Chapitre 20
Octobre 2030
“... C'que j'voulais te dire
Reste sur des pages blanches
Sur lesquelles je peux tirer un trait
C'était juste hier
Tu ne m'as pas laissé le temps
De te dire tout c'que je t'aime
Et tout c'que tu me manques
On devrait toujours dire avant
L'importance que les gens prennent
Tant qu'il est encore temps
Mais tu ne m'as pas laissé le temps… ”
J’augmente le volume des enceintes sonores. Un courant sinue dans l'intrégralité de mon corps. Nous sommes vendredi après-midi, je profite du télétravail pour écouter en boucle cette magnifique chanson écrite et interprétée par David Hallyday. Je ne m’en lasserai jamais. Barbées par mon ordinateur professionnel, mes pensées se perdent dans le passé, les souvenirs, dans la joie et la douleur.
Le refrain résonne. Mon cœur vibre. Il se serre et chancelle tandis que l’émotion déborde au coin de mes yeux. Ces mêmes larmes vous diraient que papa est parti trop tôt. Je ne peux le nier. J’aurai troqué beaucoup de choses futiles de mon quotidien pour lui offrir quelques années, mais il s’en est allé sans regret et heureux. C’est tout ce qui compte. On entend parfois certains ingrats suggérer qu’il ne fait pas bon prendre de l'âge. Je ne suis pas d’accord. C’est une bénédiction, une faveur de la vie, car nombre de personnes n’auront pas cette chance-là. Celle des doigts cagneux, des pieds vrillés, des maux grinçants et de la grâce arthrosique. Celle de profiter des siens, de ses amis, de ses enfants devenus grands, de ses petits-enfants convertis en pirates, princesses ou tout autre personnage sorti tout droit de leur imagination sans bornes. Celle de poursuivre son existence tout simplement. En ce sens, je me sens reconnaissant, car à l'inverse de pauvres gens, le sort a laissé à mon père ce luxe-là de pouvoir vieillir en bonne santé, tout du moins avant que le spectre de la maladie ne le hante et l'emporte à jamais. Nous avons ainsi pu partager de belles choses. J’ai grandi, me suis construit à ses côtés. Je l’ai vu, certes, diminuer, régresser et perdre en capacité, mais surtout j’ai eu la chance de lui avouer l’importance qu’il occupait dans ma vie. Maintenant qu'il prospère tout là-haut, je réalise que, peut-être, ce n’était pas assez. La pudeur, la paresse, la procrastination, la retenue, l’orgueil - que sais-je ? - autant d’arguments illégitimes pour enterrer l’expression de nos sentiments enfouis sous une chape d’idiotie. On ne mesure réellement la valeur des choses que lorsqu’on les perd à jamais. C’est le propre de l’homme. L’évidence danse sous nos yeux indifférents à la richesse de nos acquis. On préfère trop souvent s'apitoyer sur nos déboires dérisoires. Je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais je reste lucide et redevable de cette fortune qu’on nous a octroyée.
Le fait que papa ait contribué à l’éclosion Elïo pour ces premières années me réconforte d’autant plus. Ils ont vécu des expériences, ont ri, se sont chamaillés, se sont aimés. Ils étaient inséparables.
Notre petit garçon a été très affecté par sa disparition. Il gardera le souvenir d’un papi aux blagues absurdes, d’un papi riche d’enseignement, de celui qui l’a initié au soin des végétaux.
Perdre un grand-parent n’est jamais facile, mais c’est dans l’ordre des choses. À cet âge, on pleure toutes les larmes de son corps, et puis on se remet vite. La vie continue. Cela va faire deux mois maintenant que papa nous a quittés. Pourtant, malgré les capacités d'adaptation des enfants, j’ai le sentiment que quelque chose a changé chez notre fils. Il reste un petit bonhomme souriant, plein de gaieté et porté par sa curiosité. C’est un amour, mais il présente parfois de brefs moments d'absence, des épisodes d’introspection brusques et profonds. Il jette un regard froid droit devant lui, sans un mot, et puis il reprend ses activités comme si de rien n’était. J’ai le sentiment qu’il y a une corrélation entre ces événements-là et ses prémonitions. Il y a quelques mois maintenant, lors d’une promenade dans un champ de tournesol, il a senti l'âme de Christian s'éteindre. Ou pressenti, je ne sais pas vraiment comment le formuler. Plusieurs récurrences avaient déjà eu lieu par le passé, mais, avec Julie, nous ne les avons considérées que tout récemment. Peut-être a-t-il un don ? Se pourrait-il qu’il voie l’avenir ? J’imagine tous les avantages que cela nous procurerait. Nous pourrions devenir célèbres ? Riche ? Anticiper les catastrophes ? Devenir des supers héros ? Diriger le monde ? Je soupire et ris en même temps devant mon ordinateur. Ma fantaisie débordante est revenue, signe de mon deuil allégé. Le souvenir de papa entraîne malgré tout un pincement douloureux dans ma poitrine, mais je me sens apaisé.
Mon portable sonne à ce moment-là. C’est Julie.
- Julien ?
- Oui, dis-moi ?
- Tu peux aller chercher Elïo à l’école s’il te plait ?
- Euh oui… Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Je n’ai pas tout saisi, mais il se serait battu avec un camarade.
- Non ?!
- Si.
- Non, pas Elïo.
- Si ton fils, notre fils, Elïo.
- Comment est-ce possible ? Je ne comprends pas…
- Écoute, je ne peux pas te garder plus longtemps au téléphone. Va le chercher, il doit y avoir une explication.
- Oui, oui, je vais le chercher de ce pas.
- Et ne sois pas trop sévère avec lui. Perdre son grand-père l’a peut-être affecté plus durablement que nous le pensions.
- On va discuter, mais ne t’en fais pas. Je vais lui apprendre à améliorer ses uppercuts pour régner sur la cour en maître.
Le bip du téléphone retentit. Je plaisantais bien sûr, j’espère qu’elle l’a compris.
Je reste pantois devant mon ordinateur. Mon petit Elïo… On a tous désiré, au moins une fois, enfiler un costume de souris pour suivre nos enfants en collectivité. On ne s’imagine pourtant pas une seule seconde à quoi ils se heurtent. Le milieu scolaire, tout berceau bienveillant qu’il est - de l’apprentissage, des découvertes et des interactions sociales - nous confronte aussi aux limites de la vie en communauté. Je sais bien de quoi je parle. Pendant mon cursus, j’ai souvent été pointé du doigt, mis à l’écart par mes camarades si bien qu’avec le temps, je m’étais éloigné de mon propre chef des regroupements. Je peux le comprendre, je posais des questions étranges, je tergiversais et disais des choses qui paraissaient insensées ou hors du cadre de la discussion. Cette facette-là ne s'est pas tellement arrangée depuis, mais à l'époque la solitude s'alliait bien avec mon imagination extravagante.
Je souhaite pourtant que mon fils ne traverse pas les mêmes difficultés. Lui faire sauter la grande section de maternelle et passer directement en CP n’a certainement pas aidé. Certes, il sait déjà lire et commence à écrire. Il s'ennuyait en classe, nous avait-il rapporté l’an dernier, et sa maîtresse nous l'avait confirmé à plusieurs reprises. Alors, après en avoir discuté avec lui et l’équipe scolaire, nous avons convenu de lui faire sauter une année. Cette altercation à l’école me fait douter un peu plus de ce choix. Il a perdu ses repères et surtout ses copains, restés à l’école maternelle.
Je repense à ce soir-là, à table, où il nous raconta sa journée. Comme tout parent nous sommes plus que curieux de découvrir les aventures de notre enfant. Le nôtre est un pipelet. Il ne se fait pas prier pour nous conter ses exploits, mais, cette fois-là, il y a deux semaines, il se montra, fourchette dressée en main, moins enjoué que lors des précédentes occasions.
- Je ne suis pas comme les autres, nous dit-il de but en blanc.
Je me tournai vers Julie d’une rotation mécanique de la nuque. Par l’intermédiaire de fines expressions faciales, nous nous interrogions du regard. À son froncement de sourcil, ma mastication s’accéléra.
- Que veux-tu dire Elïo ?
- C’est les autres qui l’ont dit.
- Qui sont ces “autres” ?
- Les garçons de ma classe. Ils ont dit que j’étais un robot. Que mes yeux n’étaient pas humains et qu'il ne fallait pas traîner avec moi.
Mes oreilles grincèrent. Dans le miroir de ma chair surgirent les vertiges du passé. Ce que j’avais subi dans mon enfance, je l’avais enduré et accepté. Mais l’écho des paroles de mon fils faisait renaître une forme de colère tortueuse dans mon estomac. J’attrapai son avant-bras. Ses pupilles ambrées m’interrogèrent. C’est vrai, ses iris sortent de l’ordinaire, mais je ne pouvais pas laisser penser de telles bêtises.
- Tes yeux sont uniques Elïo. Mais tout le monde, même tes camarades de classe, a quelque chose d’unique qui lui est propre ! Tu es différent, ils sont différents, nous sommes tous différents. Papi te dirait : “ C’est dans nos nuances que la beauté prend tout son sens”[1], il ne cessait de me le répéter à ton âge. Alors, n’écoute pas ces bêtises et prouve-leur petit à petit, que malgré tout, tu es comme eux.
J’avais parlé fort, vite et d’une voix ferme, emporté par l’urgence de rassurer mon petit. Lui et sa mère me regardaient avec étonnement.
- Ce que veut te dire papa, c’est que tes yeux sont spéciaux, Elïo, mais ils n’ont rien d’anormal. Tu n’auras qu’à aller voir tes camarades pour leur expliquer. Ou alors mieux, tu peux jouer leur jeu et leur dire que tu t’en serviras pour les protéger en cas d’attaque extraterrestre.
La mine d’Elïo s'était illuminée instantanément.
- Oui, maman, tu as raison ! Et toi aussi, papa, même si tu m’as fait un peu peur.
Nous avions échangé un nouveau regard avec Julie. Ses lèvres incurvées ne cachaient pas sa fierté. Elle avait trouvé les mots justes. La frustration m’avait fait passer à l’inverse pour un papa hystérique. Je ne serai jamais comme le mien, calme et rassurant à la fois. Je suis tel quel. Mais l’intelligence et la douceur de ma chérie seront toujours là pour m’épauler.
[1] Citation de Zohra Aaffane
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