La vie d’après
Nous étions assis face à face, séparés par une longue table en bois blanc. Je dessinais un papillon pour tuer mon temps, Solal recopiait les vers d’un poème pour nourrir le sien.
Depuis un bon moment déjà, des questions se bousculaient dans ma tête ; elles bourdonnaient tel un essaim de guêpes privées de nectar. Mon camarade et moi n’avions encore jamais abordé le sujet qui me préoccupait, mais mon instinct m’assurait qu’il était possible d’en débattre avec lui.
Sans m’encombrer de préambule, je me lançai.
« Solal, tu crois qu’il y a une vie après ?
— Je ne crois pas, Sarah, j’en suis sûr.
— Ah… Mais comment tu peux en être si certain, tu as des preuves, des témoignages ?
— Rien de tout ça, évidemment, mais j’ai des convictions. Tout ce que nous vivons ici nous prépare à la vie d’après.
— Ce que tu avances se base sur ta foi, rien de plus ?
— Ma foi et mon espérance, oui.
— Moi, je crois que nous sommes tous ici de passage et qu’après il n’y a rien, ou éventuellement un autre monde aussi dénué d’intérêt que le nôtre.
— Eh bien, quelle vision négative et pessimiste tu as ! Tu me fais peur, Sarah.
— Aucun pessimisme ici, juste le fruit de mes réflexions et constatations. Tu vois bien à quoi se résume notre vie, et pour en arriver où finalement ? Quelle est notre véritable mission sur Terre ? Une autre existence n’aurait aucun sens si nous y entrons avec pour seuls bagages ce que jour après jour nous emmagasinons dans celle-ci. »
Ce n’était pas de la peur que je décelais dans ses yeux, tout à coup, mais plutôt de la méfiance. Remettre en question ses certitudes bien ancrées semblait déclencher en lui crainte et suspicion.
« J’ai lu des tas de bouquins sur le sujet et je te conseille vivement d’en faire autant, ajouta Solal en me fixant. Ces livres nous expliquent que nous accomplissons une première étape, notre première vie, appelée : existence initiatique. La seconde phase, c’est-à-dire la vie d’après, correspondrait à la révélation, dite aussi : période de réalisation. Pour synthétiser, on pourrait dire qu’ici nous nous construisons, nous bâtissons les fondations, et là-bas, forts de nos connaissances et de nos expériences, on se consacrerait aux finitions pour atteindre le plein épanouissement.
— Tu sais parfaitement que la lecture de ces livres est obligatoire, il est donc impossible que je ne les ai pas déjà lus. D’ailleurs, qui sont ceux qui les ont écrits et sur quoi se fondent-ils pour avancer ces théories, car ce ne sont que des théories, n’est-ce pas ? En tout cas, je constate que tu parles de la vie d’après au conditionnel, mon cher Solal. » ai-je ajouté l’air mutin, ce qui sembla le contrarier.
Mon ami se leva, se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit afin d’apporter un peu d’air frais à la pièce, puis se pencha pour observer un instant les personnes qui plus bas s’agitaient.
« Impossible ! Il est impossible que tout ce que nous avons accompli jusque-là n’aboutisse pas à quelque chose de plus concret et de mieux pour chacun de nous, lança-t-il agacé.
— Je dis que tout cela relève du romanesque, ce ne sont que de jolies histoires, des berceuses conçues pour nous endormir, comme celles qu’on nous forçait à écouter, enfants. On nous vend du rêve. Tu viens de regarder tous ceux qui se trouvent là, dehors ; rien que de bons petits soldats incapables de se révolter, toi et moi compris. Nous faisons ce qu’on nous dit de faire, on se comporte comme on nous le demande. Nous suivons les règles, obéissons aux ordres. Qui de nous se sent capable de définir la liberté sans s’aider d’un dictionnaire ? Tels que nous sommes formatés, je vois mal comment un monde meilleur pourrait exister, ailleurs. La même situation et le même conditionnement des esprits sont très probablement transposés de cette vie à l’autre, éventuelle ; peut-être même en pire, qui sait !
— Écoute, Sarah, tu as tes croyances, j’ai les miennes, je ne cherche pas à te convaincre, alors n’essaye pas de m’embrouiller ou de me conduire sur des chemins tordus, voire dangereux. Tu penses qu’après ce ne sera pas mieux, moi je crois le contraire. On arrête là cette discussion et on reste bons amis. »
Solal ferma son recueil en soupirant, rangea ses affaires dans son sac, ouvrit la porte et disparut dans le couloir où ses pas résonnèrent quelques brèves secondes.
J’ai respecté sa volonté, je ne l’ai plus jamais importuné. Cependant, ce jour-là, mon discours a contrarié ses convictions, mais pour conserver sa sérénité, il a choisi de continuer d’espérer.
Il y a dix ans de cela, déjà.
Durant quelques minutes, tous les matins et chaque après-midi, je vois Solal et les autres dans la cour principale. Nos regards se croisent souvent. Je sais que, comme moi, il a fini par comprendre la vérité. Jamais nous ne serons libérés du Centre de Recherches et d’Études Humaines dans lequel nous sommes tous enfermés depuis notre naissance.

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