6 - Désirs croisés

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Huit mois ont passé.

Chloé

Un immeuble blanc de deux étages, long comme un serpent endormi, s’étire devant nous. Sur la façade, en lettres capitales, « Clinique Hygéia ». Juste en dessous, un slogan solennel : « Les Portes de la Vie ». Ces mots suffisent à raviver la boule logée dans mon ventre.

Je serre un peu trop fort la main de Jules, mon mari. De l’autre main, j’agrippe machinalement la brochure Top 10 des maternités de Franche-Comté.

— Tu ne pourrais pas décrocher un peu du boulot, me lance Jules. Juste une fois… Oublie les ratios sur les établissements de la région. Ce qui compte ici, ce sont les gens, pas les ratios.

Je force un sourire, loin d’être convaincue.

— On va rencontrer LA docteure Toutenu, la star des spécialistes en fertilité. Sa réputation dépasse largement la région, hein ! On peut donc lui faire confiance les yeux fermés, pas vrai Jules ?

Il sent ma nervosité monter en flèche et me reprend la main, doucement. Un geste simple, mais précieux.

Je suis à l’aube de mes quarante ans. Et ma vie de famille ? Un désert. Avec Jules, ça fait deux ans qu’on avance à contre-courant. Des tentatives, des traitements, des espoirs, des déceptions. Un cycle sans fin, usant, cruel.

La porte vitrée de la clinique glisse devant nous. Parvenons jusqu’aux consultations gynécologiques. La salle d’attente est filtrée : un sas pour accéder aux mains expertes des spécialistes de la fertilité. Notre destin semble suspendu à cette secrétaire médicale.

Mais le hasard nous joue un mauvais tour lorsqu’une qu'une femme nous coiffe au poteau. Son visage ne m’était pas inconnu : une blonde séduisante la quarantaine éclatante, pantalon slim et polo blanc, coupe de cheveux soignée et allure élégante. Je l’avais vue à la télé, une présentatrice du journal, peut-être. Le scintillement de ses bijoux contraste toutefois avec la tristesse qui émane de ses yeux. La secrétaire l’accueillit chaleureusement :

— Bonjour Madame Lheureux, … Si vous voulez bien me suivre jusqu’à la salle d’attente.

Tout en l’accompagnant, elle en profite pour lui déclarer avec un large sourire « Vous êtes encore mieux en vrai qu’à la télé, Marie-Charlotte ! ». Elle prend un ton plus neutre en revenant vers nous lorsqu’elle nous adresse enfin la parole.

— Vous êtes ?

Je perçus un changement d'attitude. La bienveillance réservée à la journaliste avait laissé place à une réception plus froide, comme si notre place dans la salle d'attente dépendait de notre notoriété. Jules, visiblement plus agacé que moi, lui rétorque :

— Je ne savais pas qu’il y avait des personnes prioritaires ici…Nous sommes Chloé et Jules Santéro…

Marie-Charlotte, en entendant la remarque de Jules, revient aussitôt vers nous avec un sourire désarmant.

— Oh, je suis vraiment désolée, je ne voulais pas vous passer devant.

Elle se tourne vers la secrétaire et lui dit d’un ton aimable mais ferme :

— Je crois qu’il y a eu une petite confusion. Ces personnes étaient là avant moi, Il n’y a aucune raison pour que je passe devant eux.

La secrétaire, un peu décontenancée, corrige rapidement la situation en s’excusant auprès de nous. La belle blonde, quant à elle, nous adresse un regard qui paraît sincère, accompagné d’un petit clin d’œil.

Installée, j’observe les patients avec un mélange de curiosité et d'inquiétude. À côté de Jules, une jeune femme pouponne un enfant de quelques mois anormalement agité. « Infirmité motrice cérébrale » surgit instantanément à mon esprit. Il attire les regards par ses mouvements désordonnés. Ses petits bras et jambes se tendent parfois de manière rigide, puis se relâchent soudainement, comme s'il manquait de contrôle. Il se tord légèrement, son petit corps en proie à des spasmes involontaires. Malgré les tentatives de sa mère pour l'apaiser, il semble incapable de trouver une position confortable.

Le visage de la jeune mère trahit une fatigue profonde, probablement due aux nuits sans sommeil et aux soins constants que nécessite son enfant. Pourtant, malgré cette fatigue, elle tient fièrement son bébé avec affection, même si ses gestes sont parfois un peu automatiques, comme si elle avait appris à gérer cette situation difficile avec une résignation forcée.

Son regard se pose sur les délicats bijoux de Marie-Charlotte. Il y a dans ce regard quelque chose de désespéré, comme une envie silencieuse d’une vie différente, plus facile, où les tracas du quotidien ne seraient pas exacerbés par la pauvreté. La présentatrice détourne les yeux rapidement après avoir lancé un regard gêné sur l’enfant.

De mon côté, une mère de mon âge au visage fin mais vide d’expression, est accompagnée de son conjoint et de leur petite fille.

La joie de vivre s’exprime à travers le rire de la fillette que le papa tient sur ses genoux. Comme une bulle d’oxygène qui remonte à la surface.

Des regards furtifs se croisent de tous côtés, des regards lourds de malaise, d’envie, voire de pitié mal dissimulée. Même Jules détourne les yeux de la jeune maman et de son enfant. Pourquoi faut-il que le handicap et la précarité nous mettent autant mal à l’aise ?

Ne supportant plus le climat pesant de la pièce, je replie la brochure de l'Agence Régionale de Santé que j’avais ouverte sans la lire, et la laisse mollement tomber au sol, son logo caractéristique bleu foncé et vert clair me rappelant trop à mes responsabilités à l’ARS....

Je me décide à briser la glace, attirée par la joie de vivre de cette fillette

— Bonjour ! Je m’appelle Chloé, et voici mon mari, Jules. Vous en avez une bien grande fillette, quel âge a-t-elle ?

— C’est notre fille adorée, Gaby. Elle a onze mois. Elle a hérité du visage de madone de sa maman et des dents de loup de son père ! répond-il assortissant ses propos d’une grosse voix et de grimaces à l’attention du petit chaperon rouge qu’il tient sur ses genoux, à l’affût de la moindre réaction. N’est-ce pas Olivia ?

— Félix, tu oublies notre aînée, répond sa femme d’un ton acide. Il est vrai qu’elle a quitté le nid depuis longtemps et que la petite dernière accapare toute notre attention, dit-elle pour atténuer un peu sa remontrance.

Olivia sort alors un biberon de son sac et le porte à bout de bras à la bouche de Gaby en disant :

— C’est l’heure de la tétée.

Étrange, tout de même. Cette mère anticipe les besoins de son bébé avec une précision presque mécanique. Elle lui tend le biberon avant qu’il ait eu le temps de réclamer quoi que ce soit, avant le moindre pleur, le moindre signe.

Certes, des besoins systématiquement comblés limitent les frustrations. Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que ces moments de « manque » sont essentiels : ils permettent à l’enfant de prendre conscience de son pouvoir d’agir, de s’exprimer, de déclencher une réponse. C’est le socle de son autonomie en devenir.

Et puis, ce moment qui devrait être un échange... Elle ne pose même pas les yeux sur sa fille. La petite boit, seule, pendant que sa mère poursuit sa conversation, le regard ailleurs. Une tétée, même au biberon, ne se donne pas à distance. C’est un instant de lien, pas un simple geste mécanique.

— C’est le papa qui est le plus gaga, ajoute-t-elle toujours sans regarder son bébé. Il s’occupe même de l’habiller. Ce matin, il lui a mis une tenue Petit Bateau assortie à sa propre salopette. Même motif, version mini.

— Chérie, je dois te ménager ! se défend doucement Félix, mal à l’aise. Tu as oublié que tu es peut-être à nouveau enceinte.

— Arrête ! Ne parle pas de malheur ! répond-elle d’une voix stridente. C’est sûrement la conséquence de tous les traitements de fertilité que j’ai eus. Mes cycles menstruels sont irréguliers et je ne parviens pas à retrouver mon poids, répond Olivia en s’empourprant. C’est sûr que toi, ça ne te touche pas…

La proximité entre le père et la fille est effectivement marquée. Par contre, la mère est à prendre avec des pincettes… Je plains le mari ! me dis-je.

La blonde platine laisse échapper un soupir et des paroles un peu trop fortes pour ne pas être entendues :

— De quoi elle se plaint, celle-là ! Moi, qui donnerais tout pour être enceinte !

Olivia reste littéralement sans voix. Mais la jeune mère accourt vivement à sa défense :

— Ah, vous n’allez pas nous faire pleurer, tout de même ? Moi je suis Léa et je vois les choses autrement. Dans la vie, on prend ce qui vient. Et si vous enviez nos situations, Madame, c’est simple, prenez ma place ! Vous voulez élever mon enfant ? Échangeons nos situations !

Ne pouvant soutenir le regard de Léa, les yeux de Marie-Charlotte Lheureux se reportent sur son smartphone sur lequel vient de s’afficher fort opportunément une notification.

Je suis surprise par le grand écart entre les histoires des uns et des autres. Entre bonheur, espoir et déception. L’extase de Félix, la joie de vivre de Gaby, la nervosité de ces mères ébranlées par les suites de leurs accouchements… Et moi, comment me situer ? Suis-je aussi frustrée que madame Lheureux ? Aussi courageuse que la jeune maman ? Cette jeune femme nous donne à tous une leçon de vie : la force d’y croire. A voir la vie si forte malgré ses aléas je sens au plus profond de moi-même l’espoir renaître. J’échange un regard attendri avec Jules. Léa se tourne alors vers moi, ayant sans doute perçu ma fragilité.

— Cela fait plaisir de voir un jeune couple simple. Et pour moi, c’est un compliment, s’empressa-t-elle d’ajouter. Vous attendez un heureux événement ?

— Pas vraiment. Nous avons fait le tour des spécialistes et des méthodes pour booster la fertilité, dis-je en regardant Jules avec un sourire désabusé. C’est un peu notre dernier espoir.

Dans ce lieu qui leur est désormais familier, les histoires de vie des unes et des autres, bien que singulières, témoignent toutes d’un espoir fragile mais toujours présent : la fierté viscéralement ancrée au plus profond de chaque femme d’être capable d’avoir un enfant et la force de l’aimer, quel qu’il soit.

La docteure Toutenu, telle une star, fait alors son entrée, interrompant la conversation avec une énergie contagieuse.

— Bonjour, Bonjour ! Mesdames…et Messieurs ! J’apprécie la présence masculine, c’est tellement rare de voir les papas et futurs papas venir en consultation. Je vous prie de m'excuser pour l'attente. Allez, Capitaine Olivia, Amiral Felix et leur moussaillonne Gaby, on embarque dans mon cabinet !

Le trio s'éloigne vers le secret du cabinet médical, laissant Jules subjugué par l’aura de cette maîtresse femme médecin.

Une fois la porte refermée, Marie-Charlotte se tourne vers moi.

— Vous ne trouvez pas ça un peu bizarre qu'elle s'occupe à la fois de femmes comme nous et comme elle, dit-elle en désignant, d’un signe du menton, la porte du cabinet médical.

Léa, brûlant d'indignation, s’insurge :

— Qu'est-ce qu'on a de si spécial ? Je suppose que je fais partie du lot ?

Marie-Charlotte, cherchant à réparer maladroitement le malentendu, s'embrouille dans ses explications.

— Ah non, n’allez pas vous imaginer… C’est juste qu’avec la dame qui est en consultation, vous avez des enfants tandis que nous … on a manifestement des difficultés pour en avoir.

Léa reste perplexe, ayant parfaitement compris le sens des propos de Marie-Charlotte. Je ne peux m’empêcher d’intervenir.

— Mesdames, je ne vois absolument pas quelle différence il y a entre nous. Nous avons toutes profondément ancré en nous l’espoir de ce miracle qu’est la maternité…

Les regards se tournent vers la porte du cabinet médical qui demeure close, laissant derrière elle un voile de mystère.

C’est alors que deux femmes, qui de par leur âge et leur ressemblance pouvaient être mère et fille, entrent avec énergie dans la salle d’attente. Je reste interloquée par ce que je ressens comme une intrusion, une violation de la fragile intimité qui s’était créée.

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