10 - Le moteur de l’injustice

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Jules

Je suis assis sur ce siège visiteur inconfortable, le cœur en suspension, pendant que Chloé subit l'examen gynécologique. Les paroles murmurées dans cette arrière pièce feutrée résonnent comme des échos lointains. Le temps semble s'étirer, interminable, alors que l'inquiétude m'étreint davantage à chaque instant.

J’entends la Dre Toutenu dire à ma femme : « Vous pouvez vous rhabiller, Chloé, si vous me permettez de vous appeler par votre prénom. Je suis vraiment désolée de vous dire que vous avez une malformation de l’utérus. C’est à cause de cela que vous avez fait cette fausse couche. »

La gynécologue regagne son bureau. Je profite que Chloé se rhabille pour engager la conversation, et mes questions fusent dans l'atmosphère lourde de la pièce.

— Quel traitement proposez-vous, docteure ?

— Malheureusement, dans le cas de votre compagne, il n’y en a pas.

— Je ne vais pas vous mentir, poursuit-elle. Je vois dans votre dossier que vous avez tous les deux subi tous les examens possibles et imaginables et fait le tour des spécialistes de la fertilité. Que vous ont-ils proposé eux-mêmes ?

— Ils en sont arrivés à la même conclusion que vous. C’est pour ça que nous sommes venus vous voir. On nous a dit que vous aviez des solutions à tout… Nous avons quelques économies… Nous sommes prêts à tout pour avoir un enfant.

L’urgence émotionnelle me rend vulnérable. Je le vois à l’expression de la gynécologue. Comme face à un joueur de poker maladroit, la Dre Toutenu adopte une expression neutre, à la limite de l’impassibilité. Je vois qu’elle évalue notre désir d’enfants avant de jeter sa main ou d’abattre sa carte. Si elle hésite, c’est qu’elle joue gros. Elle peut tout perdre : réputation, carrière.  Si elle nous la propose, c’est qu’elle est sensible à notre désir d’enfant. Alors, elle se tait, elle jauge. Les prochains échanges au retour de Chloé seront cruciaux. J’en suis là de ma réflexion quand Chloé émerge de la salle d’examen, en colère et révoltée.

— Alors, j’ai passé les épreuves classantes nationales avec succès et je ne vais pas arriver à avoir un enfant ? dit-elle furieuse.

La Dre Toutenu se met alors à nous fixer avec insistance, comme si elle s’attendait à une réaction particulière à la question qu’elle s’apprête à nous poser.

— J’ai cru comprendre que l’un de vous travaille à l’ARS ? Je me trompe ?

— Vous êtes observatrice, répond Chloé. Effectivement. Je suis médecin à l’ARS.

— En ce cas, je crains ne pouvoir vous proposer aucune solution conventionnelle.

— Mais alors, c’est qu’il y en a une ! objectai-je.

Je perçois une étincelle dans l’œil de Chloé, ce que je n’avais pas vu depuis longtemps et je l’encourage d’un signe à monter au front.

— Je suis avant tout médecin… intervient Chloé. Comme vous. Entre consœurs, vous pouvez m’en dire plus.

— Chloé, il n’y a aucune solution conventionnelle, vous-dis-je. Je ne voudrais pas vous mettre en porte-à-faux vis-à-vis de l’Agence Régionale de Santé qui est l’autorité sanitaire.

C’est à ce moment précis que j’ai senti un sentiment de révolte monter en moi. A la fois, une affreuse injustice et un immense espoir.

— C’est franchement injuste. Si ma femme était une patiente lambda, vous nous auriez proposé une solution. Mais parce qu’elle travaille à l’ARS, nous n’avons aucune perspective… (Je pris Chloé à partie en me tournant vers elle).

— Écoutez Sophie, renchérit Chloé. Si vous permettez que je vous appelle également par votre prénom, je voudrais que les choses soient bien claires entre nous. Je suis intègre et probe dans mes fonctions, mais je vous promets que rien de ce que vous me direz dans ce cabinet ne remontera à l’ARS. Considérez-moi comme une patiente, ni plus ni moins et qui plus est comme une consœur.

Alors que nous étions tous les deux pendus à ses lèvres, son attitude fermée laissant présager un refus, son téléphone se met à vibrer. En voyant le nom s’afficher à l’écran, elle décroche tout en esquissant un geste d’excuse.

— Rebonjour, Madame la directrice, dit-elle sans laisser le temps à son interlocutrice de parler. J’ai pris votre appel mais je suis en pleine consultation. Est-ce urgent ? Nous étions ensemble il y a quelques instants à peine…

Je n’ai pas entendu la réponse de la directrice, mais il est clair qu’elle avait contrarié la Dre Toutenu.

— Sauf votre respect, Madame la directrice, c’est moi le médecin et jusqu’à preuve du contraire, le diagnostic et le traitement des patients relèvent de la responsabilité exclusive du corps médical. Vous comprendrez que je ne puisse pas interrompre plus longtemps ma consultation médicale.

Et elle coupe la communication.

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