XIX
Il fallait se lever de bonne heure pour voir tous les malheurs du monde. Une petite brise, seule et virevoltante. Et les premiers promeneurs de chiens, parfois aveugles, munis de leur bête haletante. L’odeur du pain, suffocante dans la couche amère qui nous couvre, hommes affamés du matin. Avec ces premiers estomacs gargouillant de faim. Les premières pupilles qui se libèrent du carcan de la paupière. Les religieux qui se pressent d’aller remercier leur Dieu à coups de prières matinales, pour les avoir fait lever un jour de plus, en bonne santé, je l’espère. Les premiers volets qui s’ouvrent, et ces élans de fraîcheur qui viennent claquer les portes. Avec ces dames criant, du bas des escaliers, sur leurs enfants : vite, l’école va fermer. Il est un matin si beau d’hiver que j’aime, et ces gens maladroits et anxieux que j’aime aussi. J’espère que moi aussi, j’irai chercher mon pain et que ma femme me criera dessus parce que c’était à mon tour d’ouvrir les volets, de réveiller les paupières des gosses et, enfin, tel un bon père, de les déposer à l’école. Je veux qu’elle rie plus qu’elle ne me gronde, et que nos enfants rient plus qu’ils ne pleurent. Que l’odeur du pain nous couvre autant que l’amertume citadine. Et là, peut-être qu’entre deux tartines de beurre, je ferai une grimace aux gamins. Ils éclateront de rire dès le matin, et ma femme fera : chut, les voisins. Je répondrai : les voisins n’ont qu’à se lever de bonne heure, rien que pour voir le soleil se lever. Mon amoureuse à la bague dorée me dira que pour cela, il faudrait toquer chez nous. Et c’est là que toute la magie s’opérera. Qu’en déposant, tout souriant, les enfants à l’école, je comprendrai que c’est parce qu’en réalité, l’aube, c’est elle. C’est elle qui, chaque matin, saura faire de moi un homme heureux dans la foule.
Que demain s’empresse, à l’heure où je suis seul.
Parce que j’ai envie de soupirer une dernière fois, de ruminer une dernière, de simplement vivre heureux une première fois. Elle me tapotera l’épaule ce grand jour où nous nous enlacerons pour ne former qu’un couple. Nos familles seront heureuses de faire perdurer leur descendance. Il y aura ces enfants qui riront et courront partout. Je m’abaisserai pour en embrasser quelques-uns, et les petites filles habillées en rose me jetteront des fleurs sous les applaudissements de la foule. On me dira de regarder le photographe, mais je ne regarderai qu’elle. Bordel, c’est pour la vie. Bordel, si elle a dit oui, c’est qu’on m’aime. J’irai alors, pour elle, ranger toute l’odiosité qu’on pourrait croire des jeunes hommes, car elle ne mériterait pas de vivre comme les autres. On se murmurera des secrets comme des gamins. J’arracherai les fleurs de la mairie pour les lui donner et le maire sera furieux. Puis j’espère qu’il rira lui aussi, vu combien on aura payé. À la nuit tombante, on sera simplement assis, face aux convives, les mains l’une dans l’autre, et on se dira qu’il ne faudrait pas qu’hier nous jalouse si aujourd’hui et demain nous sourions un peu plus que d’habitude.

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