui viennent te voir ?

— Hommes… femmes… quelle différence ? Du moment que ça les amuse…

— Dis plutôt que tu adores les beaux mecs qui te tournent autour, pas vrai ?

Elle lui pointa son torse et lui fit un petit clin d’œil. Il rougit. Charlie Tabris n’en parlait à personne, mais il avait toujours préféré les hommes. Il travaillait comme strip-teaseur, dans un bar gay où plusieurs hommes et femmes hétéros avaient aussi le droit de venir se rincer l’œil, à tous les soirs.

Grand, et doté d’une silhouette divine, une agente de casting l’avait vite remarqué et engagé pour devenir l’une de ses stars. Il avait deux cicatrices visibles là où se trouveraient normalement des seins, ainsi que de belles hanches. Le fait qu’il soit un homme trans n’avait pas dérangé son employeuse quand elle l’avait embauché. Son corps particulier était rapidement devenu populaire dans ce cartier queer. La femme qui se tenait près de lui, c’était Tina Rockwell, réalisatrice de films érotiques, pornographiques et aussi propriétaire de bar de strip-tease pour personnes LGBTQ+.

La belle bête, tel qu’on le surnommait, avait accepté de tourner quelques films pornographiques, mais s’était vite épuisé. Il avait besoin d’un peu de douceur dans son existence. Sa vie sentimentale était un échec, mais au moins il était riche. Il n’avait toujours pas fait sa chirurgie de confirmation du genre, en bas de la ceinture et ne savait pas s’il le ferait un jour. Il désirait plus que tout fonder une famille…

— J’ai touché à un point sensible, n’est-ce pas ? demanda sa patronne.

— Non, non. C’est la fatigue… déclara l’homme au corps d’Adonis.

— Tu as assez travaillé pour ce soir. Que dirais-tu de retourner chez toi ?

L’homme trans esquissa un sourire. Il lui remit vingt pourcents de ses pourboires et s’approcha de la table où il avait laissé ses vêtements et ses affaires personnelles. En tout, il s’était ramassé près de mille dollars canadien, ce soir-là et comptait aller déposer le tout en banque, le jour suivant. Sa montre affichait trois heures du matin. Il avait besoin d’aller se coucher.

Il songeait sérieusement à quitter ce travail et peut-être aller suivre des cours à l’université, l’an prochain. Cependant, il avait peur qu’on le reconnaisse à cause de ses films pornographiques. Il avait déjà de la difficulté à sortir publiquement, sans se faire reconnaître comme l’un des go-go boys de ce bâtiment. S’il fallait que cela le suive dans une autre carrière, il ne se le pardonnerait jamais.

Une autre chose qu’il détestait de cet emploi : le fait d’être constamment sur une diète stricte afin de garder sa ligne. Il tuerait pour une bonne pointe de pizza. Au lieu de cela, il devait se contenter de tout ce que son agent lui recommandait. Il n’avait pas le droit de tricher. Au moindre signe de bourrelet, il serait renvoyé.

Ses yeux s’étaient baladés souvent sur les hommes pansus qui étaient venus l’encourager et lui mettre des billets dans ses slips. Il enviait ces derniers. Bien qu’il appréciât parfois ses abdominaux finement taillés, parfois l’ours féroce qui dormait en lui désirait s’empiffrer et devenir un homme bien gras. Tant pis s’il développait de nouveaux seins par la suite, il voulait devenir énorme…

L’autre soir, il avait couché avec un étranger qu’il avait rencontré sur un site de rencontres pour hommes gays. Ce dernier était aussi grand et baraqué que lui, mais avait une panse assez ronde pour que Charlie se mette à jouer avec cette dernière, à la grande surprise de son partenaire sexuel. Ils avaient fini par faire l’amour et ils ne se revirent plus par la suite. Le strip-teaseur repensa à cet individu et sentit les larmes monter le long de ses joues. Il détestait son apparence, détestait sa vie et souhaitait que quelqu’un, quelque part, comprendrait son besoin de changer d’existence. D’un autre côté, il aimait se faire de l’argent. Seulement… son bonheur avait pris le large.

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