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Le jour qui suivit, il se regarda dans le miroir sur pied placé juste à côté du petit bureau jouxtant la porte de sa chambre. Dans celle-ci, le désordre était, on pouvait le dire, conséquent. Entre ses vêtements qui traînaient par terre, ses balles de baseball et ses affaires de classe, il y avait un sacré bazar. Tout cet amoncellement aurait pu être vendu pour une coquette somme, même à un vide-grenier.

Les pourtours de son orbite gauche avaient gonflé et étaient maintenant d'une couleur violacée qui faisait peur à voir. Ces deux gros lourdeaux n'y étaient pas allé de main morte. Ils ne s'étaient pas contentés de lui faire boire la tasse, ils avaient aussi eu l'amabilité de lui refaire le portrait. Au collège, plusieurs personnes lui avaient demandé ce qui lui était arrivé, mais il ne dit mot par peur des représailles. Directement en rentrant chez lui, il avait apposé un torchon rempli de quelques glaçons pour endormir la douleur et éviter le gonflement.

Il avait mangé avec Rosie en regardant les dessins animés qu'elle souhaitait regarder. Elle avait toujours le dernier mot à ce sujet. Et Axel ne pouvait résister au petit minois au nez en trompette de sa soeur. Des princesses, des licornes et de la poussière de fée, un programme passionant. Ils avaient été servis à dix-neuf heures par Adèle, leur baby-sitter. Axel se serait bien passé d'en avoir une, il considérait être assez grand et mature pour s'occuper de sa petite soeur seul lorsque ses parents n'étaient pas là. Mais ceux-ci étaient bien loin d'être du même avis. Ce soir là, ils rentreraient aux alentours de vingt-deux heures. Rosie dormirait déjà et aurait droit à un baiser sur le front, et Axel, quand la porte de son antre s'ouvrirait, ferait semblant de dormir. La routine.

Il avait maintes fois entendu ses géniteurs se disputer. C'était un miracle qu'ils soient encore ensemble. Etonnamment, ils se reprochaient mutuellement la même chose. A savoir que chacun travaillait trop et qu'ils devaient lever le pied. Or, aucun ne le faisait. Toujours plus vite, toujours plus, plus, plus. Jack et Emily pensaient surtout à leur confort matériel et aux moyens de grimper les échelons dans leur société respective pour arriver au sommet. Axel le savait, sa soeur et lui n'auraient pas dû naître, il en était persuadé.

La seule véritable personne à s'être occupée de lui comme un parent résidait dans la personne de Joe. Lui qui avait toujours le sourire au coin des lèvres, lui dont le regard était perdu vers l'horizon, en direction de quelque contrée perdue dans sa mémoire.

Axel se souvint des moments passés avec lui. Rosie, plus jeune, ne l'avait pas vraiment connu. Du plus loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours eu une relation privilégiée avec son grand-père. Les parents le déposaient souvent chez lui lors des vacances scolaires ou quand ils étaient invités à des réceptions ou autres événements. Axel avait alors vécu les plus beaux moments de son existence. Il aidait Joe à traire ses chèvres, à nettoyer la grange ou à s'occuper des chevaux. Se salir ne lui faisait pas peur, bien au contraire.

Il se rappela l'odeur que dégageait son grand-père. Une odeur brute, que certains auraient appelé rustique. Le vieil homme portait presque chaque jour une chemise à carreau qu'il laissait pendre dessus son vieux jean. A l'extérieur de la ferme, il ne se déplaçait jamais sans ses bottes en caoutchouc. Les cheveux blancs en bataille et la barbe mal rasée, ses yeux étaient toujours rieurs, ce qui accentuait ses pattes d'oie, incrustées dans sa peau telles des cicatrices.

Un jour, alors qu'ils curaient tous deux les sabots des chevaux à la robe opale, le vieil homme s'exprima en ces termes : "Axel, il faut toujours être doux avec les chevaux. Il faut l'être avec chaque animal vivant sur cette terre". L'adolescent débutait dans les soins animaliers et n'était pas vraiment à son aise.
Le vieil homme continua, alors qu'il le fixait droit dans les yeux. Il avait ce regard perçant en permanence. C'est comme s'il avait voulu que ses paroles aient un impact sur son petit fils, comme s'il pesait le poids de chaque phrase, de chaque mot qu'il prononçait. "Un jour, je ne serai plus de ce monde, Axel. Et alors ce sera à toi de reprendre le flambeau, de finir ce que j'ai commencé".

— Ce que tu as commencé ? questionna Axel.

— Oui, ce que j'ai commencé. Joe le fixait toujours. Axel comprit alors qu'il parlait de sa ferme mais demanda.

— Et maman, dans tout ça ?

— Ta mère n'est malheureusement pas faite pour ces choses là.

Il avait dit cela avec une légère déception dans sa voix fatiguée. Axel l'était aussi, lui qui aurait aimé plus de cohésion familiale. Mais une part de lui était tout de même heureuse que Joe l'ait choisit comme une sorte de successeur.

En regardant dans la glace, qui lui renvoyait l'image d'un oeil boursouflé, Axel se souvenait de ces paroles. Il en était convaincu, il serait lui aussi fermier.

Emily avait reçu un coup de fil le samedi aux alentours de midi. Axel et Rose étaient tous deux dans le salon, regardant une émission de gags où les gens tombent en faisant je ne sais quelle acrobatie, ou des vidéos de chats et de chiens aux comportements étranges mais non moins drôles. Ils riaient de bon coeur tout en sirotant chacun un verre de limonade.

Maman, debout contre le mur, le combiné du téléphone greffé à l'oreille, répondait de manière pressée, comme si elle souhaitait terminer la conversation au plus vite. "Oui. Ok. D'accord. Et ça va prendre combien de temps ? Vous en avez estimé la valeur ? Ok, je note. J'irai faire un tour la semaine prochaine". On aurait dit, en bonne working woman qu'elle était, qu'elle n'avait pas bougé de son bureau. La seule différence tenait à ce qu'elle était debout et qu'elle portait un pull bleu à col roullé ainsi qu'un vieux jean. Ses cheveux blonds étaient détachés et tombaient en un carré long.

Lorsqu'elle raccrocha, elle passa devant la porte du grand salon qui était restée ouverte. Axel, qui avait tendu l'oreille lors de la conversation, s'empressa de demander : "C'était qui ?

— Un monsieur m'a appelé pour les affaires de grand-père, répondit-elle.

— Les affaires de grand-père ?

— Oui, le mobilier, ce genre de choses. L'estimation de la valeur de la maison. Elle avait dit ça comme si elle citait à voix haute sa liste de courses. Axel comprit très vite ce qui allait se passer.

— Tu veux dire que tu veux vendre les affaires de papy Joe ? Et la maison aussi ? Le ton de sa voix laissait transparaître un léger énervement.

— C'est possible, mon grand. Tu sais, papa et moi avons décidé que c'était sûrement le mieux à faire. Et puis il y a tous ces animaux là-bas, nous n'avons pas le temps de nous en occuper. La maison est vieille et nous n'en ferons rien. Se rendant compte qu'elle en disait trop, elle ajouta : je n'ai pas à me justifier.

— Moi je peux le faire ! Je peux m'occuper des chevaux et des autres animaux ! Axel s'empourprait. Ne vend pas la maison, s'il-te-plaît ! Un flot de souvenirs lui revenaient en mémoire. Les étés passés chez Joe, les histoires qu'il lui racontait au coin de la cheminée en pierre... Sa mère ne pouvait pas penser sérieusement à vendre la maison. Axel se demandait où était passé son coeur.

— Cela ne te regarde pas, Axel. Tu n'as pas l'âge de participer à ce genre de décision". Elle fit volte-face puis s'en alla en direction des escaliers, signe qu'elle mettait un point final à l'échange.

A cet instant précis, le jeune homme détestait sa mère. Non pas comme tout adolescent en pleine crise déteste un jour ses parents. Là, il la détestait vraiment. C'est cette même personne qui pleurait à l'enterrement de son propre père qui allait vendre la maison dans laquelle elle avait grandi. Elle enterrait le passé avec lui.

Les jours qui suivirent, Axel quémanda auprès de sa mère de l'accompagner dans la vieille ferme familiale, comme un sans-abri quémande une pauvre petite pièce cuivrée auprès des passants. Elle ne voulait pas qu'il soit dans ses pattes alors qu'elle était en plein rendez-vous. Un rendez-vous "très sérieux", comme elle disait. Ils s'étaient encore un peu disputés, mais sa mère avait finalement cédé. Le mercredi, donc, il l'accompagna.

La maison de Joe, toute de bois vêtue, respirait l'histoire. De larges colonnes en bois annonçaient l'entrée et soutenaient l'étage du dessus. Elle ressemblait un peu à l'une de ces maisons coloniales que l'on voit dans les centre-villes, exceptée qu'elle avait l'air beaucoup plus campagnarde. Le bois de la façade était peint en blanc. Un blanc qui avait jauni et qui s'était craquelé avec le temps. Celui-ci avait eu un effet, pour sûr, mais elle était encore debout, les pieds bien enfoncés dans le sol. Bien que la réception ait eu lieu chez son grand-père, Axel fut tout de suite frappé par ses souvenirs lorsque sa mère gara la voiture devant le porche. Papy Joe adorait s'asseoir sur la balançelle aux coussins confortables qui était solidement fixée aux lames de sa terrasse. Un homme était posté devant la porte d'entrée. Lorsqu'il vit Emily, il lui fit un sourire bref et un petit geste de la main en guise de bonjour. L'homme était habillé d'un complet noir assez chic. Il tenait contre lui un porte-bloc. Probablement un commissaire-priseur ou quelque chose dans le genre, se dit Axel.

Tandis que sa mère et l'homme s'affairaient tous deux à discuter tout en entrant, Axel les suivait. Sa mère agita le menton comme pour dire "laisse nous discuter entre adultes, va faire mumuse un peu plus loin". Axel la prit au mot.

Triste, ça oui il l'était. Lors de la réception faisant suite à l'enterrement, les meubles étaient encore là, servant à quelque chose, ayant une certaine présence dans la demeure de Joe. Désormais, ils étaient recouverts de draps blancs. La maison n'était plus qu'un fantôme. Elle avait perdu son âme d'autrefois. Il monta par le grand escalier en chêne à la rampe sculptée. Joe l'avait fait lui-même. Il avait gravé dans le bois des feuilles d'arbres de toutes sortes. Axel avait souvent fantasmé dans son enfance en regardant ces ornements. Cela lui faisait penser à des milliers de mondes dans lesquels il aurait pu vivre, des mondes aux feuilles d'un vert profond et pur. Au rez-de-chaussée, les meubles étaient tous en bois massif et, bien qu'anciens, ils avaient conservé tout leur charme. L'étage, muni d'un long couloir, restait dans la pénombre. Le décalage entre le bas et le haut de la maison était flagrant. Alors que le bas était baigné de lumière grâce aux grandes fenêtres situées dans le salon et la cuisine, le haut était comme endormi, laissé dans l'obscurité. Les portes des chambres et de la salle de bain étaient toutes fermées, et on pouvait seulement voir la lumière du soleil qui pénétrait sous les seuils. Axel décida d'ouvrir toutes les portes afin d'en propager toute la clarté.

La chambre de Joe sentait encore son odeur. Un mélange de musc et de ce que sentent habituellement les hommes travaillant de leurs mains. Un lit deux places trônait contre le mur du fond. Sur la petite table de chevet qui jouxtait la tête de lit, du côté où le vieil homme dormait, un cadre photo était posé en biais. On pouvait y aperçevoir une femme d'une trentaine d'années riant à pleines dents. Elle avait l'air si heureux. Cet air qu'ont probablement les femmes amoureuses, pensa Axel. Ses yeux étaient ceux d'une femme en plein fou rire, et dirigés vers la personne qui avait pris la photo. Papy Joe. Grand-mère Nina et lui étaient inséparables. Les murs étaient recouverts d'une tapisserie à fleurs quelque peu passée, et dont les coins se décollaient par endroits. Axel ouvrit l'armoire à deux portes qui faisait face au lit. Des vestes étaient pendues à des cintres, avec quelques vieux jeans posés sur des étagères. Axel, mû par l'émotion, sentit les larmes monter, tandis qu'il prenait l'une des vestes pour l'enfiler. Au moins trois fois trop grande pour lui, il ressemblait à un épouvantail, ou à quelqu'un ayant subi un régime draconien.

Il resta là, à replier puis à essayer les habits de son grand-père. Ils étaient comme une présence, comme s'il était encore de ce monde. Ayant enfilé presque toute une pile de pulls-over, qu'il avait délicatement posés sur le lit, tel un trésor, il saisit le dernier. Quelque chose glissa en dessous et se retrouva par terre. Axel se baissa pour le ramasser. C'était un morceau de papier blanc rectangulaire où était inscrit 1981, Ferme Sullivan. Il le retourna et vit que c'était une photo en noir et blanc. Même si la couleur existait déjà à cette époque là, cela lui donnait vingt ans de plus. On pouvait y distinguer plusieurs personnes. Nina était en train de rire, entourée de vieux amis du couple. Ils avaient tous une tasse, probablement un irish coffee bien chargé, comme l'aimait Joe. Axel put reconnaître le salon. Le vieux canapé, la cheminée à l'arrière-plan, les étagères où étaient posées quelques babioles. Joe, lui, était assis dans son fauteuil favori. Il riait de bon coeur.

Une petite boule de poils était confortablement installée sur les genoux de Joe. Axel n'avait jamais été au courant de l'existence d'un quelconque animal de compagnie à la ferme. Les personnes sur la photographie étaient en pleine discussion, mais l'animal, lui, était le seul à regarder fixement l'objectif. Avec stupeur, Axel aperçut un détail troublant. Le chat, dont la fourrure était noire, avait une petite tâche blanche en forme de losange tout en haut de la poitrine.

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