L'océan du souvenir

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Il avait 8 ans. Il observait son château de sable aux reflets bleutés avec fierté, en narguant les vagues. Ces masses d'eau, comme les pattes blanches d'un fauve, s'échouaient sur les rivages, en les laissant combler les traces de ses pas. Ça l'amusait. Il riait en bombant son torse vers le ciel turquoise. C'était la première fois que ses grands-parents l'emmenaient à la mer. Il s'en souviendrait jusqu'à sa mort. Pourtant, ses espiègles gloussements taris, il chercha autour de lui. Il était seul. On l'avait abandonné. La peur lui comprimait les poumons. Il se retourna vers le continent. Une dune floue s'étendait à l'horizon. Il plissa les yeux, chercha en courant son papy et sa mamie. Il les appelait, asphyxié par le désespoir avec comme seule réponse le vent, son sifflement vide. Au loin, il reconnut finalement la silhouette d'une femme. Etait-ce sa mère ? Elle l'appelait depuis un rocher. Elle pleurait en le regardant. Tant de douceur s'exprimait à travers son regard embué. Quelle fabuleuse jeune femme. Il ne percevait que des détails de sa beauté, comme la sourire qu'on devinait. La joie que son visage pourrait porter s'il n'était accablé par un terrible poids. Sa mine se crispait régulièrement sous les sanglots. En se rapprochant, il tomba dans le puits de son oeil triste. Dans sa pupille, il voyait une ligne, un signal qui battait au même rythme que son coeur, qui apparaissait et disparaissait par acoup.

Un coeur de massepain trônait sur un gâteau de mariage. Il le coupait à présent. Probablement avait-il été invité au mariage d'un ami. Une main l'aidait à appuyer sur le biscuit. C'était celle d'une femme. Il connaissait ce sourire, il venait de le rêver il y a un instant. Il réintégrait sa mémoire. Son nœud-papillon était parfait et son bleu roi s'accordait parfaitement avec son gilet. Elle lui tendit une main délicate, ils entrèrent ensemble sur la piste de danse, se mirent à danser. Comme s'il s'agissait de la première fois, alors que c'était la dernière fois. La salle était sublime, les tables rondes tourbillonnaient dans la pièce sous leurs belles nappes blanches, leurs serviettes admirablement pliées. Tout était parfait. Il aurait aimé avoir un mariage comme celui-ci. Tout le monde l'observait. Ils le félicitaient, mais il ne comprenait pas pourquoi. Plus étrange, pourquoi y avait-il ce lit au milieu de la pièce ? Pourquoi, ce vieillard en blouse d'hôpital le regardait de son air absent. Il scrutait de manière absurde, comme un miroir qu'on ne regarde pas. C'est important pourtant d'observer son reflet.

Le chauffard n'avait pas regardé dans son rétroviseur ce jour-là. Cet inconscient était ivre. Il n'y avait pas de place sur la piste de dépassement. Une onde de choc terrible avait suivie. C'était absurde. Il aurait pu leur éviter cela. Elle, couchée sur le goudron devant le tunnel. Elle, demandant dans un dernier soupir qu'il s'occupe seul de leur fille. Lui, la main devant la bouche, ses larmes ruisselant sur ses joues avait accepté. Elle ne bougeait presque plus. Il détourna le regard. Il ne pouvait pas tenir debout. Il n'y arriverait plus, il était vieux. C'était la réalité qui le happait enfin. Il voyait ce sourire qu'il cherchait dans les limbes de son passé, c'était celui de sa fille. Qu'elle était belle :

- Papa ? Je suis là.

Il entendait la femme, sûr d'elle, qui réprimait ses hoquets de chagrin. C'est pour elle qu'il trouva la force surhumaine de parler, de la rassurer.

- Tout va bien, ma chérie.

Il devinait l'espoir qu'il venait de susciter chez sa fille. Il n'avait pas prononcé le moindre mot depuis une semaine. Les époques se mélangeaient dans sa tête. Sa mémoire s'était vidé, des bouts manquaient. Pour combler son cerveau essayait de construire avec les morceaux qu'il trouvait, ce patchwork d'évènements ne tenait pas et s'effilait pour disparaître. Alors qu'il avançait sa main tremblante dans sa direction, il ferma les yeux un instant. Il avait pris la direction du lac, là où il avait aimé cette jeune femme pour la première fois, une adolescente. Il l'avait emmené. Cherchée dans sa maison de vacances, alors que ses parents ne le savaient pas. Ces parents étaient riches, elle se donnait un air de petite bourgeoise.

- Janine,vient ! L'appela-t-il.

Elle ne venait pas. Mais elle hurla pourtant depuis le balcon :

- Je suis ta fille, tu ne me reconnais pas ?

Un homme s'avança vers elle, il portait une longue blouse de professeur :

- Il est perdu dans ses souvenirs madame, je suis désolé, il n'en a plus pour longtemps.

- C'est toi qui est perdu, lui lança-t-il, fou de rage.

Pourquoi ne la laissait-il pas descendre sur la plage. Ils étaient libres, d'aller où ils voulaient.

Cette femme ne lui accordait aucun répit, elle ne le laissait jamais en paix. Si il voulait rester dans son canapé et regarder le poste de télévision, il avait le droit. Même si ça n'avait plus aucun sens pour lui, même si il n'arrivait pas à s'accrocher à un bout de séquence. Chaque matin, elle le transportait, le lavait. Une étrangère le touchait, une femme qu'il ne connaissait pas. Comme c'était humiliant, irrespectueux.

Elle pouvait venir le voir. Quand il se retourna pour aller seul rejoindre l'océan, celui-ci ne bougeait plus. Il formait une longue ligne verdâtre. Il n'entendait plus son va-et-vient rassurant. Sa houle était figée dans la glace. Il ne s'entendait plus, il n'entendait plus. Il ne voyait que la barque qui l'amenait sur ce fleuve, dans la nuit où le jour ne se lèverait plus jamais.

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