Chapitre 5
Août 2025
(Elïo - 6 mois)
Je pousse la porte d'entrée de notre modeste maison, pénètre dans le vestibule et délaisse mes chaussures d’un geste négligent. Le porte-manteau accepte sans broncher mon costume trempé ainsi que ma cravate diabolique. Quelle idée ai-je eu ? J'aurais pu la retirer bien plus tôt.
Le séjour est calme et, malgré l’heure avancée, la luminosité de ce début de mois d'août éclaire la pièce au travers de la baie vitrée. Bien installé dans son cosy, je dépose Elïo au milieu du séjour puis me dirige vers la cuisine ouverte, attrape un verre et le glisse sous le robinet. Sans interruption l’eau froide s’écoule. L’esprit naviguant avec aléa dans les nuages, je ne remarque pas le débordement.
- Vous êtes rentrés ? interroge une voix familière à l’autre bout de la maison.
Je secoue la tête et reprends mes esprits.
- Oui, c’est nous, dis-je en appuyant sur la poignée du mitigeur.
- Ça s'est bien passé ?
D’un coup sec, j’ingurgite une lampée et me remémore la consultation. Hormis quelques moments de gêne, je suppose que je peux répondre par l’affirmative.
- Oui.
Le craquement du parquet me parvient depuis le couloir. Les bruits de pas décidés de Julie se font de plus en plus proche. Vêtue d’une tenue décontractée, elle apparaît dans le séjour armé d’un air interrogateur.
- Oui ? C’est tout ?
Elle me connaît trop bien. Un simple oui de ma part ne peut qu’être synonyme de cachotterie. Ou alors a-t-elle perçu le ton embarrassé dans le timbre de ma voix ?
Je me désaltère à nouveau avec allégresse puis essuie mes lèvres d’un revers de main.
- Oui, ça s’est très bien passé. Elïo grandit bien, mais je n’ai pas pu m’empêcher de faire des miennes.
Notre fils s’éveille tout à coup criard. Son estomac le rappelle à l’ordre.
- Tu m’expliqueras tout à l'heure, je vais faire manger Elïo, j’ai tout préparé. Et toi, profites-en pour aller te doucher. Pourquoi cet accoutrement ? Tu étais à un mariage ?
- N’en rajoute pas. Je voulais donner l’impression d’être un bon père, comme si ma tenue signifiait quelque chose. Tu sais que j’étais stressé de ce rendez-vous.
- Je sais. Allez, va te rafraîchir, on en reparle après.
L’eau froide épouse mon crâne et ruisselle le long de mon corps. J’étire ma nuque dans un sens puis dans l’autre puis offre mon visage au flux rafraîchissant. Mes muscles se détendent. Je reste ainsi cinq minutes avant de sortir de la douche. Une fois séché je me vêts à mon tour d’une tenue d’été.
Dans le séjour, Julie finit de rassasier notre petit monstre. Je dépose un baiser sur chacun de leur front et me dirige au bureau pour répondre à quelques mails professionnels. Quand je réapparais dans la pièce commune, Elïo, dans les bras de sa mère, fait sa plus belle éructation.
- Je crois qu’il est fatigué et qu’il faudrait le changer, me dit Julie.
- Je m’en occupe, gente dame.
Notre poupon dans les bras, je me dirige vers sa chambre pour remplir ma mission. Tout comme son derrière, sa couche est maintenant propre et, dans son lit à barreaux, je le dépose avant de jouer de mimiques avec lui. Sa bouche et ses yeux de couleur ambre me sourient. Il s'endort au son de ma voix après quelques minutes.
Dans le séjour, la télé dévoile le programme du journal télévisé. Des sujets plus ou moins réjouissants sont évoqués. Une entreprise française fait faillite, le soleil est le siège d’éruptions solaires atypiques et le nouveau film de Martin Carlou fait un record au box-office. Ma tendre finit de préparer notre repas tandis que je dresse la table.
- Bon alors, comment s’est passée la consultation ?
- Très bien.
- Mais encore ?
- Tu sais que j’avais peur de ne pas savoir répondre et de passer pour un mauvais père.
- Oui, et je me demande toujours pourquoi.
Cette mésestime est récurrente à mon sujet. Je n’ai pourtant pas la réponse sur l’origine de mes angoisses. Telle est ma nature, mon anxiété est innée, envahissante et souvent infondée.
- Je sais que c’est idiot. Mais cette appréhension couplée à mon imagination… j’ai eu des réponses quelquefois… sortant de l’ordinaire, dis-je en déposant les derniers couverts.
Nous nous installons pour dîner et je lui raconte aussi bien mes exploits que mes pensées saugrenues. Nous rions tous les deux. Le journal télévisé se diffuse en fond : «… c’est la première fois que notre étoile solaire présente ce genre de phénomène…»
- Je me demande encore ce qui a bien pu t'attirer chez moi, plaisanté-je sans plus de sérieux.
- Je ne sais pas, répond Julie en faisant mine de chercher dans sa mémoire, peut-être bien ta spontanéité et ton originalité ?
- De ce côté-là, tu es servie.
- Et toi ?
- Et moi ?
- Qu’est-ce qui te plait chez moi ?
- Chez toi ?
- Chez moi, oui.
Elle me regarde dans le blanc des yeux. Je pourrais lui répondre "tout". Ce mot qui ne signifie rien et beaucoup à la fois, est la première chose qui me vient à l’esprit. Ce serait une réponse facile, mais surtout une réponse commune et c’est tout l’opposé de ce qui me définit.
Julie est belle. Elle n’est pas grande. Elle n’est pas petite. Elle n’est ni mannequin, ni parfaite. Elle est Julie. C’est une personne douce, intelligente et dotée d’une bienveillante franchise. Elle ne connaît pas la sournoiserie ou le mensonge. Son fort caractère me complémente tout comme il peut me bousculer. Nous sommes comme le yin et le yang, le sel et le poivre, l’ombre et la lumière. Physiquement, ses cheveux sont noirs comme ses profondes pupilles et les traits de son visage sont fins à l’image de son petit nez élégant. Elle sait déjà tout ça.
- Tu es aussi sincère que je suis spontané et tu es aussi forte que je suis original. Mais par-dessus tout, tu acceptes ma bêtise.
Nous nous sourions. Dix ans maintenant, que nous nous cotoyons, mais ce petit échange n’est pas exempt d’une certaine pudeur. Notre relation a évolué au fil des ans et ne cesse de le faire, car nous voilà parents d’un petit homme qui, je l’espère, saura nous tirer le meilleur.
La télé continue de déverser ses informations : «… la critique encense aussi bien la réalisation que les acteurs…»
- Le docteur Ravi m’a parlé de la couleur des yeux d’Elïo. Tout va bien concernant son développement sensoriel, mais elle m’a avoué n’avoir jamais vu ça.
- Je n’avais jamais vu quelqu’un comme toi, alors un de plus ou un de moins…
J’exprime un énième sourire.
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