Chapitre 1 : Gabin

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Une vie en sourdine, monotone, rythmée par des battements réguliers. Je les sens. Un cœur puissant, pas le mien, qui bat tout autour de moi. Une chaleur constante, épaisse, comme une couverture liquide.

La douceur d’une paroi qui me contient, souple, vibrante. Parfois, un contact furtif, plus chaud, plus insistant — une main ? — traverse ce cocon et me frôle à travers la frontière.

Il y a aussi les sons. Une voix. Grave. Profonde. Lointaine. Elle revient souvent, comme un refrain dont je ne saisis pas le sens, mais qui me rassure. Elle bourdonne en moi, plus qu’elle ne parle.

Tout est flou, mais stable. Et je m’y suis habitué.

Mais maintenant… quelque chose a changé.

Un frémissement nouveau me traverse. Mon cerveau vibre, comme s’il s’éveillait d’un long sommeil. Comme s’il était dopé, soudain mis sous tension.
C’est chaud. Fort. Trop rapide pour venir de moi seul.

Quelqu’un, quelque chose, me cherche.

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, mais cette brume ne se lève pas. Pourquoi suis-je ici ? Est-ce un rêve, ou quelque chose de plus grave : la réalité ?

Et cette voix… cette petite voix qui chante, et qui se rapproche.

Il y a… une autre présence.

Pas ici. Pas dans mon monde. Mais juste à côté. Quelque part. Dans un monde parallèle ?

Elle ne parle pas, pas vraiment. Elle pense. Et je l’entends. Je la sens. Douce. Curieuse. Rieuse.

Par moments, elle glisse contre moi comme un frisson mental, une vibration tendre et légère.

Elle me connaît ? En tout cas, c’est sûr : elle veut faire connaissance.

Elle est différente. Sa présence est plus fine, plus chantante que toutes celles que j’ai perçues jusqu’à présent.

Elle me traverse, me chatouille l’esprit. Et puis elle s’éloigne. Puis revient. Comme un jeu. Elle ne dit pas son nom. Mais elle est là. Proche.

Alors, un grand espoir m’envahit : je ne suis pas seul.

— Hello, il y a quelqu'un ?

Le silence persiste un instant, puis la voix douce perce à travers le voile de brume.

— Joyeux Anniversaire …, distille une voix cristalline.

Je plisse les yeux et tente de discerner une silhouette dans cet épais brouillard. Peu à peu, une fillette aux contours flous se dessine devant moi, comme si elle n’était pas tout à fait réelle. Je m’approche lentement, intrigué.

— Qui es-tu ? je lui demande doucement.

— Elaya, me répond-elle, c’est ce que me chantonne tous les jours ma mère.

Elle commence à entonner une comptine, des mots qui semblent venir de nulle part :

— « Joyeux Anniversaire, Elaya. Aujourd'hui, c'est le jour où tu es née, c'est le jour où tu as pointé le bout de ton nez ».

— Tu es sûre qu’elle t’aime pour te dire que tu es née alors que tu es toujours dans son ventre ? lui dis-je, jaloux de sa gaieté.

— Oui, répond-elle avec assurance. Car ma future maman n'est pas une maman comme les autres. Et moi, je ne suis pas un bébé comme les autres. Je n'ai pas bien compris la recette qu'ils ont retenue, mais je sais qu'elle m'aime beaucoup. Elle pense à moi tous les jours. Tu sais, ça me fait comme un petit frisson quand elle pense à moi. Et toi, ça te le fait aussi ?

Je me rembrunis car, pour ma part, je ne ressens rien de tel.

— Ma mère ne fredonne plus, soufflai-je dépité. Au début, elle était épanouie, elle chantait, elle me parlait. Et puis, du jour au lendemain, plus rien. Elle me fait la gueule ! Comme si j’avais disparu de son ventre.

Je ressens un étrange mélange de tristesse et d’incompréhension. J’en ai soupé d’entendre ces bruits glauques dont je préfère ne pas connaître l’origine : digestion, battement de cœur…Et dehors, juste le silence. Parfois la voix grave et rassurante de mon père.

— Ça fait cinq mois que je suis dans son ventre. Je pensais que ça aller bouger de plus en plus dehors, mais non. Plus de massage, pas d’échanges au bain. Elle ne chantonne même pas mon prénom… que papa a choisi : « Gabin ». Je n’en peux plus, je veux sortir !

Elaya me répond d’une voix douce, presque comme pour me consoler :

— Moi aussi, cela fait cinq mois. Ta maman, elle t'aime comme toutes les mamans, mais elle ne sait pas l'exprimer, c'est tout. Elle traverse peut-être quelque chose de difficile ? Et ton papa, il est-il gentil avec toi et avec tes frères et sœurs ?

Je réfléchis un instant avant de répondre.

— Papa est très gentil avec tout le monde. Il adore Gaby, ma grande sœur qui vient d'avoir un an. Et le soir quand on se retrouve tous près d’elle au coucher, il nous chante « Allo Papa Tango Charlie ». Mais Maman ne chante pas avec lui. Elle est éteinte, elle n’exprime rien, comme si elle ne ressentait rien. C'est triste d'être accueilli ainsi. Je ne pourrai jamais supporter cela pendant encore quatre mois. Je sens gros comme une maison que je vais être un « enfant du bloc » !

Elaya ressent mon désespoir et ma douleur profonde. Avec une curiosité teintée d’inquiétude, elle rebondit sur l’expression :

— Ah ? C’est quoi un enfant du bloc ?

Je soupire profondément :

— C’est quand tu n’arrives pas à sortir normalement …et que le chirurgien doit intervenir. Quand la maman ne pousse pas assez fort… Il paraît que c’est le signe qu’elle ne veut pas te libérer, parce qu’elle ne veut pas être mère. Enfin, c’est les psychologues qui le disent… Et vu comment elle a changé, comme si elle s'était refermée, je suis sûr que c’est ce qui va m’arriver.

Elaya reste dubitative un moment, comme si elle réfléchissait à ce que je venais de dire. Puis finalement, elle ne peut garder ses questions en elle :

— Pourquoi une maman voudrait garder son bébé en elle ? demande Elaya, incrédule.

Je soupire, sentant son mélange de frustration et d’incertitude. C'est dur à expliquer.

— C’est pas juste, c’est sûr, répondis-je après un moment de réflexion. C’est comme si elle t’empêchait de sortir, de vivre dehors… comme si tu faisais toujours partie d’elle.

Elaya hoche la tête, l’air perplexe.

— D’un autre côté, repris-je, dedans, t’es en sécurité. Y’a pas de bruit, pas de lumière qui fait mal aux yeux, pas de trucs qui te font peur. Peut-être que c’est plus facile pour la maman de te garder là où elle sait que rien ne peut t’arriver…

Elaya fait la moue.

— Mais nous, on n’est pas faits pour rester enfermés, dit-elle, comme si elle essayait de s’imaginer à ma place. C’est comme si t’étais coincé… Et le bébé, il a le droit de sortir.

Je hoche la tête, d’accord avec elle, même si c’est compliqué. Je ne peux pas comprendre pourquoi une maman voudrait garder son bébé, mais je sais que cela existe, dans certains cas. Pas de chance que ce soit tombé sur moi !

Je reste sceptique, mais il y a quelque chose dans l’écoute d’Elaya qui me réconforte. Comme si elle lisait dans mes pensées …

— Tu ne trouves pas bizarre que l’on puisse échanger entre nous alors que nous ne sommes même pas encore nés ? dit Elaya en me rendant mon sourire.

— C’est normal que tu poses cette question, tu es tellement absorbée par ton super environnement maternel que tu n’as pas fait attention à ce qu’il y avait autour. Alors que moi, j’ai eu tout loisir de comprendre ce qui se passe dans les limbes.

— Ah bon ? Et qu’est-ce que tu as compris ? me demande Elaya.

— Les arbres communiquent entre eux leurs craintes et leurs joies par tout un réseau de racines. Pour les hommes, c'est la même chose, lui expliquai-je. Le fœtus a cette faculté à un certain stade de son développement.

Intriguée, elle demande :

— Comme les racines des arbres, dis-tu ?

— Oui, les arbres utilisent leurs racines pour échanger des informations. On appelle ça le réseau mycorhizien, un système souterrain où les racines et les champignons se connectent pour partager des nutriments et des messages.

Je marque une pause, cherchant à expliquer ce phénomène en des termes simples :

— C’est un peu comme l’Internet des arbres. Pour nous, dans le ventre maternel, c’est un peu pareil. Les fœtus sont connectés entre eux, comme s’ils partageaient des émotions, des sensations, à travers un réseau invisible. Mais dès qu’on naît, on se coupe de ce lien, comme si on fermait une porte derrière nous et qu’on devenait chacun une île isolée.

Elaya fronce les sourcils, essayant d'imaginer ce réseau de bébés connectés entre eux, puis elle hoche doucement la tête, comme si ça commençait à faire sens.

— C’est triste. Pourquoi on perd ça ? Pourquoi va-t-on devoir se quitter ?

Je reste pensif un moment, ressentant une certaine tristesse à cette fin, et prend conscience qu’Elaya est mon seul lien bienveillant avec le monde et que j’allais le perdre à la naissance.

Elaya sourit dans l’obscurité brumeuse, et même si je ne peux pas voir ce sourire, je le sens. Elle poursuit comme un enfant qui vient de comprendre un rouage profond de la nature :

— Nous sommes ensemble, même dans cette brume. Et quand viendra notre jour J, quand la lumière percera enfin, nous aurons tout un monde à découvrir et nous oublierons tout. Encore quatre mois…

— Et si je sors un mois avant ? lui répondis-je. On ne peut pas savoir. Tout ce que je sais c’est que notre amitié a une date butoir.

Une étrange lueur apparaît dans ses yeux. Voyant son visage s’assombrir, je m’empresse de la réconforter :

— Hé ! Qu’est-ce que tu crois ? Tu ne vas pas te débarrasser de moi aussi facilement, on n’est qu’au début ! lançai-je avec un éclat dans la voix.

Son sourire s’élargit, et un frisson doux parcourt l’espace qui nous sépare, comme si quelque chose de plus profond était en train de naître entre nous.

— En tout cas, je suis ravie de t’avoir rencontré, me confie-t-elle d’une voix qui a retrouvé ses nuances joyeuses.

— Moi aussi. Nous sommes seuls au monde, murmurai-je doucement, essayant de capter son regard.

Elle hausse les épaules avec un sourire malicieux :

— Moi, je sens une autre présence, comme un ange protecteur qui veille sur moi. Un grand frère discret qui me protégerait à distance… Et toi, tu ne ressens rien ?

Je me concentre sur les bruits, les odeurs. Il y avait cette étrange sensation, comme un frisson qui naissait dans l’air, une connexion fragile, presque palpable. Je ne sais pas si c’est elle, ou si c’est quelque chose d’autre. Quelque chose qui flotte autour de nous, mais que je ne peux encore saisir.

Dans un souffle presque imperceptible, je murmure :

— Peut-être… Peut-être qu'il y a quelqu’un, quelque part, tout près de nous.

Un silence lourd s’installe. Et, soudain, un autre frisson parcourt l’air, plus froid cette fois. Une sensation de vide, de lointain, d'un rescapé d’un autre monde.

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