Chapitre 11

6 minutes de lecture

Octobre 2025

(Elïo - 8 mois)

  Nous avions peu reparlé de cette péripétie. L’aventure de parents commençait dès les premiers instants, et je crois qu’hormis le dénouement heureux, nous voulions oublier cette épreuve difficile. Je suis bien conscient que la situation a été hors du commun et que j’ai su garder un certain sang-froid, mais Julie me renvoie au paradoxe que je suis : malgré mes appréhensions permanentes, je réagis avec calme en cas d’imprévu. Comme si mon imagination tourmentée m’apportait une forme d’expérience préalable. Comme si cette tension interne s'évaporait le moment venu pour laisser place à une assurance à toute épreuve.

Nous terminons le repas par une pêche blanche rôtie, assaisonnée de poivre rouge et accompagnée d’une glace au sureau. Je dois dire que, malgré mon malaise initial, j’ai pris un certain plaisir à déguster ces mets raffinés.

Il est bientôt vingt-deux heures quand nous rejoignons la voiture. Je tapote sur mon téléphone pour prévenir mon père que nous prenons le chemin du retour. Nos ceintures sont bouclées lorsqu’il me répond avant même que je ne démarre : La soirée s'est bien passée, hormis un petit incident. Mais Elïo va bien. Il dort. À tout de suite.

Je partage le message à voix haute pour Julie.

  • Vu la tournure de la phrase, j’en déduis que l’imprévu en question concerne Elïo, non ?
  • Je ne sais pas, souffle-t-elle. Il va bien, nous dit ton père, alors on se détend, Julien.

Elle pose une main sur ma cuisse. Je m’attarde sur ses longs doigts. Aucune trace de manucure ou de quelconque artifice, ils sont parfaits au naturel. Fins, délicats et soyeux. Pourtant, une force de caractère bien trempée se cache derrière leur écorce d’apparence fragile. C’est ma Julie, belle, authentique et sanguine. Mon regard glisse jusqu'à son visage lumineux. Sa bouche délicieuse me sourit, puis, sans que je n’ose esquisser le moindre mouvement, elle m’offre le plus tendre des baisers. Désarmé, l’esprit embué par l’ardeur de mes pulsations, je fusionne avec ses lèvres sucrées. J’en voudrais plus, mais Julie se retire. Son expression est douce et légère. Son tempérament est bel et bien aux antipodes du mien. Elle dispose de cette insouciance, de cette tranquillité d’âme, résultat invariable de son difficile passé, rendant le quotidien à ses côtés riche de sérénité.

  • Allez, rentrons, ne faisons pas attendre ton père.

Le présent refait surface. Alors que nous avons partagé un bon moment en tête-à-tête et que Julie ait tout tenté pour me rassurer, je reste inquiet par le massage de papa et réponds tel un enfant :

  • Accroche-toi, je mets les gaz !

Cette expression ne me sied guère, puisqu’en réalité, mon compteur n'a jusqu’alors jamais dépassé les limitations. Mais cette fois, j’aspire à un retour dans les plus bref délais. J’ose mettre le limiteur de cinq kilomètres au-dessus de la vitesse autorisée. Je souhaiterais éviter une amende malgré tout et cette marge, tolérée par les forces de l’ordre, me procure ce frisson épidermique réservée d'ordinaire aux délinquants.

Nous débouchons une demi-heure plus tard à la maison. Après avoir poussé la porte d’entrée, j’aperçois papa, assis dans le canapé à faire ses mots fléchés.

  • Ah, vous voilà ! Comment était ce repas ?

Je tente de garder contenance. S'il y avait eu un gros souci, il me l'aurait dit sans attendre. Je pense. J’espère. Donc je suis ? Non, je digresse, encore. Faisons mine de ne pas avoir lu son message. Faisons mine de rien tout court. Soyons D.E.T.E.N.D.U. En déposant mon pardessus sur le portemanteau d’un geste nonchalant, je lui réponds d’une lèvre maniérée.

  • Excellent, père. Nous nous sommes régalés. N’est-ce-t-il pas très chère ? ajouté-je en me tournant vers Julie.
  • Oui, Julien…
  • Quand est-il de votre côté ?
  • Tu me vouvoies maintenant, mon fils ?
  • Pardon. Quand est-il de ton côté ?
  • Une soirée assez tranquille. Enfin moins tranquille que d’habitude avec Elïo qui court en tout sens.

Je ne sais pas pourquoi, mais je manifeste un rire forcé et étrangement long. Celui-là même que l’on voit dans les maisons bourgeoises d’antan. Un rire d’aristocrate hypocrite.

  • Il ne manque pas de vivacité, cet enfant. Cela dit, on sait de qui il tient.

Mon rictus insupportable récidive.

  • Julien, tu veux bien t’exprimer normalement, s’agace Julie en finissant de se dévêtir derrière moi. S’il te plaît.
  • Tu es sûr que tout va bien, mon fils ?
  • Oui, père.
  • Depuis quand tu m'appelles père ?
  • Oui, papa.
  • Ah, je préfère ça.
  • Et donc ?

Je guette toute attitude, toutes rides, tous froncements de sourcils qui pourraient trahir mon père. Rien ne vient. Je voudrais continuer de faire comme si de rien n’était, mais mon attitude est l’inverse total d’une personne décontracté sans compter que ma gestuelle me trompe. Figé dans le séjour face à lui, sans un mot, je me gratte le menton jusqu’au sang de nervosité.

  • Tout va bien, mon fils ?
  • Ton fils se demande si Elïo est indemne, annonce Julie en déposant un baiser sur ma joue.
  • Oh oui ! Le p’tit bougre va très bien. Il se requinque dans son lit.
  • Tu ne m’as pas écrit qu’il y avait eu un incident ?!
  • Si, tu as raison ! Ça m'est presque sorti de la tête. Rassurez-vous, rien de grave, Elïo est indemne, mais nous avons commis une bêtise tous les deux. En fait, le principal fautif c’est moi bien sûr.
  • Peut-on savoir de quelle bêtise il s’agit ?
  • C’était juste avant de coucher Elïo. Il était sur son tapis de sol, dans le parc à côté du canapé. Je n’ai pas l’habitude de votre bouilloire et, en me préparant une tisane, j'ai un peu trop fait chauffer l’eau. J’ai posé la tasse bouillante sur la table basse, puis je suis allé aux toilettes et…

Tandis que j'imagine déjà les issues possibles à cette introduction, je crois les bras et fronce les sourcils. Julie, elle, prête peu d’attention à l’histoire et se dirige vers les chambres.

  • Et ???
  • Depuis les cabinets, c’est là que j’ai entendu un bruit d’un objet qui se casse et je me suis précipité vers le salon où j’ai trouvé Elïo trempé avec les restes de la tasse aux pieds.

Mon cœur s’accélère.

  • Tu l’aurais vu avec son doigt dans la bouche. Il me regardait avec sa frimousse dégoulinante de tisane et la mine de celui qui sait avoir fait une bêtise, mais il ne pleurait absolument pas.
  • Il n’a pas pleuré ?
  • Pas du tout. Il m’a même laissé son plus beau sourire quand je me suis approché pour vérifier l’absence de brûlure. Sa peau était intacte et douce comme du coton.

J’inspire un grand coup. Julie revient vers nous.

  • Comment va Elïo ?
  • Il dort paisiblement.

Je me retourne vers papa. Je suis partagé entre exaspération et énervement.

  • Tu aurais pu nous le dire !
  • J’ai eu le palpitant prêt à exploser quand j’ai vu la scène mais, puisque tout allait bien, je n’ai pas voulu vous inquiéter…

Je me tiens le front d’une main. Le carrelage m’accapare et je réfléchis une seconde avant d’admettre son argument.

  • Oui, je comprends. Excuse-moi de m’emporter. La tisane ne devait pas être si chaude que ça.
  • Ça, je peux t’affirmer qu'elle était brûlante quand je l’ai déposée. Mais je ne pensais pas que votre petit monstre pourrait escalader le parc une fois que j’aurai eu le dos tourné.

Je regarde mon père et je me détends. Je ne lui en veux pas. Elïo n’a que huit mois et il n’est pas habituel qu’un enfant de cet âge soit responsable de ce genre d’incident.

  • Bon ce n’est pas grave. Où en es-tu des mots fléchés ? Tu as besoin d’un coup de main d’un professionnel de la langue française ?
  • Un professionnel de la langue française ? J’aimerais bien voir ça. Allez, approche mon grand.

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