Cela faisait dix longues années qu'ils s'étaient rencontrés, dans une cour de récré. Elle était gentille, discrète et mal dans sa peau lors de leur première rencontre. Lui, commençait tout juste à entrer dans la puberté. Lors de cette rencontre, lorsque leurs regards se croisèrent, il était évident que cela ne présageait rien de bon.

Pour elle, cela lui fit l'effet d'une bombe, voire même d'un feu d'artifice qui explosait à l'intérieur d'elle. Ce n'est pas à ce moment là qu'elle comprit qu'elle venait de tomber éperdument amoureuse de lui. A l'époque, elle était loin de s'imaginer où tout cela allait la mener. Elle avait toujours été une élève sérieuse. Une fille droite, responsable, honnête.

Pour lui ce n'était qu'une fille. Une fille spéciale, ceci dit. Elle avait un quelque chose qu'il ne savait pas expliquer. Ce petit quelque chose ne cessait de lui torturer l'esprit, tard dans la nuit. Cela lui prenait la tête, à tel point qu'il commença du plus fort qu'il pouvait à la détester.

Pendant leurs années collège et lycée, ils passaient leurs temps à alterner entre être amis et se faire la gueule. A se bloquer sur les réseaux sociaux, se débloquer. Personne ne savait réellement à quels jeux ils jouaient, tout les deux. Ce qui était certain pour tous ceux qui les observaient était qu'ils s'aimaient.

Chez elle, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure : non seulement ça se voyait, mais elle en parlait. Elle en parlait peut-être beaucoup trop. Ce qui avait tendance à le faire fuir. Quant à lui, il n'en parlait pas, il évitait même le sujet. Mais son regard, son regard le trahissait.

Pour quelqu'un d'observateur, il suffisait de voir comment il prenait soin d'elle à distance. Comment il traitait ses petites-amies en sa présence. Dès qu'elle était dans les parages, il repoussait sa bien aimée. Et ce n'était ni la première, ni la dernière fois qu'il faisait ça.

Personne ne comprenait. Et personne ne chercha à en savoir plus. Cela ne les regardait pas, c'était à lui d'agir et de faire ce qu'il fallait.

Puis, les années passèrent, ils s'étaient quittés après le lycée. Ils n'étaient pas amis sur les réseaux sociaux. Ils ne se parlaient plus. Ils avaient perdu le contact, enfin elle avait arrêté de faire des efforts. Car dans l'histoire, elle s'était déménée de toutes ses forces pour faire durer cette fragile et intangible relation.

Au final, elle l'observait de loin, sans s'imiscer dans sa vie. Pourtant, ce n'est pas l'envie qui lui manquait. Elle aurait tout donné pour faire partie de sa vie. Mais il ne le voulait pas, il n'avait jamais voulu.

En partant du jour de leur première rencontre, cela faisait 20 ans, 20 ans qu'ils s'étaient rencontrés. L'eau avait coulé sous les ponts, ils avaient tous deux pris des chemins différents. Ils avaient fait de nouvelles rencontres, et ils ne s'étaient jamais recroisés, bien qu'ils vivaient tous deux sur une petite île, où il était difficile d'éviter quelqu'un.

Le hasard fait parfois bien les choses. Pendant toutes ces années, il n'avait jamais cherché à savoir ce qu'elle était devenue. Car il avait toujours dû enfouir les sentiments qu'il éprouvait, à son égard.

Dans un parc, il promenait son chien, un berger allemand. Soudainement il entendit une voix. Pas n'importe laquelle : la sienne. Cette voix l'appela, du moins par son prénom. Il s'arrêta net. Son sang se glaça. Cela faisait tellement longtemps qu'il ne l'avait pas entendue, que tout remuait à l'intérieur de lui.

Il se retourna lentement, et il l'aperçut, au loin. Ce n'était plus la petite fille rondelette qu'elle était à l'époque, elle avait minci mais ses cheveux longs restaient aussi beaux que dans son souvenir. Elle était en train d'appeler un bambin qui courait ; il descendait la pente pour essayer de toucher les chiens d'autres promeneurs.

Ainsi, elle appela : "Teddy, Teddy, Teddy arrête toi, bon dieu". Et il comprit. Elle avait donné son nom à son fils. Il se souvint vaguement d'une promesse qu'elle avait faite, si elle et lui ne pouvaient être ensembles, de donner son nom à au moins un de ses enfants.

Si elle ne pouvait pas l'avoir lui dans sa vie, elle garderait son prénom ancré dans sa vie, à tout jamais. Il n'aurait jamais crû qu'elle le ferait, pas une seule seconde. Le bambin arriva à sa hauteur, il attrapa la fourure du berger allemand, commença à y poser sa tête et à le caresser.

Elle arriva à grandes enjambées, "Teddy, tu n'es pas croyable" dit-elle, puis elle s'excusa auprès du maître du berger allemand. Quand elle releva les yeux, pour tomber nez à nez avec son amour de jeunesse, elle s'interrompit dans ses excuses. Il y eut un moment de silence.

Elle décida d'ouvrir sa bouche, après s'être longuement abandonnée, dans ce regard brun et tendre qu'elle reconnaissait. Elle s'excusa à nouveau, précipitament, sans s'arrêter cette fois. Elle saisit la main de son fils, et se retourna pour partir; loin de lui, loin de son passé, loin de cet amour impossible.

Des larmes commencèrent à jaillir de ses yeux, et il l'attrapa par le poignet avant qu'elle ne disparaisse. Elle se fit volte face et ce fut son tour à lui, de s'excuser. Pas pour les mêmes raisons. Il lança simplement : " Excuse-moi pour tout, j'espère que tu es heureuse maintenant". Il aurait voulu ajouter "sans moi", mais ne se le permit pas.

Il n'avait rien fait pour la retenir. Ni il y a 20 ans, ni aujourd'hui. Il n'avait pas le droit de la retenir, car il n'avait pas fait d'efforts pour elle, il ne s'était pas battu. Pourquoi changer cela aujourd'hui ? Elle avait l'air heureuse. Il n'avait aucun droit à s'immicer dans son bonheur apparent. Il caressa les cheveux du bambin, saisit la laisse de son chien, se retourna et partit.

Elle aurait tant voulu le rattraper, l'implorer de rester. Car elle l'aimait toujours, et cela ne l'avait jamais quitté. Ni hier, ni maintenant, ni demain. Elle avait apprit à vivre avec son coeur fantôme.