Chapitre 9

8 minutes de lecture

4 février 2025 - 17 heures

Lorsque Julie m’appelle, je me trouve au travail.

  • Julien, viens me chercher, j’ai des contractions qui s’intensifient depuis quelques heures. La maternité est prévenue, on doit s’y rendre le plus vite possible.
  • J’arrive tout de suite.

Aussitôt raccroché, je me lève de la chaise d’un mouvement brusque , contourne le bureau et attrape mon manteau.

  • Vincent, je dois te laisser, j'amène Julie à la maternité.
  • Vas-y, file.

Les couloirs de l’entreprise s’enchaînent et les portes coupe-feu claquent derrière mon passage. Je descends les escaliers quatre à quatre pour rejoindre le rez-de-chaussé sans répondre à certains de mes collègues me demandant où je me dirige avec tant d’empressement.

Une fois sortie du bâtiment, je relève ma manche, mes yeux se portent à ma montre. Nous sommes le quatre février, il est dix-sept heures. De laborieuses opérations mathématiques se multiplient au cœur de mes neurones désorientés. Les contractions de Julie ont commencé vers seize heures, le terme était prévu dans quatre semaines.

Ceinture bouclée, le moteur de la voiture se met à vrombir et je démarre sans attendre. À cette heure-ci, la circulation est dense et je ne peux rouler aussi facilement que je le souhaite.

Mon téléphone sonne à nouveau. Grâce au Bluetooth, je peux répondre à l’appel.

  • Où es-tu ? Je viens de perdre les eaux, dépêche-toi.

La voix de Julie est crispée. Son inquiétude palpable s’ajoute à la mienne. C’est le jour J. Le jour où notre union se concrétise plus que jamais. Cette naissance est le fruit de notre amour, mais surtout d’un miracle, je n’ai donc pas le droit à l’erreur. Je ferai tout pour que cela se passe du mieux possible et ne rien regretter.

  • Je me dépêche, je ne suis pas loin. Courage chérie.

J’arrive à la maison vingt minutes plus tard. Julie est allongée sur le dos dans le canapé, les jambes fléchies. Son visage est ridé et ses mâchoires serrées.

  • Les contractions se rapprochent, gémit-elle.

Tant bien que mal, je l’aide à se déplacer jusqu’au côté passager de la voiture. Nous voilà partis pour l’hôpital distant d’une trentaine de minutes. Les élancements pressants de son abdomen reprennent de plus belle tandis qu’elle se recroqueville sur elle-même

  • Ça continue de s’accélérer Julien… Je ne sais pas si je vais tenir.

Son timbre éraillé m'alarme. Je ne peux ressentir ses sensations et pourtant j’ai l’impression de partager sa douleur. Je lui tends une main pour attraper la sienne.

  • Je suis là, ma chérie, ça va aller.

J'essaie d’être rassurant pourtant, la circulation est toujours difficile. Nous sommes à l’arrêt. L'heure tourne, le GPS annonce encore vingt-huit minutes. J’entends un sanglot. Julie est en train de craquer.

  • Ça va aller Julie, serre mes doigts.

Je compose un numéro de téléphone sur le tableau de bord, celui de la maternité. J’informe la sage-femme du service pour lui préciser la situation.

  • Combien de temps durent les contractions et de combien de minutes sont-elles espacées ? nous demande-t-elle.

Je me tourne vers Julie et répète ce qu'elle murmure avec douleur.

  • Elle a des contractions toutes les trois minutes et elles durent plus d’une minute.

Nous sommes toujours à l’arrêt. Le souffle de la sage-femme me parvient par le téléphone.

  • Où êtes- vous en ce moment ?
  • Au niveau du pont des Archers, après le carrefour qui remonte sur l’allée des Étoiles. Nous en avons encore pour vingt-cinq minutes selon le GPS.
  • OK. Je vais chercher l’obstétricien et j'appelle le SAMU pour vous envoyer une équipe. Nous allons vous accompagner.

Je ne bronche pas. Julie respire de plus en plus fort au moment de ses spasmes.

  • Que dois-je faire ? demandé-je.
  • Garez votre véhicule et allongez votre compagne à l’arrière de la voiture. Avez-vous des serviettes ?

Je réponds par l’affirmative. Le sac pour la maternité était prêt depuis un moment.

Les gémissements de Julie s'accentuent. Elle pleure, se contorsionne, étouffe sa douleur de ses lèvres pincées. Je sens que quelque chose ne va pas. La rapidité des cycles de contraction et les préconisations de la sage-femme ne font que renforcer mes inquiétudes.

Une fois la voiture rangée sur le trottoir, nous nous installons à l’arrière avec difficulté puis je prends le téléphone dans la main.

  • M. Sol. Écoutez-moi. Le travail semble déjà très avancé. Une équipe du SAMU est en route. Je vous passe le docteur Gahel.

L’obstétricien répète ce que sa collègue vient de dire et conclut que l'objectif est de ralentir l'accouchement jusqu’à l’arrivée des secours, mais il n’est pas impossible que le bébé naisse dans la voiture. Je ne suis pas surpris. Je n’ai aucune compétence médicale, pourtant la situation et mon état de concentration font que je suis prêt à tout entendre et à tout faire pour éviter toute complication.

Je ne perçois plus que l'espace clos de la banquette arrière où je suis recroquevillé par-dessus Julie, étendue sur le dos. Nous avons retiré son pantalon et glissé une serviette sous son bassin. Une autre recouvre ses cuisses. Je lui tiens les deux mains. Elle ne manque pas d'écraser les miennes avec force. Le téléphone est désormais en mode haut-parleur, bien calé dans la poche extérieure de ma chemise, pour me laisser libre d'action.

  • Julie, respirez profondément et faites des “hi-hi-hi” au moment des contractions pour ralentir la poussée, préconise le docteur.

Elle tente de contrôler sa respiration, mais dès lors que ses spasmes utérins reprennent son visage se strie, son corps se fléchit et ses doigts broient mes phalanges. Ses mains sont brûlantes.

  • Inspirez et expirez lentement entre chaque contraction, dit le téléphone.

Julie me fixe soudainement. Son front perle de sueur quand ses grands yeux désolés expriment quelque chose qui m’effraie. Des larmes roulent le long de ses joues. Elle murmure qu’elle ne va pas y arriver.

  • Je suis là mon cœur, ça va aller, une ambulance est …

Une gifle percute mon visage. C’est Julie. Ma tête se réaxe. Je constate qu’elle regrette déjà son geste. Son regard est triste. Elle pleure, elle panique. Elle pense qu’elle ne va pas s’en sortir.

  • Je t’aime Julien, bégaye-t-elle entre deux reniflements, mais je ne le sens pas, je ne vais pas m’en sortir. Une chaleur me brûle les entrailles, j’ai l’impression d’être un volcan…

Sa voix vrille. Elle souffle, se crispe de plus en plus fort à chaque accès douloureux. Je me penche sur elle pour attraper son visage entre mes deux mains.

  • Moi aussi, Julie, je t’aime plus que tout. Tu peux me mettre autant de gifles que tu le souhaites, mais tu vas y arriver. Nous allons y arriver. Accroche-toi.

Elle opine en guise de réponse avant de se plier de nouveau.

  • J’ai besoin de pousser, s’étrangle-t-elle.
  • Docteur, les contractions se font toutes les minutes désormais et elle a une envie irrépressible de pousser.
  • Regardez au niveau de son vagin.

Je m’exécute, jette un coup d'œil sous la serviette et déglutis.

  • Je vois la tête du bébé.

Le silence plane quelques secondes. Je me prépare à ce que l’obstétricien va nous annoncer.

  • Julie, Julien, votre enfant va naître dans cette voiture. Je vais vous guider jusqu’à ce que les secours arrivent. Ce moment ne sera pas facile, mais ça va bien se dérouler et il restera gravé dans vos mémoires. Écoutez-moi bien.
  • Nous vous écoutons.
  • Julie, à partir de maintenant, vous allez inspirer, bloquer la respiration et pousser au moment de vos contractions. Vous allez alterner plusieurs cycles de la sorte pour chaque contraction. Entre chacune d’entre elles, vous pouvez respirer normalement et vous relâcher.
  • Oui, docteur…
  • Julien, vous allez appuyer une main contre le crâne du bébé en exerçant une faible pression. Le but est de ralentir et de maîtriser la sortie. Une fois que le plus grand diamètre sera passé, le reste de la tête va glisser rapidement. C’est à ce moment qu’il faudra freiner la progression.

Les minutes sont interminables. Nous donnons notre maximum. Julie alterne les respirations bruyantes et les contractions douloureuses. J’ai l’impression qu’à chaque effort de poussée, elle est sur le point de perdre connaissance. De mon côté, je suis les instructions du docteur et notre bébé progresse jusqu’à ce que j’entrevoie son visage dans son entièreté.

  • La tête est dégagée.
  • Très bien. Voyez-vous le cordon autour du cou ?
  • Oui, je vois le cordon autour de son cou.
  • Y a-t-il plusieurs tours ?
  • Un seul.
  • Essayez de glisser un doigt dessous et de le tirer légèrement vers vous. Est-il lâche ou semble-t-il serré ?

Mon majeur et mon index se glissent sans hésitation sous le cordon.

  • J’arrive à le desserrer
  • Arrivez-vous à le faire glisser autour de la tête ?
  • Oui, j’ai réussi.
  • Très bien, vous vous débrouillez comme un chef. Maintenant vous allez poser vos deux paumes de mains contre les mâchoires du bébé, les doigts en direction de son buste et les pouces autour de chaque oreille.

La description est précise, mais je réfléchis quelques secondes pour bien comprendre la position.

  • Je suis en place.
  • Son corps et ses épaules vont pivoter dans un sens et vous allez accompagner cette rotation sans jamais exercer de traction sur la tête.

La suite de l'opération se déroule exactement comme le précise l’obstétricien. Je continue de me laisser guider par sa voix professionnelle. Les épaules apparaissent, puis l’abdomen et je sens que la pression dans le ventre de Julie se relâche, tout comme ses traits.

Nous terminons l’accouchement sur la même continuité. Mes mains sont moites, mon rythme cardiaque est rapide et je tiens avec fébrilité le petit corps de notre enfant. Étrangement, je le trouve bouillant, mais ce qui m’inquiète le plus est l'absence de son et de tout mouvement. Sa teinte est rougeâtre, presque violette, ses paupières boursouflées sont totalement fermées. Une angoisse viscérale naît dans mes entrailles. Soudain un geignement fugace s'échappe de ses poumons et ses grands yeux ronds se posent sur moi. Je larmoie, tremble des quatres membres tandis que ma salive s’échappe de mon sourire béat et que le regard circonspect du petit être, calé entre mes doigts hésitants, me déstabilise par son intensité.

Je continue de suivre les instructions : à l’aide d’une serviette, je sèche le nouveau venu, l’enroule dedans et le dépose contre Julie qui oscille entre les pleurs et les rires. Elle ne cesse de sangloter. De mon côté, je me laisse choir sur la banquette arrière, une main posée sur sa cuisse. Le docteur Gahel nous félicite. Entre deux respirations saccadées, je le remercie à plusieurs reprises pour tout ce qu’il a fait. C’est à ce moment que l’équipe médicale du SAMU nous rejoint. Ils emmènent Julie et notre nouveau-né dans l’ambulance pour les transporter à la maternité.

Au milieu de la dense circulation, le véhicule de secours slalome pour se tracer un chemin. Je les vois disparaître petit à petit. Un long soupir m’échappe. Notre voiture est garée à moitié sur la chaussée. Tout autour, le bruit des moteurs thermiques est omniprésent et le froid attaque mes mains éprouvées, recouvertes de sécrétions sanguinolentes. Mes jambes vacillent. Je décide de m’asseoir sur la banquette arrière avec la portière ouverte côté trottoir. Certains passants, témoins de l’événement, osent un regard attendrissant à mon égard. Je n’ai plus assez de force pour leur faire leur rendre la moindre attention. Ainsi je souffle, inspire profondément pour gonfler au maximum mes poumons avant d'évacuer toute la tension accumulée. Les derniers rayons du soleil pénètrent au travers des vitres de la voiture. Je sens cette tiédeur s'estomper peu à peu sur mon visage.

La dernière heure se matérialise dans mes pensées et je réalise un peu plus ce que nous venons de réaliser. La situation a été difficile. Je ne suis ni médecin ni sage-femme, je n’ai jamais vécu de pareille aventure, mais je crois qu’on a réussi. Quatre semaines d'avance. Moins d'une heure trente d'accouchement. Notre enfant était pressé de nous rencontrer.

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