XVI – Le Jugement

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Tu as hurlé son nom, mais elle était déjà là, à t’attendre, à te guider.
Σαμβύκη aux flammes dansantes s’approche de toi et pose un regard navré sur ton corps émacié et cendré.

« Ai-je trop tardée ?

— Combien de fois l’Orbe d’Or a-t-elle tournée dans le ciel ?

— Trop. »

Tu lèves ta main charbon vers la maîtresse du monde.
Ô Soleil, pitié, patiente encore quelques menus instants…
Alors tu roules la dernière perle entre tes doigts arides, aux reflets d’airain.

Derrière les pics encouronnés de cette Lumière inaccessible, c’est un val habité par la Cité des Hommes.
De son centre s’échappe une lueur qui concurrence celle du Ciel. Mil tisons, mille braises, qu’hurlent les mourrants en communion.

« La tierce larme est tombée sur la Cité, et depuis, la folie a saisie ses habitants. C’est un magne courroux qui frappe en plein cœur. Il ne restera rien de cette ruine. »

Tu ne dis mot. Seulement habité par ta quête, ta conscience, ton courage ; tu braves le dévers, les remparts éburnés, les toits embrasés, tu cours devers le bourg.

Sa bronze porte, morte-brisée sur le sol calciné.

☾֍☽︎

Derrière les nuées noircies, c’est l’œil impassible qui te contemple marcher emmi débris, corps démis et l’ocre furie.
Ici, un enfant pleure sous une étreinte criblée ; là des hommes luttent ensemble, seuls contre tout ; de leurs yeux coulent des larmes d’une encre poisseuse, leurs mains rougies du crime.

Σαμβύκη augurait le vrai ; la raison, la passion, la commisération ; toutes sacrifiées par la vanité, la folie des hommes ombrageux.

Il est cependant une figure qui harangue, là, perchée sur sa colonne cassée. Les yeux un peu fous, ceux de l’aimant qui pleure aprés que le rêve se soit consumé, ou peut-être ceux d’un adulte qui n’a pas oublié d’être enfant ; il scrute les âmes errantes qui évitent les incendies, les appelle :

« Pitié ! Ayez merci ! Cessez de fuir, cessez d’occire ! Il faut faire taire l’incendie, que le Ciel se dévoile ! »

En vain.

Tu te rapproches de cet homme étrange, habillé d’un simple drap blanc, et d’épis noirs aux oreilles. La fatigue afflige tous les traits de son visage, et pourtant, tu ne peux que constater sa force irraisonnée.

Il finit par te remarquer :

« Inestimable voyageur ! Malgré l’accablement, vous avez l’éclat dans le regard, je le vois bien, nos deux cœurs parlent une langue commune ! Aidez-moi, s’il vous plaît, il faut que le Ciel se dégage !

— D’où je viens, la Myriade brille fort, je ne pensais pas que le météore pourrait occulter leurs lumières !

— Vous faites fausse route, maître étranger, le Ciel ici est voilé depuis déjà des ères et des ères. Il a pleuré cette larme de pierre pour demander aux Hommes de cesser de le blesser, de l’ignorer ! Mais ils sont sourds ! Pire encore, ils sont indignes de rejoindre nos Mères dans le Berceau ; tous parjurés qu’ils sont !

— J’ai entendu les étoiles ; leurs lamentations, les récits de leurs perditions, leurs désirs d’en finir avec la Déréliction !

— Alors peut-être n’es-tu pas encore consummé par l’Ὕβρις qui conforte les Hommes à la souffrance ? Peut-être peux-tu encore promettre et jurer sans trahir ? »

Ces derniers mots plongent en toi avec l’espoir du damné, dans ses yeux brillent la foi.
Mais tu te retiens d’abord de répondre, aprés tout, tu as lutté le cœur pur, mais tu n’es pas sûr d’en être sorti indemne.
Il attrape alors d’une paume délicate tes mains noircies, et les embrasse.

« Je suis Ζωροάστρην, je veux tout savoir de toi, et je te dirai tout ce que je sais !

— L’on m’a nommé Εἰςβυσσόν, et je ne suis malheureusement qu’un profane, né il y a peu sous la Lumière du Soleil. Je ne sais rien.

— Détrompe-toi. Car tu as vu le Sublime. Dis-moi, sens-tu brûler en toi une flamme que rien étouffe ? »

C’est là une question qui t’interpelle, qui lève un voile. Là, au creux de tes entrailles, tu prends conscience de braises voraces qui grignottent ton cœur, elles réclament le dehors, ne demandent qu’à sortir ! Mais dés lors, tes yeux se perdent sur cet incendie qu’est devenue la Cité, et ta gorge se serre d’une froide étreinte. Tu as peur. Est-ce là ce qui attend celui qui libère sans sagesse ni conscience ? Et derrières tes os, il bat plus fort, plus dur, grattant de son feu incommensurable la frêle barrière que tu fais de ton corps.

Ζωροάστρην te sourit, tend la main et vous tire en avant.

« Il ne faut pas vous attarder ici, vous devez traverser, quitter cet endroit malheureux ; je vais vous guider.

— Alas, nous sommes venus jusqu’ici pour le météore, et je ne peux quitter la Cité sans accomplir mon devoir.

— Ainsi nous irons. »

Alors vous serpentez. Vous vous faufilez entre décombres et charbons, tu n’arrives pas à fermer les yeux devant les tableaux macabres qui vous assaillent : ci et là, c’est la Souffrance consacrée déesse, et le vivant s’est fait icône de son canon. Tu vois les corps déformés par l’âge, l’effort et la maladie ; ces même corps qui se sont entre-déchirés sous les coups de l’ivresse ; tu vois les sanglots teintés de rouge, les regards dérobés de leur vouloir, et les lèvres ballantes d’avoir trop criées. Tu sens les émanations du vice, des pires désirs, tu les sais pénétrer en toi, alors même que tes poumons s’étouffent du peu d’air pur qu’ils quêtent. Et tes mains, tes pieds, s’enduisent de toutes les couleurs qu’ont a donner les corps malmenés. En fait, la Cité n’accepte aucun refus, aucune limite ; elle viole les nobles pudeurs, le moindre de tes sens, ne laissant qu’un flottement âcre saisir tes pensées et souvenances.
Tu crois comprendre les mots de ton guide, et saisir alors les effluves de l’Ὕβρις.

C’est à une croisée calcinée que vous vous arrêtez, exténués, ton corps rompu demande repos. Le sol s’est ici éventré, ne laissant qu’un isthme comme chemin. Un fil cerné par la mort.
Ζωροάστρην se fige, incertain de la marche à suivre.

« Hier encore, je pouvais traverser sans craindre la mort. Aujourd’hui la gouffre m’appelle. »

C’est ton amie renarde qui fait le premier pas, s’esquivant de l’autre côté sans que le pont ne cède ni ne pleure la moindre esquille. Encouragé par sa démonstration, tu marches sur ses traces, faisant de ton mieux pour ignorer les grondements omineux des graviers qui dégringolent dans la crevasse. Alors Ζωροάστρην s’élance à son tour d’un pas lourd et peu assuré, et sitôt arrivé à mi-chemin que le pont sinua, siffla et ...

νῆμανῆμανῆμανῆμανῆ ϟ μανῆμανῆμανῆμανῆμα

Tu t’es jeté par dessus bord, seulement retenu par les crocs d’une Σαμβύκη prise au dépourvue ; et dans tes mains, un bras meurtri par la morsure d'un tison du passé. Tu fermes les yeux et tire de toutes tes forces, remontant le pauvre homme jusqu’à ce qu’il puisse poser cette seule main droite sur la corniche, quérir la quiétude d’une terre bien ferme.

Aprés un instant à reprendre son souffle, et se remettre de sa chute, ton guide constate le regard insistant que tu lui portes.
Il expose alors piteusement, pudiquement, son rudiment de bras.

« C’est un souvenir. " Γνῶθι τεάς ἁμαρτίας " m’a-t-on dit. De quoi ne jamais oublier. »

Ses yeux percent en toi comme la pluie froide d’une averse amère, il cherche en toi les traces d’une affre inexpiable. En vain ; tu as souffert, et tu brûles ; mais tu n’as pas encore fauté. Sa voix éteinte se fait de nouveau écho :

« Le Feu. Il est Sublime. Et dans son ombre croit l’Ὕβρις. Celui qui est aveuglé par la Flamme ne sent que trop tard la morsure de cet excés, l’honte qui nous dévore pour avoir été en inconscience.
Je ne lis pas encore en toi la culpabilité, alors apprends de la bouche du vieux pécheur. J’ai brûlé de dilection, au point de perdre de vue vœux et promesses ; égoïste, j’ai nourri le Feu, j’ai oublié son essence et son Τέλος. Et lors les Étoiles se sont détournées, voilées par la fumée âcre qui suintait de mon cœur. »

Il s’arrête étranglé par le souvenir. Tu tends une main, hésites, et finis par l’embrasser d’un aveugle pardon.

« Et pourquoi lors cette meurtrissure ?

— L’Honte d’avoir trahi et la Peur que cela puisse recommencer. J’ai repris conscience et je ne voulais pas que l’excés resurgisse, alors j’ai tranché cette main infame, grise de cendre. J’ai espéré que cela soit un sacrifice suffisant, que l’affliction morale disparaisse dans la souffrance physique… Mais c’est là qu’elle s’est imposée à moi. La Faute Irréparable. Lorsque l’acte a gravé dans la mémoire d’autrui, il devient alors irrémédiable aux tentatives égoïstes et désespérées. Mais comprenez moi bien, Εἰςβυσσόν, comment pourrais-je demander pardon aux Étoiles, si cela ne nait que d’un désir d’éteindre la douleur ? Ce n’est là que l’ombre délétère de l’Ὕβρις. Alors il me faut obtenir pardon aux travers de mes actes. »

C’est pour cela qu’il lutte avec les mots, qu’il veut corriger la rancœur des Hommes, et dégager le ciel. Ce n’est pas un sermon, c’est une supplique pleine de contrition.
Ainsi le repos s’achève, et Ζωροάστρην se lève ; vous n’êtes plus trés loin de ton but, il t’assure avoir vu tomber la pierre sur un de ces hauts frontons qui couronnent la Cité.
Mais vous n’avez pas étés les seuls témoin de ce spectacle, et arrivés à l’angle d’une ruine se jetant sur une avenue éventrée, Σαμβύκη grogne un avertissement :

« Sang et plomb. »

Tu jettes un regard sur l’artère. Il y a là un homme aux yeux caves, aux mâchoires exhibant des dents rougies, et portant sur ses épaules un lourd linceul qui te rappelle ton propre haillon ; tout d’un cadavre en devenir qui vascille là, prés du charnier qui crépite.
Un cliquetis. Un raclement. Et tu retiens un souffle.

« Avancez calmement. En doux petits agneaux. »

Vous vous retournez pour faire face à un visage ombrageux. Arme en main, il vous exhorte, et vous vous soumettez.
À bonne distance des murs effondrés, l’hère que tu avais observé plus tôt s’approche claudiquant, suppliant presque le mauvais coup qu’il reçoit. Le soudard lui ordonne de vous fouiller, tout ce qui a de la valeur doit finir dans ses poches.
Tu es le premier que ses mains sales viennent toucher. Elles fouillent, mais tu n’oses pas bouger, le regard assassin t’incitant à garder silence.
Mais c’est alors que la chétive créature exulte.

« Monsieur ! Monseigneur ! Regardez ! »

Entre ses doigts infames, elle roule, cette perle ; ton fardel.
Et tu te jettes sur le voleur, lui arraches cette dernière bille née de ton voyage dans la Mer ! Son maître t’attrape par le bras, et te frappe d’un coup dans le ventre que tu ne rendras pas ; à genoux, il s’empare de ton trésor, et te saisit le cou. Tu voudrais résister, mais tu as déjà tant donné ; et dans cette fournaise, tu brûles impuissant.

« Ce n’est pas bien de résister. Il va falloir sévir. »

Un sourire malsain se dessine, la même machoire pleine de dents rouges ; et dans ses yeux injectés, tu décèles les silences d’une humanité décédée. Il pose sous ton cou son outil de mort, et les miasmes de la ville t’agressent, le bucher exalte ses airs de charnier, c’est une fosses où reposent les restes d’une orgie de violence et de souffrance.
Bientôt tu les rejoindras.

Mais alors que l’idée d’une agonie se faisait attendre, tu sens la pression se relâcher, et le charognard s’effondrer dans une injure.

« Fuyez, aussi vite que vous le pouvez ! »

Ζωροάστρην est face à toi, un carcan rougie en main ; et dans ses yeux, tu lis une sincérité sans secret : Il a peur.
À ses pieds déjà l’ennemi se relève et il te pointe de son bras meurtri le bout de la rue. Tu inspires enfin, récupères ta perle et détales, Σαμβύκη sur tes talons.
Ton guide s’est alors élancé sur le suppôt ; mais c’est un combat que tu sais perdu d’avance.

A l’instant où vous vous enfoncez dans les venelles, tu entends un grand fracas, et le cri des hommes cesser.

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Vous avez couru. Couru sans vous arrêter, sans vous retourner. Sans savoir combien de temps, mais toujours avez vous suivis le panache de fumée.

C’est de là-bas qu’elle s’enfuit, un temple au toit entaillé qui vous invite à traverser ses murs décorés de faïances noircies, des symboles que tu ne connais pas, mais tu crois discerner des icônes à la grandeur des Hommes ; leurs excés, et la Chute qui guette dans son ombre.
Vous arpentez la nef de ce temple ruinée, emblème de la Cité à la dérive, bientôt dévorée par un océan de flammes. Et entre décombres rutilants, et trésors aux valeurs brisées, le tierce météore t’attend ; siégeant là sur l’autel de la Doctrine, de la Dispute.

À sa base, une forme voilée t’escompte, te scrute, et t’incite à la rejoindre d’un signe délicat.

« Enfin. Te voilà au terme, mon enfant. »

Entends-tu les suppliques de ton amie ? La rumeur du ciel ?

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